Les grands entrepreneurs d’autrefois 

Le premier millionnaire canadien-français

Le Québec n’a pas attendu la Révolution tranquille pour voir surgir de grands entrepreneurs francophones. Cet été, nous vous en présentons quelques-uns, dont les exploits s’étalent de 1655 au début du XXe siècle. Aujourd’hui : Joseph Masson.

« L’honorable Joseph Masson : le premier millionnaire canadien-français », titrait le journal La Patrie, le 19 août 1933.

Une telle affirmation est toujours délicate : à quel moment ? Dans quelle devise ?

Il demeure que ce fils d’un menuisier illettré a eu un parcours phénoménal.

Joseph Masson est né à Saint-Eustache le 5 janvier 1791, 30 ans après la Conquête, dans un univers dominé par le commerce anglophone.

C’est d’ailleurs chez un marchand britannique qu’il entreprend sa carrière, en 1807. Âgé d’à peine 16 ans, il est engagé comme apprenti commis par Duncan McGillis, qui tenait un magasin dans le petit village de Saint-Benoît, à une quinzaine de kilomètres de Saint-Eustache.

Il y acquiert des rudiments d’anglais et des notions de comptabilité, mais surtout, il s’initie à la production et au commerce de la potasse, un produit qui jouera un rôle essentiel dans sa vie. Aisément produite par les habitants avec la cendre du bois franc qu’ils font brûler, la potasse fait l’objet d’une grande demande en Grande-Bretagne, privée par les guerres napoléoniennes de ce produit essentiel pour laver et blanchir la laine et le coton.

Des débuts prometteurs

À la fin de son contrat, Joseph gagne Montréal, où il trouve à s’employer chez une commerçante anglophone. C’est dans ce petit milieu qu’il fait la connaissance du marchand écossais Hugh Robertson, débarqué à Montréal en 1810 pour y ouvrir une succursale de la compagnie qu’il a fondée à Glasgow avec son frère William. L’entreprise importe au Canada des lainages et textiles, payés notamment en potasse réexpédiée vers la mère-patrie.

En 1815, Hugh Robertson, qui veut retourner à Glasgow parce qu’il tolère mal le climat canadien, confie au débrouillard jeune homme la gestion de son magasin de la rue Notre-Dame. Joseph empochera en retour le huitième des profits, au sein de ce qui s’appellera dorénavant la maison Robertson Masson & Co.

Dès mars 1818, son efficacité oblige ses partenaires à lui accorder le tiers des profits, dans la mesure où il assume aussi le tiers des pertes. Quand William décède en 1819, sa part des maisons de Montréal et Glasgow est portée à 50 %.

Sans avoir investi le moindre capital, Joseph Masson a jusqu’alors réussi à engranger profits et précieuse expérience des affaires.

Une solide réputation

Alors que son associé écossais est tétanisé à l’idée d’expédier trop de marchandises au Canada, Joseph Masson multiplie les commandes, lui faisant valoir que la réputation de la firme montréalaise est solidement établie.

De tous les marchands du Bas-Canada, « il n’y en a pas cinq qui ne sont pas heureux de faire affaire de préférence avec Robertson Masson & Co. », lui écrit-il.

Avec l’homme d’affaires François-Antoine LaRocque et le beau-frère de Hugh Robertson, John Strang, arrivé au Canada en 1829, il ouvre à Québec la Masson, LaRocque, Strang and Company.

En 1833, il importe 100 000 £ de marchandises européennes.

Voile, vapeur et gaz

Pour réduire les coûts de transport, il acquiert en 1825 avec son associé un premier voilier de 290 tonneaux, auquel il donne un des prénoms de sa femme Marie-Geneviève-Sophie Raymond. Il en acquiert deux autres en 1830 et 1832, puis plonge dans la haute technologie en achetant une part dans le vapeur Edmund Henry en 1836.

Car la vapeur sera le grand moteur économique du XIXsiècle, et il ne rate pas le train.

En 1832, il contribue à la création de la Champlain and Saint Lawrence Railroad, qui construira entre La Prairie et Saint-Jean-sur-Richelieu la première voie ferrée canadienne.

Après la vapeur, le gaz. En 1842, il possède plus du tiers des actions de la Montreal Gas Light Company, fondée en 1836 pour introduire l’éclairage au gaz dans la métropole.

La même année, il établit à Québec avec John Strang la Quebec Gas Light and Water Company, dotée d’un capital de 15 000 £.

En 1841, il avait contribué à hauteur de 24 250 £ sur 40 000 £ à la mise sur pied de la City of Toronto Gas Light and Water Company.

Actif dans le monde bancaire

Toujours à l’affût d’occasions, il achète en 1824 ses premières actions de la Banque de Montréal. Il est élu membre du conseil d’administration de la Banque en 1826, puis est élevé à la vice-présidence en 1834.

Sa réputation est fermement établie et les postes de prestige se multiplient : membre du Committee of Trade de Montréal en 1824, conseiller législatif en 1834, juge de la Cour des sessions spéciales de la paix de Montréal en 1836, échevin de la ville de Montréal en 1843. L’importante rue Masson, artère commerçante, comme il se doit, commémorera son nom.

Au sommet

Quand Hugh Robertson se retire des affaires, fin 1846, Masson prend la tête de l’entreprise, dont il était le nerf depuis plusieurs années déjà.

La maison de Montréal adopte le nom de Joseph Masson, Sons and Company, celle de Glasgow s’appelle dorénavant Masson, Sons & Company.

Il se donne encore quelques années avant de passer le flambeau à la nouvelle génération. Il n’en aura pas le temps.

Joseph Masson décède subitement le 15 mai 1847 à Terrebonne, peut-être des suites d’une plongée effectuée dans l’eau glacée pour vérifier la roue du nouveau moulin à farine qu’il vient de faire construire sur sa seigneurie. Il avait 56 ans.

« Parmi les hommes d’affaires canadiens des années 1830-1840, il est le plus important, celui qui a le mieux réussi à s’imposer parmi les fournisseurs de la Grande-Bretagne, et l’un des seuls à avoir fait affaire jusqu’à Toronto », constate l’historien Fernand Ouellet, dans l’article du Dictionnaire biographique du Canada qu’il lui consacre.

À son décès, la communauté de biens qui le liait à son épouse a été estimée à 235 500 £ de valeur nette, « somme absolument fabuleuse pour l’époque », commente l’historien Thierry Nootens, dans la Revue d’histoire de l’Amérique française. Il a laissé à ses enfants « une fortune d’un million et demi de piastres », a écrit La Patrie en 1933.

Malheureusement, ils n’hériteront pas de son talent pour les affaires.

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