Socrate au pays des process

Julia de Funès ne manque pas d’humour

La petite-fille de l’acteur comique préféré des Français, diplômée de philosophie, sort un livre désopilant sur la vie en entreprise.

Trois générations plus tard, toujours la même petite musique… De son grand-père, elle a hérité le sens de l’observation et du détail qui fait mouche. Louis de Funès s’attaquait à la malbouffe dans L’aile ou la cuisse ; Julia souligne les méfaits d’autres fléaux modernes. Dans Socrate au pays des process (éd. Flammarion), elle porte un regard décalé sur la vie en entreprise. Mots creux, injonctions absurdes, routine abrutissante… rien ne lui échappe : « On m’a dit que j’étais féroce dans mon livre. J’ai juste souligné l’existence des systèmes qui engourdissent l’intelligence. » Funès Junior fait pétiller la sagesse.

Dans l’entrée, une partition est ouverte sur un piano. « Un impromptu de Schubert », précise Julia de Funès, 38 ans, petite-fille du génie burlesque disparu en 1983. Silhouette d’adolescente, jean et veste en lin, elle a grimpé quatre à quatre les marches de l’immeuble bourgeois où nous avions rendez-vous, à Paris. 

Elle est arrivée essoufflée et confuse, en s’excusant pour son retard. « Dans notre famille, dit-elle, la musique est sacrée. Tout le monde en joue. » C’est même grâce à elle que son grand-père, à ses débuts, dans les années 1950, faute de rôles au cinéma, parvenait à nourrir les siens, en jouant le soir dans les cabarets. Dans le bel appartement blanc de Julia, peu de meubles mais beaucoup de livres. Certains sont rangés sous forme de colonnes, fragiles buildings de papier : Hannah Arendt, Levinas, Machiavel, Nietzsche, Platon, Pascal… Le message est clair, Julia de Funès a choisi la philosophie pour se faire un prénom.

Le chromosome de l’observation

« J’ai d’abord été chasseuse de têtes, pendant cinq ans, dans un cabinet de recrutement », dit-elle. Mais, à 28 ans, incapable d’évaluer les compétences de candidats expérimentés pour des métiers dont elle ignore tout, elle démissionne. 

Doctorante, elle choisit d’introduire la réflexion philosophique au sein de l’entreprise, afin d’enrichir la pensée des salariés en développant leur esprit critique. Son livre, Socrate au pays des process, décrypte, sur un mode gentiment moqueur, le monde du travail contemporain, ses tics, ses déviances. Dans cet exercice, Julia dévoile un sens de l’observation pointu et drôle, qui n’est pas sans rappeler celui dont son grand-père, Louis de Funès, se servait pour interpréter ses personnages. Des petits chefs, des musiciens ou des grands d’Espagne toujours hargneux, autoritaires avec les faibles et lâches avec les forts. « Nous avons une sorte de chromosome de l’observation, explique la philosophe. Mon père, Olivier, mon oncle, Patrick, et maintenant ma fille, Justine, le possèdent aussi. »

Lui a-t-il permis de garder un souvenir précis de son grand-père ? « Je l’appelais “Bon Papa”, nous avions une vraie connivence. À l’époque, il vivait avec ma grand-mère au château de Clermont, sur la commune du Cellier, en Loire-Atlantique. Comme mon père était pilote de ligne et que ma mère le suivait souvent dans ses voyages, ils me déposaient chez eux. J’ai le souvenir d’une ambiance très joyeuse, chaleureuse et familiale. » Le domaine de Clermont, qui fut la propriété de Charles Nau de Maupassant, dont Jeanne, l’épouse de Louis de Funès, était la nièce, avait été racheté par l’acteur grâce à son cachet pour La grande vadrouille. « C’était un château simple, authentique, rien d’ostentatoire [30 pièces tout de même], ni lustres ni tentures.

Mon grand-père adorait son potager, sa roseraie, les fleurs qu’il entretenait avec beaucoup de soin. Là, il se ressourçait après ses tournages. Sur le domaine, il y avait aussi une ferme. J’aimais surtout les poules et les lapins, moins le lait qu’on rapportait au château et qui sentait si fort. J’ai été élevée dans cette atmosphère rurale, avec des gens vrais. Je me suis sentie très aimée. » Star du cinéma comique français, capable d’attirer plus de 120 millions de spectateurs dans les salles et d’agir en maître absolu sur les plateaux, Louis de Funès obéissait à Jeanne, sa femme. « Ma grand-mère était dure, un peu manipulatrice. Elle gérait tout dans la carrière de Louis, jusqu’à la façon dont il devait être filmé. Dans le milieu du cinéma, on la craignait. Mais avec moi, elle était chaleureuse et si proche ! Jeanne adorait ses fils. Très clanique, elle a fait la guerre à ma mère pour qui la vie n’a pas été facile. Mais me concernant, c’était une figure structurante. »

