Vignes

Le bio au sommet

Son chardonnay a été élu « meilleur du monde » en 2010. Huit ans plus tard, Denis Pommier est déclaré Vigneron de l’année par la prestigieuse « Revue des vins de France ». Dans « Les larmes de ma vigne », ce Bourguignon converti au bio raconte un an de son dur labeur. Car si le vin biologique a enfin acquis ses lettres de noblesse, la vie dans les vignes, ça n’est pas l’ivresse du plaisir. Plutôt un sacerdoce pétri de doutes, de souffrances et de désespoir. Nous sommes allés à sa rencontre, à Chablis.

On est en pleines vendanges, tout le monde s’est levé à 5 heures. Ils sont vingt-deux vendangeurs, de toutes générations, retraités, étudiants ou employés. Ils viennent du village voisin, de Paris ou de Côte d’Ivoire, la plupart sont fidèles à « Isabelle et Denis » depuis des années. Stoïques malgré la fatigue, ils avalent un café offert par les patrons puis se retrouvent à 6 h 30, courbés en deux ou accroupis auprès des ceps. Bonne ambiance, calme, encore imprégnée de torpeur. Le jour s’est à peine levé, c’est dur. Vers 10 h 30, à la pause, le chef Jean-Pierre, cuisinier à la haute réputation, a prévu un casse-croûte, terrine, fromage et charcuterie. Pour tenir jusqu’à 14 heures, l’heure du déjeuner, solide et délicieux, offert, là aussi.

Chez les Pommier, on soigne ses vendangeurs. Ils touchent 10 euros de l’heure. Les gestes sont rodés. On observe le plant chargé, on coupe les grappes, on les pose dans la corbeille qui passe de main en main jusqu’à l’« enjambeur » posté au bas des rangées. L’enjambeur, ce tracteur agricole polyvalent qui sert à tout. Recueillir la récolte, travailler le sol, pulvériser.

Pulvériser… C’est devenu quasiment un gros mot. Mais, chez Denis Pommier, on pulvérise bio.

Des substances homologuées et contrôlées pour éloigner les nuisibles, éviter le mildiou (une maladie terreur des vignerons), nourrir la terre, refertiliser après les vendanges avec de la potasse, du phosphore, de l’azote. Au volant de l’enjambeur ou à pied avec une bêche, un sécateur ou un râteau, la vigne c’est du boulot 7 jours sur 7. Et parfois 24 heures sur 24. Des nuits blanches d’angoisse à se demander s’il ne faut pas commencer les vendanges demain plutôt que dans trois jours au cas où la canicule grillerait les grains de raisin. Pire : s’il tombait un déluge ou de la grêle. Tout est désormais si imprévisible. C’est plus difficile encore quand vous êtes en bio. Il y a le réchauffement climatique, devenu une évidence, qui fait sortir les bourgeons trop tôt, mais aussi la météo, capricieuse et sans pitié. Quand, une nuit de printemps 2019, le gel attaque les bourgeons sans défense, vous guettez le thermomètre : 0 °C, moins 1 °C, moins 2 °C, moins 3 °C, « les saints de glace »… A moins 4 °C, moins 7 °C, la récolte est foutue. Vous avez anticipé, préparé et dispersé autour des ceps des « bougies » de paraffine – plutôt des seaux –, vous voyez vos voisins de parcelle commencer à allumer pour gagner 1 ou 2 degrés, emplissant l’air d’une fumée noire qui fait tousser.

Si Denis Pommier allume, il pollue l’air et il risque de perdre son label bio si chèrement acquis. Finalement il renonce. Une trentaine de pieds et de bourgeons auront gelé, diminuant ses rendements. Il a décidé de laisser faire la nature. Il y a deux, trois ans, c’était bien pire. Entre le froid, la pluie, le mildiou… il avait perdu 50 % de sa récolte en 2016, et 30 % en 2017. Sa femme, Isabelle, qui assure la partie commerciale, avait dû annoncer à leurs clients qu’ils ne pourraient pas répondre à leurs demandes. Importateurs américains, australiens, suisses, grands restaurants new-yorkais, parisiens, cavistes lausannois, zurichois… Forcément, ils iraient voir ailleurs. Frustré, furieux, un importateur lui a même balancé qu’il irait acheter son chardonnay en Argentine ! Comme si on pouvait comparer l’authentique chardonnay de Chablis, plein de douceur et de minéralité, avec ce… bon.

Denis est un taiseux. Un modeste toujours en train de minimiser ses talents.

