Chronique

Je crois que nous avons perdu

Il y a une décennie et des poussières de cela, les théories du complot ont commencé à gagner du terrain dans la culture populaire. La plus répandue, la plus tenace : celle sur les attentats de septembre 2001.

C’était à l’époque du film Loose Change – diffusé uniquement sur l’internet – qui « prouvait » que l’attaque de la bande à ben Laden avait été en fait organisée par l’État américain lui-même, que les tours du World Trade Center n’avaient pas été démolies du seul fait du choc des avions…

Ce genre de folies.

Je ne compte plus le nombre de fois où, dans les années 2000, je me suis chicané avec les adeptes des théories du complot du 11-Septembre. En chronique (au Journal de Montréal puis à La Presse), à la télé (aux Francs-tireurs) : cela m’exaspérait et me fascinait à la fois. J’étais allé me frotter à des conspirationnistes réunis en congrès, à Sherbrooke, en 2006, pour les Francs.

Il y avait là d’authentiques crackpots. Mais la majorité étaient des gens de bonne volonté qui avaient manifestement commencé un peu tard à s’intéresser à l’actualité et à ses rouages : il y avait des trous dans leur conception du monde.

Dans ces trous, les prophètes du complot versaient un pablum fait de deux tasses de sottises et de trois gouttes de gros bon sens, ça faisait une moulée simple et simpliste qui expliquait facilement un monde inquiétant et complexe.

L’un de ces prophètes m’avait dit, à propos de je ne sais plus quelle théorie complètement sautée (il croyait à tout) : « Preuve à l’appui… Quasiment ! »

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Je me disais que sur le long terme, la marche triomphale de la démocratisation de l’information finirait par faire gagner le bon sens. Que le « marché » des idées finirait naturellement, avec l’aide de l’internet, par éliminer ces théories stupides de l’espace public.

Je me disais que les gens de bonne volonté que j’évoquais ci-dessus finiraient par comprendre que lorsqu’une théorie est trop belle pour être vraie, c’est sans doute parce qu’elle n’est pas vraie. Et qu’ils finiraient par développer les outils et les réflexes qui permettent de vérifier des faits.

La théorie du complot du 11-Septembre n’était à l’époque que la partie la plus visible de l’iceberg conspirationniste, composé d’un tas d’autres théories du complot maintes fois débusquées, comme le contrôle des esprits par la fluoration de l’eau, par les « chemtrails » des avions ou par l’injection subreptice de maladies dans le corps de nos enfants par le biais des vaccins.

Je me disais qu’à long terme, mon camp – celui de ceux qui se méfient de ce qui n’a pas été validé par des journalistes, par des scientifiques, par des experts avérés – finirait par gagner.

Dix ans et des poussières plus tard, je dois faire un constat douloureux : j’avais tort. Nous avons perdu.

Tout le marché des fake news, si foisonnant dans nos médias sociaux, le démontre : le marché des idées n’a pas tué les idées trop belles pour être vraies. Celles-ci sont même partagées par des gens qui sont éduqués, comme le note mon collègue Mathieu Perreault dans un article sur le sujet, dans le numéro d’aujourd’hui de La Presse+ (voir l’onglet suivant).

On peut penser que c’est bêtement la faute des Facebook et des Twitter de ce monde si les fake news polluent les esprits et les débats publics, influençant des élections de pays considérés comme avancés. Sauf que non, je suis sûr qu’il y a autre chose…

Quelque chose comme un vaste réservoir de gens prêts à partager des sottises de « médias » qui produisent des fake news – l’enfant bâtard des théories du complot – parce que ces faussetés rendent plus vrais les mondes qu’ils se sont construits, au mépris de l’Histoire, des faits, de la science.

Et dans ces mondes imaginaires, les sceptiques ne sont pas des losers qui admettent la complexité du monde, au contraire.

Pierre-André Taguieff avait bien anticipé ceux-là dans son Imaginaire du complot mondial, publié en 2006 : « Pouvoir nommer ce qui inquiète […], c’est trouver un certain apaisement. Avec un supplément de satisfaction : celle de se percevoir comme un initié. »

Dans cette époque de faits alternatifs, il suffit de croire à quelque chose pour que ce soit vrai. On trouvera plus tard des sources – erronées, mais des sources tout de même – pour étayer ce qu’on a affirmé. En cela, Donald Trump est le président tout désigné pour cette époque : il a bâti sa campagne sur des faussetés et il a bénéficié d’un barrage de fake news au sujet de sa rivale Hillary Clinton pour gagner la Maison-Blanche. Il qualifie les vrais médias de fake news et accorde des entrevues à des « médias » conspirationnistes comme Infowars, dont l’animateur Alex Jones, qui ne « croit » pas au massacre des enfants de Sandy Hook.

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Le verbe capital de l’époque, c’est croire. Les faits et la lecture que l’on fait de l’actualité sont devenus pour bien des gens affaire de foi…

Pas tout le monde. Pas une majorité. Mais une masse critique suffisamment nombreuse pour que les pushers de fake news puissent leur créer des réalités parallèles, des bulles capitonnées où ils pourront croire ce qu’ils veulent.

Mon ami Dédé est le réalisateur avec qui j’étais allé visiter les conspirationnistes à Sherbrooke. On jasait récemment de cette montée des fake news en repensant à cette visite, il y a plus de 10 ans…

Dédé m’a cité des paroles tirées d’une série de fiction radiophonique française – 57, rue de Varennes – qu’il écoute assidûment ces jours-ci, paroles qui illustrent bien l’époque…

« Il n’y a plus de savants, seulement des croyants. »

Amen.

ATTENTION AUX « FAKE SOLUTIONS »

Vous avez été nombreux à réagir à mes chroniques de cette semaine sur le maquillage des notes dans le système scolaire. Vous avez été nombreux, aussi, à désigner le coupable : le parent-roi de l’enfant qui ne mérite pas 60 %.

Ça fait deux ans que j’écris sur l’école, deux ans que des parents et des profs m’inondent de témoignages sur l’école québécoise. Et si j’ai appris UNE chose en deux ans à me frotter à la bibitte pédagogique, c’est ceci : il n’y a pas UNE solution aux maux de l’école québécoise.

Si vous arrivez avec UNE solution pour réparer l’école, qu’importe ce qu’est cette solution : vous méritez un F…

Réparer l’école québécoise implique autant la formation des profs que les ressources mises à leur disposition, le rôle des commissions scolaires dans le système ou l’imposition de planchers d’emploi pour les professionnels (orthopédagogues, orthophonistes), sans oublier la maternelle à 4 ans et le dépistage hyper-précoce des troubles de l’apprentissage…

Et la question des budgets consacrés à l’école : il n’y a qu’en Alberta que la croissance des budgets en éducation a été moins élevée qu’au Québec.

Il faudra un peu de tout ça pour cesser de produire des analphabètes fonctionnels, qu’ils soient diplômés ou non. Pas juste UNE solution miracle.

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