Afghanistan

Petites filles à vendre

Elle était tout juste pubère quand son père l’a mariée à un voisin. D’autres se retrouvent « fiancées » dès la petite enfance. Dans les villages reculés et les camps de déplacés, les familles pauvres sacrifient leurs filles pour repousser le spectre de la famine, s’offrir un peu de charbon, des médicaments… Après des années de guerre et de sécheresse, elles survivaient tout juste. L’arrivée des talibans leur donne le coup de grâce : les caisses de l’État sont vides et l’aide internationale insuffisante. Nos reporters révèlent un trafic insoutenable.

Le père de Fatima ne la nomme jamais. Pour évoquer sa fille de 13 ans qui se tient à ses côtés, immobile sous un voile bleu, il se contente de la désigner d’un vague geste de la main. En ce début de décembre, un froid mordant s’insinue dans les maisons en torchis du camp de déplacés de Bagrami, à une vingtaine de kilomètres à l’est de Kaboul. Il y a deux mois, sa mère a remis à Fatima son petit baluchon en pleurant. Juste comme ça, en quelques mots entrecoupés de larmes, l’adolescente a appris qu’elle avait été mariée.

La cérémonie, appelée « neqah », s’est déroulée en son absence. Une « affaire d’hommes », selon son père, au cours de laquelle Fatima fut, contre une dot de 400 000 afghanis, soit 3600 euros, cédée à un voisin ayant le double de son âge. Pas de fête ni de cris de joie, quelques bonbons jetés aux enfants. Deux jours plus tard, la jeune mariée parcourait sous une burqa les quelques mètres la séparant de son nouveau foyer.

Ses frères et ses sœurs lui manquent, dit-elle, mais il fallait bien les nourrir… À ses yeux, cette union forcée n’est pas un sacrifice ; plutôt une fatalité, contre laquelle il ne servirait à rien de lutter. Quand on tente de l’interroger davantage, la jeune fille rougit et plonge sous son voile. « Elle n’est jamais allée à l’école, intervient son père. Elle est timide. » En l’absence du mari, parti à l’hôpital, c’est lui qui parle au nom de Fatima. Jusqu’à l’âge de 10 ans, précise-t-il, elle était autorisée à se rendre à la mosquée et à aller chercher de l’eau.

« Après, les femmes n’ont plus le droit de sortir. C’est la tradition. »

— Wali Khan, père de Fatima

Depuis trois ans, le quotidien de Fatima s’étire donc entre quatre murs. Sa grand-mère, Bibi Zara, s’est installée temporairement avec elle, chez son mari, pour lui enseigner les rudiments de la vie d’épouse : passer le balai, faire bouillir de l’eau pour le thé, et ces secrets de femmes dont on ne parle jamais devant les étrangers. « Moi, soupire la vieille dame, j’ai été mariée à 7 ans. Je ne me souviens de rien et c’est sans doute mieux ainsi… »

Originaire de la province du Helmand, la famille s’est réfugiée à Kaboul il y a une dizaine d’années. Comme des milliers d’habitants des zones rurales du sud de l’Afghanistan, elle fuyait la guerre opposant ceux qu’on appelait alors « les insurgés islamistes » aux forces de l’OTAN. Privé de ses terres, le père n’a cessé d’emprunter pour nourrir ses quatre femmes et leurs vingt-deux enfants. C’est pour payer les traites qu’il a d’abord cédé l’une de ses quinze filles à un créancier. Depuis quatre ans, chaque hiver, il en marie une autre. « Je n’ai rien, martèle-t-il. Rien, à part elles. » Celles qui comptent si peu sont cyniquement devenues sa seule richesse. À en croire le malek Al Haddad, responsable du camp, le nombre de mariages conclus en échange du « toyana », cette somme versée par la famille du marié, a doublé depuis l’année dernière. « Il n’y a pas un foyer qui n’ait ce projet pour passer l’hiver », affirme-t-il, chassant à coups de chapelet la horde d’enfants qui l’entoure. L’offre surpassant la demande, le problème, selon lui, serait de trouver preneur. Dans ce pays qui échappe aux statistiques, les témoignages recueillis sur le terrain sont les seuls indicateurs permettant de mesurer l’ampleur du phénomène.