En Bourgogne, c’est connu, on ne la ramène pas. Mais de là à s’autoflageller. « Je me dis toujours que j’aurais peut-être pu faire mieux », lâche cet ancien champion de foot. Jamais content, c’est son moteur. Parfois, ça énerve Isabelle, son épouse depuis plus de vingt ans. La réussite du domaine, c’est aussi grâce à elle, qui a commencé en faisant du porte-à-porte, chargée de leurs bouteilles de chablis. Elle s’est fait éconduire des centaines de fois. « Quand je prenais rendez-vous, on me répondait : “Oh non, je ne vous connais pas.” Alors je finissais par débarquer à l’improviste chez les clients potentiels, à Dijon ou ailleurs. » Courageuse Isabelle ! A l’époque jeune mère, elle laissait leurs enfants Clément et Laurine pour aller défendre ses vins dans les Salons nationaux et internationaux. Des années de sacrifices en termes de vie privée. Denis se souvient de l’invasion du domaine dans leur foyer : les enfants réquisitionnés dans les vignes après l’école, aidant à la mise en bouteille ou aux étiquettes. Sans parler des clients qui débarquaient le dimanche – « en plein match à la télé » – pour venir déguster dans leur jolie cave voûtée, « voir le vigneron » et repartir avec quelques caisses. Ou trois bouteilles. Isabelle et Denis ne laissaient rien paraître de leur contrariété.

Avec son ami Antonio Rodriguez, coauteur du livre, Denis compare le domaine « à un grand frère encombrant, enfant gâté, mal élevé dont les caprices étaient des ordres ». De quoi détester le légendaire terroir bourguignon. Aujourd’hui, Laurine termine une école de commerce ; joyeuse, elle est venue faire les vendanges avec ses parents, ses amis d’enfance avant de finir ses stages à Taïwan. Et Clément est en cinquième année de médecine à Dijon. Pas sûr que la descendance reprenne les rênes. « Je ne leur mets surtout pas la pression », insiste Isabelle qui lutte aujourd’hui contre une sciatique, conséquence de la fatigue et des tensions. « On gère tout nous-mêmes : on doit loger la récolte, stocker les bouteilles… » Il faut voir leurs installations rutilantes d’une hygiène clinique très XXIsiècle. Pressoir informatisé, immenses cuves connectées, on n’est plus au temps de « Mondovino » ! Mais quand le pressoir, comme hier, tombe en panne, bonjour les sueurs froides. Isabelle : « Tout se joue au pressoir. On vient de vendanger des pinot gris que l’on vinifie en blanc à condition qu’ils soient pressés de suite. Sinon, ça devient du rosé ou de l’œil-de-perdrix et cela change tout. » Le réparateur est à l’œuvre. Bingo. Ça remarche !

Quelle avancée depuis leur premier Fourchaume 1994 !

Le domaine n’existait pas, ils ont progressé pas à pas, ont grandi, appris la vinification sur le tas, loin des académies. Aujourd’hui, l’essentiel est en place : plus d’une vingtaine d’hectares – 1 hectare ce sont 10 000 mètres carrés, donc ici 200 000 mètres carrés – d’un vignoble entièrement bio, 7 sortes de vins, un divin chardonnay qui donne des chablis, petit-chablis et premiers crus très convoités, et un pinot délicat, 61 500 bouteilles produites, les bonnes années. Ils ont démarré avec 4 hectares, « le minimum pour vivre de l’exploitation viticole », expliquent-ils.

Au fil des ans, Denis, qui héritait la petite vigne de sa mère, a cherché à racheter, à échanger des parcelles. Le terroir bourguignon est très recherché. Certains Chinois, Américains débarquent avec des offres impossibles à refuser. Aujourd’hui, 1 hectare premier cru se négocie autour de 400 000 euros ! Mais quand Denis décide de se convertir au bio, dès 2008, certains vieux vignerons (conventionnels !) lui donnent la préférence, « pour la qualité de son travail, et que ça reste au village ». Les Pommier lancent leur demande d’homologation Ecocert en 2011, ils obtiennent le label vert AB (Agriculture biologique) trois ans plus tard. Ils ont alors droit à une aide par hectare et à une assurance récolte pour conversion bio. Dans la région, ça ricane : « Il veut se mettre en avant ! » Mesquine mentalité. Est-ce pour cela qu’ils insistent pendant nos conversations : « On ne veut surtout pas critiquer les vignerons conventionnels ! » Pleins d’empathie pour les souffrances de leurs confrères. Philippe, un critique œnologue : « Quand tu emploies dix personnes, que tu as des emprunts à rembourser, des fermages à payer, que tu dois fournir une cinquantaine de clients et que tu n’as que ton domaine pour subvenir aux besoins de ta famille, bien obligé d’assurer un minimum de stabilité dans tes revenus. Alors tu as recours aux phytos. »

Les phytos, ce sont le glyphosate et autres fongicides et pesticides chimiques très efficaces contre les champignons et les maladies.

