La Presse au 77Festival de Cannes

L’ombre de #metoo plane sur Cannes

Cannes — Pendant que les stars défilaient sur le tapis rouge mardi soir – Emmanuelle Béart, Xavier Dolan, Jane Fonda, et bien sûr Meryl Streep, qui a reçu des mains de Juliette Binoche une Palme d’or honorifique –, l’ombre de #metoo planait sur la cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes.

Les Françaises disent à leur tour Moi aussi, titre du court métrage de 17 minutes de Judith Godrèche qui sera présenté en primeur ce mercredi sur la Croisette. En février, la comédienne et cinéaste française, qui avait accusé Harvey Weinstein d’inconduite sexuelle en 2017, a porté plainte contre les cinéastes Jacques Doillon et Benoît Jacquot.

Son témoignage ainsi qu’une vidéo de Gérard Depardieu qui a permis au grand public d’enfin prendre la pleine mesure (grotesque) du personnage semblent avoir été les bougies d’allumage de l’actuelle vague de dénonciations dans le milieu du cinéma français. Depardieu aura un procès en octobre.

Les Français, il faut dire, arrivent au mouvement #metoo avec sept ans de retard sur les Américains, et après quelques faux départs. Il y a un an, 13 femmes avaient déjà accusé Depardieu de violences sexuelles sur des plateaux de tournage, dans le cadre d’une enquête de Mediapart. La comédienne Adèle Haenel avait, dans le même média, accusé le cinéaste Christophe Ruggia de l’avoir agressée à l’adolescence. Sans que la France s’en émeuve outre mesure.

Après le mouvement #balancetonporc, les Français balancent aujourd’hui des noms. Et ils font polémique à Cannes. Plusieurs médias, dont Le Figaro, ont révélé que quantité d’organismes qui financent le cinéma français avaient reçu en prévision du Festival de Cannes une liste de dix noms d’acteurs, réalisateurs et producteurs qui seraient visés par des accusations d’agressions sexuelles.

Certains ont laissé entendre que cette fameuse liste était le fruit d’une nouvelle enquête de Mediapart. Or, il n’en est rien. Le média numérique a nié catégoriquement cette information, attribuant la rumeur à un compte complotiste sur les réseaux sociaux qui tente de discréditer le mouvement #metoo français.

Toujours est-il qu’il a été question de #metoo à toutes les conférences de presse du Festival de Cannes jusqu’à présent. Lundi, le délégué général Thierry Frémaux a émis le souhait qu’aucune controverse ne prenne le dessus sur sa sélection de films et a promis que le Festival ne nourrirait pas la polémique. Il n’y a pas fait directement allusion, mais l’on peut supposer qu’il faisait référence à la sélection, en ouverture de l’évènement l’an dernier, de Jeanne du Barry de Maïwenn, mettant en vedette un certain Johnny Depp…

Il semblait irrité lorsqu’un journaliste français lui a demandé ce que prévoyait le Festival si un cas litigieux lié à #metoo se présentait. Iris Knobloch, présidente du Festival de Cannes, a déclaré la semaine dernière que d’éventuelles allégations d’inconduite sexuelle qui viseraient les producteurs, réalisateurs ou acteurs des films de la sélection seraient traitées au cas par cas.

Le délégué général, on l’a bien compris, n’a que faire des polémiques. Il attend des journalistes qu’ils lui parlent exclusivement de cinéma. « Je vous parle solidarité avec les femmes et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan ! », lui aurait répondu Godard en mai 1968…

Thierry Frémaux, évidemment, n’a aucun contrôle sur l’actualité. Selon une enquête publiée lundi dans le magazine Elle, le producteur Alain Sarde (Le pianiste, Mulholland Drive) est accusé par neuf actrices de les avoir agressées lorsqu’elles étaient jeunes, voire mineures.

Le même jour, une centaine de membres de l’industrie du cinéma français, dont Judith Godrèche, se sont rassemblés devant le Centre national du cinéma afin de réclamer, à l’instar de plus de 500 signataires d’une pétition, le départ de son président Dominique Boutonnat, qui sera jugé en juin pour agression sexuelle sur son filleul. Il avait été reconduit dans son poste en 2022 par le Conseil des ministres, malgré les accusations qui pèsent sur lui.

Mardi, certainement pour coïncider avec l’ouverture du Festival de Cannes, une tribune a été publiée dans Le Monde, signée par 150 personnalités et illustrée par les photographies de cent femmes victimes d’agressions sexuelles, appelant à l’adoption d’une « loi intégrale » contre les violences sexuelles et sexistes. C’est, manifestement, la fin de l’omerta.

« Il y a seulement du bon dans le fait que la parole soit libérée ; je l’ai constaté aux États-Unis », a déclaré en conférence de presse mardi après-midi la présidente du jury de la compétition, l’actrice et cinéaste Greta Gerwig (Little Women, Barbie).