Ici, c’est une veuve qui a promis sa fille de 3 ans à un cousin éloigné contre une avance de 100 000 afghanis. L’argent, aussitôt englouti, a servi à l’achat de médicaments pour soigner une aînée malade, et décédée depuis. « J’ai tout perdu », sanglote la mère, car l’accord passé prévoit que l’enfant rejoindra sa belle-famille avant son dixième anniversaire.

Là, c’est une fillette de 7 ans qui s’apprête à partir pour convoler avec un inconnu de la province de Kandahar. « Quand elle a compris que je l’avais mariée, elle s’est mise à pleurer en me suppliant de ne pas l’abandonner. J’ai tellement honte ! » murmure la mère en se cachant derrière ses mains. Désespérée, elle tente de repousser l’échéance et invente chaque mois une excuse pour garder l’enfant auprès d’elle.

Quelques maisons plus loin, Madina se présente, gracile, arrachée à sa mère la veille de ses 9 ans. Dans sa nouvelle famille, la fillette refusait obstinément de se nourrir, se laissant mourir à petit feu. « J’étais malade de ma maman », chuchote-t-elle en se glissant sous le voile de celle-ci.

Craignant pour sa santé autant que d’avoir fait un mauvais investissement, ses beaux-parents ont accepté de la renvoyer temporairement chez sa mère, moyennant un acompte versé par un oncle. Il reste moins d’un mois pour racheter sa liberté et rembourser l’intégralité de la dot perçue : plus de 1800 euros, une fortune. Ce délai écoulé, Madina devra retourner dans cette maison qui lui donne des cauchemars.

Les mariages forcés n’ont rien d’inhabituel en Afghanistan, notamment dans les zones rurales où l’on évoque volontiers le poids des traditions, l’honneur des familles. La pratique se généralise alors que le pays s’enfonce dans une crise humanitaire sans précédent, provoquée en partie par le gel des réserves de la Banque centrale afghane par les États-Unis, et par l’embargo empêchant que des aides internationales soient délivrées. Ce ne sont plus des familles qui s’unissent mais des filles que l’on vend, le plus souvent à crédit. L’économie misérable d’un État en quasi-faillite.

Pour Zabihullah Mudjahid, porte-parole des talibans, il ne s’agit pourtant que d’un épiphénomène monté en épingle par les médias : « Il y a très peu de cas, et nous envoyons des mollahs expliquer à la population qu’il ne faut pas marier les filles trop jeunes. » Quel est donc, selon l’émirat islamique, l’âge acceptable ? Est-il toujours fixé à 16 ans ? « Nous n’avons pas encore statué sur ce point, répond l’émissaire. Il sera spécifié dans la prochaine Constitution. » Depuis trois mois que les talibans sont au pouvoir, le sort des femmes est maintenu dans un flou volontaire.

Geste de grande largesse, par un décret en date du 3 décembre, le mollah Hibatullah Akhundzada, chef suprême des talibans, demandait au gouvernement de « prendre des mesures sérieuses pour faire respecter les droits des femmes », rappelant au passage qu’elles n’étaient pas des « propriétés » mais bien des « êtres humains ». La précision n’est sans doute pas inutile dans ce nouvel Afghanistan où la Commission indépendante des droits de l’homme, considérée comme un outil de propagande occidentale, a été fermée, et où le ministère des Droits de la femme est devenu celui « de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice ».