Quand on découvre, dans son livre, les cauchemars de Denis Pommier aux prises avec l’infernal mildiou, capable de ruiner une récolte entière, on comprend, en effet. En 2016, après la gelée et la grêle, ce sont des déluges tropicaux qui font déborder le Serein et multiplient les attaques de ce diabolique champignon à l’origine de la maladie sur ses vignes, à coups de grosses taches blanches sur les feuilles et même sur les grains de raisin. « Dans le bio, combattre la maladie, c’est avant tout l’anticiper, explique-t-il. En traitant les vignes avec du cuivre avant que les taches n’apparaissent sur les feuilles. Mais là, il fallait trouver le bon moment pour les asperger car il suffit que 25 millimètres de pluie s’abattent pour que le cuivre soit lessivé. En 2016, de mai à juin, nous avons pris vingt fois plus ! » En clair : il traitait ses plants de chablis et de petit-chablis aux premiers rayons de soleil, « mais l’orage arrivait dans l’heure et balayait tout ! » Certains confrères en bio qui avaient déjà perdu plus de la moitié de leur récolte à cause des intempéries de l’hiver ont jeté l’éponge, recourant aux produits phyto. Mal leur en a pris : les vignes déboussolées, les pesticides n’ont pas freiné la progression du mildiou. Et les vignerons découragés ont perdu leur label AB. Trois ans pour le reconquérir. Denis Pommier, lui, a tenu bon. Mais au prix de combien d’insomnies, calculant ce qu’il allait rester à vendanger après ces ravages. « La nature est toujours plus forte que nous », soupire-t-il. La nature peut aussi réserver de bonnes surprises : deux ans plus tard, son cru 2016 fut primé deux fois dans les revues vinicoles !

En 2020, on n’a toujours pas trouvé l’antidote bio miracle contre le mildiou.

Certes il y a la célèbre « bouillie bordelaise », pâte couleur bleu ciel à base de cuivre et de chaux. Certains s’interrogent sur ses effets dans le sol. En bio, son usage est limité. Il semble qu’une algue réussisse à bloquer l’avancée du mildiou. Enfin, une huile essentielle à base d’écorces d’orange douce assèche les taches… mais fait tomber les feuilles. Les labos planchent sur des stimulateurs de défenses naturelles, les SDN, explique René, un spécialiste des sciences de la terre qui travaille pour ces grands groupes pharmaceutiques. « Il y a la carapace de crustacé. On s’oriente aussi vers des produits entrant en compétition avec les parasites, ils colonisent, occupent l’espace. On développe également la confusion sexuelle : on évite l’accouplement des nuisibles avec des leurres hormonaux diffusés dans les vignes pour tromper le mâle. Des techniques utilisées en maraîchage aussi. » Impossible de ne pas évoquer la possibilité de plants OGM qui résisteraient aux maladies. Mais la manipulation génétique noierait le patrimoine. L’Inra y travaille, « ça sera au point dans trente ans », estime René. Faut-il s’en réjouir ? Les vignerons dormiraient mieux, et les vins seraient… sans surprise.

En attendant, Denis opère une sorte de darwinisme viticole en greffant dans ses vignes ses plants les plus beaux et les plus robustes.

Ça s’appelle la sélection « massale ». Il nous montre ses spécimens dans son vignoble Croix aux Moines. Autant dire qu’il connaît chacun de ses ceps par son prénom. Quel acharnement ! Et quelle injustice ! Les incertitudes reviennent l’assaillir chaque année, la même angoisse remet en cause son savoir-faire qui s’affine pourtant de millésime en millésime. Mais, avec cette foutue météo, rien n’est acquis. Est-ce la raison pour laquelle les Pommier ne communiquent jamais sur leurs trophées ? Il y aurait de quoi : lorsqu’ils ont reçu le prix du « Meilleur chardonnay du monde » en 2010, seuls les étrangers avaient réagi, multipliant leurs commandes, affluant dans leur petite cave voûtée, malgré la crise des subprimes (en 2008). « Jusque-là, on faisait 80 % de nos ventes avec les Américains, les Européens. Peu à peu, les Français se sont intéressés à nous. Aujourd’hui, la majorité de notre chiffre d’affaires se fait en France. » Pendant le confinement, les Pommier ont très bien vendu, aux cavistes, aux particuliers qui commandaient sur Internet. Leurs derniers millésimes, trop rares, s’arrachent. Denis le prudent ose un pronostic optimiste : « Le cru 2020 sera un millésime exceptionnel. »

Elu meilleur vigneron de l’année 2018, ce Bourguignon plus que discret n’en fait pas un argument de vente.

Il évoque à peine son palmarès de « meilleur chablis au monde » sur leur site. On n’est pas à Hollywood. Récemment, des Australiens lui ont proposé une mission conseil. Il a décliné : « Je ne parle pas l’anglais. » Ses conseils, il les prodigue gratuitement à ses copains dans la région.

« Les larmes de ma vigne. Si le bio pouvait parler »

Denis Pommier et Antonio Rodriguez

éd. Cherche-Midi

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