L’Outaouais, point chaud de la crise des opioïdes

Gatineau — « J’ai une amie qui est morte drette ici », dit Tasha Souliere, 34 ans, entre deux bouffées de méthamphétamine en cristaux (crystal meth). Elle désigne un espace vide près de sa tente, où une autre était dressée il y a quelques mois.

Des habitués du campement confirment ses propos. Une femme est morte au cours de l’été alors qu’elle consommait seule, hors des heures d’ouverture du site de prévention des surdoses (SPS) à quelques mètres de là. Le bureau du coroner doit produire un rapport à son sujet. Un de plus.

Nous sommes à côté du Gîte Ami, un centre d’hébergement communautaire de Gatineau. Une dizaine de tentes en lambeaux et quelques roulottes sont installées en marge du stationnement d’un vieil aréna.

Ils sont nombreux, dans le coin, à avoir côtoyé la mort de près.

Régis Mainville, 36 ans, sans domicile fixe, a fait trois surdoses dans les derniers mois. Il a commencé à consommer du fentanyl il y a environ un an pour soulager sa douleur après un accident de voiture. Il a d’abord tenté, sans succès, d’obtenir une ordonnance pour des antidouleurs légaux. Puis quelqu’un lui a proposé ce puissant opioïde de synthèse dans la rue. « J’ai fait : pourquoi pas ? », dit-il.

Le bureau du coroner a confirmé 1258 décès par surdose entre le 1er janvier 2019 et le 9 juillet 2022 au Québec. De ce nombre, 106 ont eu lieu en Outaouais, ce qui en fait la région la plus touchée du sud de la province, toutes proportions gardées.

Le taux de morts par surdose y atteint 2,62 par tranche de 10 000 habitants sur cette période. C’est plus que Montréal (1,96 mort/10 000 habitants) et trois fois plus que Chaudière-Appalaches (0,87 mort/10 000 habitants), qui n’a connu que 38 décès par surdose dans une population un peu plus importante.

Seul le Nord-du-Québec présente un taux plus élevé, avec 3,21 décès par tranche de 10 000 habitants, soit 15 surdoses dans cette région faiblement peuplée.

Un marché connecté à celui de l’Ontario

« La proportion des prélèvements qui revient positive pour du fentanyl ou des analogues est pas mal plus élevée qu’ailleurs au Québec », explique la Dre Camille Paquette, médecin spécialiste en santé publique au CISSS de l’Outaouais. De 40 à 60 % des analyses montrent la présence de ces substances chez les personnes mortes par surdose en Outaouais, contre de 15 à 20 % des prélèvements en moyenne au Québec, selon la Dre Paquette.

« Notre marché de substances illicites en Outaouais est davantage connecté à celui d’Ottawa et de l’Ontario », où la crise des opioïdes est encore plus grave, note-t-elle. Les intervenants communautaires font le même constat.

Il y a eu 356 morts par surdose dans la capitale canadienne – beaucoup plus populeuse que Gatineau – entre janvier 2019 et le premier trimestre de 2022, selon la Santé publique d’Ottawa. Plus de services y sont cependant offerts, selon les intervenants communautaires et les consommateurs avec qui s’est entretenue La Presse. On y compte par exemple cinq services de consommation supervisée, contre un seul SPS pour l’instant à Gatineau et dans tout l’Outaouais.

Une ressource essentielle

Le coordonnateur en consommation sécuritaire au Bureau régional d’Action sida (BRAS), Alexandre Albert, s’occupe du SPS, une roulotte délabrée où les consommateurs ont accès à du matériel de consommation propre (mais apportent leurs propres substances) de 14 h à minuit, tous les jours. Des intervenants sont aussi prêts à réagir rapidement en cas de surdose, notamment avec de la naloxone, un antidote indispensable.

C’est ce qui est arrivé mercredi soir, la veille de notre passage. « Probablement que si on n’avait pas fait les manœuvres, la personne serait morte », dit Sébastien Loranger, un intervenant du BRAS qui était là pour s’occuper du consommateur en détresse en attendant les ambulanciers.

Le BRAS et le Centre d’intervention et de prévention en toxicomanie de l’Outaouais (CIPTO) offrent également des services d’analyse des substances pour aider les consommateurs à prendre des décisions éclairées.

Céline Monette, ex-fonctionnaire de 44 ans, dit consommer « pas mal tout, sauf le fentanyl ». Ces temps-ci, c’est surtout de la méthamphétamine en cristaux ou des méthamphétamines (speed), mais les tests révèlent que ce qu’elle achète est régulièrement contaminé par du fentanyl ces dernières années.

« J’ai toujours consommé quand même la substance, mais avec précaution », dit-elle, ajoutant qu’elle apprécie pour cela la présence du SPS.

