Projet de cellules de batterie en Montérégie

Un déjeuner avec Fitzgibbon non déclaré

Northvolt a discuté avec le gouvernement sans s’inscrire au registre des lobbyistes

Un appel et des échanges de courriels avec des fonctionnaires, un déjeuner avec le ministre Pierre Fitzgibbon : Northvolt a eu des discussions avec le gouvernement Legault sans s’inscrire au registre des lobbyistes, et contrairement à ce que l’entreprise affirmait, ces échanges sont survenus bien avant que le gouvernement modifie les règles pour lui éviter une évaluation environnementale publique.

La multinationale suédoise, qui projette de construire une « giga-usine » de cellules de batterie en Montérégie, a eu des échanges avec le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie au moins quatre mois avant son premier mandat déclaré de lobbyisme, montrent des courriels rendus publics à la suite d’une requête en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels visant à obtenir les communications entre les deux entités.

Le 23 novembre 2022, quelqu’un représentant Northvolt, dont l’identité est caviardée dans les documents, s’est entretenu avec une conseillère en développement industriel à la direction de la métallurgie et des produits industriels du Ministère et deux employés d’Investissement Québec.

« Comme convenu lors de notre appel aujourd’hui, voici les personnes à contacter », écrit ensuite dans un courriel en anglais la fonctionnaire, qui fournit les coordonnées d’un analyste et d’une responsable de la direction des mesures fiscales aux entreprises du ministère des Finances.

Le 6 février 2023, Pierre Fitzgibbon lui-même a eu un « déjeuner » avec le président-directeur général (PDG) de Northvolt pour l’Amérique du Nord, Paolo Cerruti, indique l’agenda du ministre.

Deux semaines plus tard, le 22 février, Québec déposait un projet de modification réglementaire ayant pour effet d’éviter au projet de Northvolt d’être assujetti à une évaluation du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE).

Cette chronologie contredit le PDG de Northvolt, qui a affirmé ne pas avoir eu d’échanges avec Québec avant ce changement réglementaire, dans un entretien avec La Presse sollicité par l’entreprise.

« Ce règlement a été modifié avant nos tout premiers échanges avec Québec, a assuré M. Cerruti. On n’a rien eu à voir là-dedans. »

Registre des lobbyistes

Toutes ces démarches ont eu lieu sans que Northvolt soit inscrite au registre québécois des lobbyistes, où elle est tenue de déclarer ses activités destinées à influencer des ministères ou des élus provinciaux et municipaux.

Ce n’est que le 3 mai 2023 que l’entreprise s’y est inscrite, rapportant rétroactivement un mandat de lobbyisme ayant commencé le 24 mars 2023 et visant à « identifier les soutiens commerciaux et réglementaires potentiels » et à « obtenir du financement afin de construire et d’exploiter une usine » au Québec.

Northvolt était pourtant inscrite depuis le 27 janvier 2023 au registre fédéral des lobbyistes, où elle doit déclarer ses activités destinées à influencer des ministères et élus fédéraux ; elle y avait même déclaré s’attendre à recevoir du financement du gouvernement québécois « pendant l’exercice financier en cours ».

La multinationale a d’ailleurs obtenu à la fin d’octobre 2023 un prêt de 240 millions de dollars et un investissement en capital de 200 millions de dollars américains (environ 275 millions de dollars canadiens) du gouvernement québécois.

Ces démarches sont aussi survenues avant que Québec refuse, le 7 mars 2023, d’autoriser le projet immobilier de l’entreprise Quartier MC2 sur le terrain appartenant aujourd’hui à Northvolt, parce qu’il portait « atteinte à la conservation de la biodiversité ».

« Certains fonctionnaires » du ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs ont été informés « au mois de mars 2023 [qu’]une usine potentielle de la filière batterie pourrait s’établir à Saint-Basile-le-Grand », a reconnu dans un courriel à La Presse une porte-parole du Ministère, Ghizlane Behdaoui.

Northvolt se défend

Northvolt a refusé d’accorder une entrevue à La Presse, mais a soutenu dans une déclaration transmise par sa porte-parole Emmanuelle Rouillard-Moreau que « ce sont les gouvernements du Canada et du Québec qui ont communiqué proactivement avec [elle pour l’]inviter à considérer le Québec comme site potentiel pour sa future usine de batteries ».

La multinationale suédoise invoque aussi une exception dans la Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme qui permet aux représentants d’une entreprise d’être exemptés de l’obligation de s’inscrire au registre si le lobbyisme ne représente pas « une partie importante » de leurs activités.

Cette exception est d’ailleurs critiquée par le commissaire au lobbyisme du Québec, MJean-François Routhier, qui y voit « une excuse qui exclut [beaucoup] d’activités de lobbyisme ».