« Louis, que j’appelais “Bon papa”, régnait en maître sur les plateaux. Mais à la maison, il obéissait à Jeanne, sa femme. »

— Julia de Funès

Julia souligne son intelligence fulgurante et son jugement très sûr. « C’est, dit-elle, ce qui avait sans doute séduit le jeune pianiste qu’était Louis de Funès, quand ils s’étaient rencontrés. »

« Ma famille, c’est mon carburant »

Julia se souvient que sa grand-mère, à la mort de son mari, n’a jamais cédé au désespoir. Jeanne avait perdu ses deux parents quand elle avait 4 ans et s’était blindée depuis contre les grandes douleurs. « Le jour de l’enterrement, Patrick, mon oncle, qui est médecin, l’avait un peu shootée. »

« Après la mort de Louis, ma grand-mère se sentant seule le soir, pendant deux ans, faisait le tour de Paris en taxi pour se changer les idées. »

— Julia de Funès

Combative, Jeanne l’est restée longtemps. Elle se forçait à marcher, à faire de la gymnastique. Jusqu’à 85 ans, elle a continué à jouer du piano, des morceaux qu’elle connaissait par cœur.

« Trésor, me disait-elle, n’abandonne jamais ton clavier. » Peut-être était-ce plus pour la discipline que pour la seule musicalité de l’instrument ? On sonne à la porte. Les deux filles de Julia, Justine, 7 ans, et Marina, 4 ans, rentrent de l’école. Peu de photos de leur arrière-grand-père dans la maison. Savent-elles qui il était ? « Je ne voulais pas imposer cette figure très forte à mon mari et à mes filles. Mais elles le voient en DVD, elles savent qui était Louis. » Julia se souvient d’une anecdote, à l’âge approximatif de ses petites. « J’adorais Chantal Goya. Bon Papa m’avait embarquée au Palais des Congrès pour voir le spectacle de mon idole. Arrivée là-bas, des tas d’enfants se sont précipités sur lui pour lui demander des autographes. Cela a continué dans la loge de Chantal. Je me sentais décalée. Pour moi, la star, c’était elle ! »

Dans la cuisine, la nounou prépare le déjeuner des gamines qui doivent retourner en classe. On entend leurs rires. « Ma famille, c’est mon carburant », dit la philosophe, fière de la jolie vie qu’elle a construite avec son mari, Thomas Coudry, analyste financier. Elle dit aussi sa peur de ne pouvoir transmettre à ses filles l’immense confiance que ses parents et sa grand-mère lui ont donnée. Ce qu’elle souhaite leur apprendre, c’est, comme elle le dit dans son livre, « que la valeur morale d’un homme n’est pas dans ce qu’il reçoit au départ, ni ce qu’il obtient à l’arrivée, mais dans ce qu’il conquiert par sa liberté et son travail ». Comme son grand-père, Louis de Funès.

Julia, c'est Socrate mâtiné de Woody Allen

Julia de Funès ressemble à son grand-père. Comme lui, au naturel, elle paraît calme, posée, convenable et bourgeoise. À l’écart, elle vous observe poliment. Mais donnez-lui la parole et son vrai tempérament émerge, ironique, narquois et perspicace.

Au lieu du cinéma, elle fait carrière dans la philosophie, mais à sa manière, oscillant comme un pendule entre la bonhomie de Socrate et l’ingénuité feinte de Woody Allen. Partout où elle est intervenue comme « coach » en relations humaines (chez Thales, Adidas, Canal+, Accor…), elle s’est régalée avec les grands mots de l’entreprise : le leadership, la performance, le win-win, le brainstorming, le big data…

Avec son nouveau lexique aussi : selfie, process, PowerPoint, slides et autres paperboards… C’est là qu’on voit la doctorante en philosophie à l’œuvre. Secouant chaque mot comme du ketchup, elle l’attrape au vol et le retourne comme une crêpe. Ne parlez pas devant elle de « contrat de confiance », elle vous oppose une glaciale ironie kantienne : « S’il y a confiance, le contrat est inutile ; s’il y a contrat, plus besoin de confiance. » Inutile de préciser qu’elle se régale avec la nouvelle folie de l’époque : le « process », la dernière formule magique qui dispense de réfléchir, élimine toute initiative et repose l’esprit.

On n’agit plus, on applique des formules. L’ouverture, la rupture, l’imagination, l’évolution cèdent le pas à la norme. L’automatisme remplace la pensée. Tout cela, elle l’a observé de près et en tire des souvenirs aussi précis que pervers. Chaque scène est très drôle avant de devenir très révélatrice. Quelle chance qu’elle ait pris des notes ! Et qu’aujourd’hui elle nous les « mette par écrit ». Car cela ne lui a pas échappé, dans ces grands groupes, on n’écrit plus, on met par écrit.

— Gilles Martin-Chauffier, Paris Match

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.