« Le message de précaution qu’on donne aux gens, c’est beaucoup de consommer à petites doses, d’être sûr qu’il y a quelqu’un avec eux qui n’a pas consommé, d’être sûrs qu’il y a un kit de naloxone », dit Sasha Yakimishan, travailleuse de rue du CIPTO.

Une lutte parsemée d’obstacles

Malgré les progrès des dernières années, la criminalisation et la stigmatisation des consommateurs posent encore des défis dans la lutte contre les surdoses en Outaouais. Des solutions sont en cours de développement dans une région où les quelques services existants sont tenus à bout de bras par les travailleurs du milieu.

Le site de prévention des surdoses (SPS) a été mis en place en 2020 à la suite d’une hausse importante des décès liés à la consommation de drogues au début de la pandémie. Il bénéficie d’une exemption temporaire de Santé Canada à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances afin d’éviter que les usagers ou les intervenants ne soient arrêtés.

Le mois dernier, La Presse a révélé que des milliers de personnes sont encore accusées de possession de drogue au Québec, ce que des spécialistes considèrent comme contre-productif et même dangereux. Qu’à cela ne tienne, la décriminalisation « n’est pas envisagée pour l’instant au Québec », avait alors indiqué le cabinet du ministre de la Justice.

Plus de 900 causes criminelles liées à de telles accusations ont été ouvertes dans le district judiciaire de Gatineau entre janvier 2020 et début octobre 2022, selon les derniers chiffres obtenus grâce à une demande d’accès à l’information, ce qui en fait la région la plus touchée après Montréal et Québec.

Pas moins de 242 de ces causes se sont soldées par des peines d’emprisonnement.

Beaucoup d’usagers du SPS se méfient donc du Service de police de la Ville de Gatineau (SPVG). « S’il y a des policiers trop proches, les gens ne se sentent pas à l’aise d’y aller », explique Alexandre Albert, coordonnateur en consommation sécuritaire au Bureau régional d’Action sida (BRAS). Les agents font tout de même sentir leur présence : deux véhicules de patrouille sont stationnés à une certaine distance du site pendant notre passage.

Tous les intervenants décrivent néanmoins le SPVG comme un « partenaire ». Cette relation « permet de faire avancer [les] différents projets », dit la Dre Camille Paquette, médecin spécialiste en santé publique au CISSS de l’Outaouais. « Mais c’est sûr que tant que le cadre légal reste le même, bien oui, ça, c’est un frein », ajoute-t-elle.

Services de consommation supervisée permanents

Parmi les projets à venir, on compte deux services de consommation supervisée permanents pour remplacer la roulotte en décrépitude. Le premier sera un service mobile exploité par le Centre d’intervention et de prévention en toxicomanie de l’Outaouais (CIPTO).

« On attend la livraison du véhicule dans les prochaines semaines, donc on souhaite que ça puisse être mis en marche le plus rapidement possible. »

— La Dre Camille Paquette, médecin spécialiste en santé publique au CISSS de l’Outaouais

Le second, sous la responsabilité du BRAS, doit être mis sur pied dans une maison actuellement en rénovation. L’échéancier est moins clair, mais M. Albert espère pouvoir y offrir certains services d’ici la fin du mois.

En parallèle, le CISSS de l’Outaouais dit travailler à offrir davantage d’options d’approvisionnement sûr avec des médicaments qui peuvent se substituer aux opioïdes ou atténuer les effets de la dépendance. Ceux-ci sont connus sous des noms de molécules ou de marques de commerce, comme Kadian, Dilaudid, méthadone ou Suboxone.

Les traitements avec ces substances font partie de l’offre du Centre de réadaptation en dépendance de l’Outaouais (CRDO), mais le manque de prescripteurs et de personnel formé représente un obstacle à l’élargissement des services, explique Patricia Rhéaume, porte-parole du CISSS.

Quelques notes d’espoir

Outre l’approvisionnement sûr, la coordonnatrice de projets du CIPTO Janick Allyson pointe vers « les enjeux de stigmatisation qui créent des barrières à l’accès aux services, notamment auprès des professionnels de la santé ». M. Albert plaide, quant à lui, pour un financement public plus stable et récurrent afin de s’assurer la pérennité d’initiatives comme l’analyse des substances.

Malgré ces barrières, plusieurs des consommateurs rencontrés prennent les choses en main. Régis Mainville essaie de réduire sa consommation de fentanyl en traitant sa douleur avec du Kadian. Céline Monette, qui est passée par la rue après des épisodes de violence conjugale, assure avoir diminué sa consommation maintenant qu’elle est dans une situation plus stable.

Tasha Souliere doit entreprendre une thérapie au CRDO lundi, sa première. À sa sortie, elle espère travailler dans le domaine communautaire et pouvoir s’occuper à nouveau de ses enfants, actuellement chez son père. « C’est pour eux que je fais ça », dit-elle.

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