Pour la communauté internationale, le dilemme est infernal : faut-il composer avec les talibans, en espérant les voir s’ouvrir, ou renoncer à aider une population au moment où elle en a le plus besoin ? Dans le dédale des ruelles boueuses du camp de Bagrami, établi au début des années 2000, les conditions de vie des 700 familles n’ont cessé de se dégrader au fil des ans. Chaque mois, un ou plusieurs enfants sont enterrés, morts de froid, de faim ou de maladie, dans l’indifférence presque générale. « Les ONG sont parties, les talibans sont invisibles », déplore le malek Al Haddad. Accompagné d’une délégation, l’homme s’est rendu au ministère des Réfugiés et du Rapatriement : « On nous a répondu que les caisses étaient vides, qu’il n’y avait même pas de quoi payer les fonctionnaires. Alors, nous… » La semaine dernière, poursuit-il, un père a assassiné l’un de ses enfants et sa femme enceinte, affolé à l’idée de devoir nourrir une bouche supplémentaire. Il montre la terre retournée là où l’homme a enseveli leurs deux corps avant de se dénoncer. Depuis cette tragédie, il réfléchit à organiser une manifestation, refusant de regarder les siens agoniser en silence : « Sans aide, cet hiver va tous nous engloutir vivants. »

Maintenant que les bourrasques de la guerre ont cessé, les souffrances du peuple afghan apparaissent sous leur jour le plus cru. Dans son antre sombre, Aklima, 15 ans, se repose sous une couverture ; ses quatre enfants se pressent à ses côtés, couvée de poussins frigorifiés.

Il y a quatre jours, elle a accouché d’un dernier-né, à même le tapis qui recouvre le sol de la pièce unique. Ce sont les hommes, toujours eux, qui racontent son histoire, celle d’une petite fille originaire des montagnes de l’Ourozgan, mariée à 10 ans. « Son père avait besoin d’argent et ma femme était vieille. Il fallait quelqu’un pour s’occuper de la maison », détaille son beau-père, Abdul Bassem, qui l’a achetée 150 000 afghanis, l’équivalent de 1300 euros. « Quand elle est arrivée, se souvient-il, elle était si timide qu’elle n’osait pas manger devant nous. Elle a mis des mois avant de prononcer un mot. » L’homme croit nous rassurer en précisant que son épouse a gardé la mariée une année auprès d’elle avant de l’envoyer rejoindre le lit de leur fils. Aklima n’avait que 11 ans… Aux premières règles, elle est tombée enceinte. Depuis, elle ne cesse d’enfanter.

Le contrôle des naissances est un concept qui fait d’abord rougir, puis sourire. « Ce sont nos femmes qui veulent beaucoup d’enfants », assure le beau-père. Aklima se tait. Son urgence est d’allaiter. Toute la journée, elle s’acharne à tordre ses seins désespérément vides. Pour tromper la faim du bébé, elle n’a que de l’eau chaude à offrir.

« La guerre est terminée, mais nous sommes encore plus pauvres qu’avant, soupire le beau-père dépité. La sécurité est meilleure, c’est vrai. Mais s’il n’y a pas de vols, c’est qu’il n’y a rien à voler. »

Le retour des talibans est un non-évènement pour Aklima, cloîtrée sans radio ni téléphone. Sa connaissance du monde se résume aux bribes que lui en rapporte son mari, cireur de chaussures dans les rues de Kaboul. Récemment, elle l’a entendu confier à son père qu’une patrouille lui avait ordonné de ne plus se raser. Un mari désormais barbu, seul changement dans son immuable existence. Ce soir, il rentre avec un morceau de pain et quelques pommes de terre, unique pitance glanée pour l’unique repas de la journée. À son tour, il s’épanche sur la dernière grossesse d’Aklima, au cours de laquelle elle est tombée malade : « Nous avons dû trouver de l’argent pour acheter des médicaments… » Son regard se pose sur leur fille aînée, Kamila. L’histoire, implacable, se répète : pour que sa mère survive, l’enfant de 3 ans vient d’être vendue.

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