L’objectif du registre des lobbyistes est de « permettre aux citoyens de prendre acte des représentations qui sont faites auprès des détenteurs des pouvoirs publics », a-t-il rappelé dans un entretien avec La Presse. « C’est important pour les citoyens de savoir ça et de pouvoir réagir. Le droit à l’information du citoyen est un droit fondamental », dit-il.

Le cabinet du ministre Pierre Fitzgibbon répond qu’« il est de la responsabilité des lobbyistes de s’inscrire au registre », et soutient qu’il n’y a eu « aucune discussion » sur la modification réglementaire lors du déjeuner du 6 février, une rencontre organisée « à la demande d’Investissement Québec », a déclaré le directeur des communications du ministre, Mathieu St-Amand.

Le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie a refusé d’indiquer s’il avait été question des seuils d’assujettissement à une évaluation environnementale lors de l’appel d’une fonctionnaire avec Northvolt, le 23 novembre 2022.

« Les éléments de discussion avec les entreprises sont confidentiels », a déclaré son porte-parole, Jean-Pierre D’Auteuil.

Comment Northvolt a pu éviter une évaluation du BAPE

Northvolt a entrepris les démarches officielles en vue de l’autorisation de son projet en septembre 2023, un peu plus d’un mois après l’entrée en vigueur de la modification des seuils d’assujettissement d’un tel projet à une évaluation du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE). Avant la modification, proposée en février 2023 et entrée en vigueur en juillet 2023, le projet de Northvolt aurait été visé par la réglementation sur la fabrication de produits chimiques, prévoyant que tout projet dépassant une production annuelle de 50 000 tonnes devait être évalué par le BAPE. La modification a remplacé ce critère par de nouvelles exigences spécifiques à la fabrication d’équipements de stockage d’énergie, qui prévoient une évaluation du BAPE pour tout projet dépassant une production annuelle de 60 000 tonnes. Northvolt prévoit une production annuelle de 56 000 tonnes.

7,3 milliards

Somme maximale que Québec et Ottawa se sont engagés à investir dans le projet de Northvolt

sources : gouvernements du Québec et du Canada

100 hectares

Superficie approximative de milieux naturels que Northvolt prévoit détruire pour construire sa giga-usine de cellules de batteries

source : ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs

« Un autre exemple flagrant du manque de transparence »

Les échanges non déclarés entre Northvolt et le gouvernement Legault sont pour le milieu écologiste une preuve supplémentaire de la nécessité de faire examiner le projet de la multinationale suédoise par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE).

« C’est un autre exemple flagrant du manque de transparence qui englobe le dossier Northvolt », estime la directrice générale de Nature Québec, Alice-Anne Simard. « Ça montre qu’il y a peut-être eu une pression pour changer les règles. »

L’entreprise aussi gagnerait à se soumettre à une évaluation du BAPE, car elle favoriserait l’acceptabilité sociale de son projet en écoutant les préoccupations du public et en se montrant transparente, affirme Mme Simard, ajoutant qu’elle éviterait aussi de perdre du temps avec les polémiques et les contestations judiciaires.

Le directeur général de la section québécoise de la Société pour la nature et les parcs (SNAP), Alain Branchaud, abonde dans son sens : « Les gens ne sont pas contre ce projet-là, ils sont vraiment contre la façon dont il est bâti. »

Les « discussions derrière des portes closes » entre Québec et Northvolt inquiètent également Greenpeace, Patrick Bonin, responsable de la campagne Climat-Énergie de l’organisme, soulignant les « milliards en jeu ».

« Il a fallu obtenir des documents [en invoquant] la loi sur l’accès à l’information ; ils sont caviardés [et] ne nous permettent pas de statuer sur la teneur exacte des échanges. »

— Patrick Bonin, responsable de la campagne Climat-Énergie de Greenpeace

« Le gouvernement s’est tiré dans le pied »

Au premier ministre François Legault qui appelait les critiques du projet de Northvolt à « changer d’attitude », Alice-Anne Simard réplique que « c’est plutôt l’attitude du gouvernement consistant à contourner les règles environnementales pour accélérer certains projets qu’il faut changer ».

« Le gouvernement s’est probablement nui plus qu’autre chose, il s’est tiré dans le pied, on se retrouve avec un projet qui a de moins en moins d’acceptabilité sociale », dit-elle.

Alain Branchaud dit croire aux bonnes intentions du gouvernement et de Northvolt, mais estime qu’« ils s’y prennent de la façon des années 1940 et tentent de contourner les processus modernes qu’on a mis en place pour s’assurer d’avoir les meilleurs projets possibles et les retombées les plus positives pour la société ».

Outre les préoccupations environnementales, qui ont été plus médiatisées jusqu’à maintenant, le projet peut aussi avoir des impacts socioéconomiques, souligne-t-il. « Il faut que ces enjeux-là soient discutés. »

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