« Il y a eu beaucoup de changements concrets dans l’industrie américaine, a-t-elle ajouté. Celui auquel je pense souvent est l’arrivée des coordinateurs d’intimité sur les plateaux de tournage. Ça n’existait pas quand j’étais jeune. Pour moi, c’est comme un coordinateur de cascades ou de combats. Ils sont là pour s’assurer que l’environnement est sûr. On ne laisserait pas deux acteurs se battre à l’épée sans les avoir préparés ! Heureusement, la conversation se poursuit. »

« Savoir qu’il y a de plus en plus de femmes qui ont le courage de dire les choses, c’est bon signe, croit aussi le comédien français et juré de la compétition Omar Sy. Effectivement, on peut considérer que c’est tard, mais aujourd’hui, il y a une conversation qui est là. Il y a des gens qui prennent la parole. »

Enfin, on les écoute.

La Presse au 77Festival de Cannes

Une satire délirante en ouverture

Cannes — Le mouvement #metoo est décidément sur toutes les lèvres à Cannes. Il en est même brièvement question dans le film d’ouverture du festival, Le deuxième acte, du très prolifique cinéaste français Quentin Dupieux, présenté mardi soir hors compétition au Grand Théâtre Lumière.

Dans cette satire délirante du milieu du cinéma, un acteur macho interprété par Raphaël Quenard, comédien fétiche de Dupieux et du cinéma français actuel, tente soudainement d’embrasser sa collègue Florence (Léa Seydoux). Cette dernière, après un mouvement de recul, lui explique qu’elle pourrait le dénoncer et mettre un terme à sa jeune carrière.

À ceux qui prétendent qu’« on ne peut plus rien dire », Quentin Dupieux (Le daim, Yannick, Fumer fait tousser) fait la preuve du contraire par l’absurde, comme à son habitude. Ses personnages – des acteurs qui incarnent des acteurs donc, dans une délicieuse mise en abyme – livrent sans complexe leurs préjugés homophobes (ou transphobes à la J.K. Rowling) ainsi que quantité de commentaires déplacés, notamment sur les personnes en situation de handicap.

« Tu veux qu’on se fasse cancel ? », demande David (Louis Garrel) à Willy (Quenard), qui a choisi son nom de scène en se méprenant sur les personnages de la série télé Arnold et Willy (car il aimait, et je cite : « le petit nain africain »). Willy lui répond que l’on est tous devenus bien chatouilleux depuis que Mel Gibson a osé parler des Juifs…

Non, Quentin Dupieux ne s’embarrasse d’aucune rectitude politique dans cette comédie décapante qui délaisse un peu son humour fantasque archétypal pour poursuivre la réflexion sur l’art, la fiction et la réalité, entamée avec Yannick l’an dernier.

Il est de nouveau question de la perception qu’a le public des artistes, mais aussi des salles de cinéma et de théâtre à moitié vides et de la crainte de l’impact de l’intelligence artificielle sur la création.

Il est futile de jouer la comédie pendant que la terre brûle, lance avec énervement Guillaume (Vincent Lindon) à Florence. Mais aussitôt que Guillaume reçoit une proposition d’un grand cinéaste hollywoodien, il se ravise. Florence, excédée par sa condescendance, se moque de ses tics nerveux (une référence méta à Vincent Lindon qui, lorsqu’il ne joue pas, souffre de tics du visage).

« Il faut séparer l’homme de l’œuvre, lui dit Willy.

— Les deux sont horribles !

— Dans ce cas-là, c’est délicat. »

Le cinéaste de Daaaaaali ! (à l’affiche au Québec dans 10 jours) et d’Incroyable mais vrai, sur une maison qui a la propriété de faire rajeunir ses occupants, a préféré ne pas accorder d’entrevues à propos de son cinquième long métrage en deux ans. Quand on vous disait qu’il est prolifique… De toute manière, son œuvre parle d’elle-même de sa réflexion sur les faux-semblants du show-business, les vanités, les jalousies, les bassesses et les jeux de coulisses.

Le personnage de David (Garrel), qui tient de beaux discours égalitaires et s’insurge devant l’homophobie de ses camarades, méprise ouvertement un restaurateur trop anxieux pour faire de la figuration. Contrairement à ces acteurs blasés, le cinéma, c’est tout pour lui. « C’est dingue, les coulisses », lui confie une dame qui assiste au tournage, dans une scène digne de Parlez-nous d’amour, de Jean-Claude Lord.

Grâce à l’humour cynique de ses dialogues savoureux et au jeu décalé de ses comédiens, tous impeccables, Le deuxième acte rappelle un autre film d’ouverture jouissif du Festival de Cannes qui pastichait le cinéma, Coupez !, réalisé en 2022 par Michel Hazanavicius. Le cinéaste de The Artist est attendu cette année en toute fin de compétition avec un film d’animation sur l’Holocauste, La plus précieuse des marchandises.

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