« Un grand jour », Dit Mike Ward

Dans une décision très partagée, la Cour suprême a renforcé vendredi la liberté d’expression artistique en donnant raison à Mike Ward dans le litige en discrimination qui l'opposait à Jérémy Gabriel. Ce dernier s'est dit « très déçu », mais ne regrette pas son combat, qui aura duré près de 10 ans.

Victoire en Cour suprême

« J’avais pas le choix de me battre »

Même si Mike Ward a lancé des « méchancetés » et des « propos honteux » à Jérémy Gabriel, l’humoriste n’a pas pour autant discriminé le jeune chanteur en se moquant de lui. Dans une décision très partagée vendredi, la Cour suprême est venue renforcer la liberté d’expression artistique, tout en mettant au pas le Tribunal des droits de la personne.

« C’est un grand jour pour moi. C’est un grand jour pour l’humour. Je ne suis pas heureux d’avoir gagné. Je suis soulagé, il y a une différence. […] J’avais pas le choix de me battre, je pense que j’ai fait ce que n’importe quel humoriste devrait faire », a réagi Mike Ward vendredi dans une vidéo diffusée sur Facebook. L’humoriste soutient que cette affaire a « scrappé » sa santé mentale. Il termine avec de bons mots à l’égard de Jérémy Gabriel.

La Cour suprême a conclu que l’humoriste s’était moqué de Jérémy Gabriel parce qu’il était une personnalité publique et non en raison de son handicap. Le jeune chanteur n’a donc pas été discriminé en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Mike Ward avait été condamné à verser 35 000 $ à Jérémy Gabriel par le Tribunal des droits de la personne en 2016.

« Le fait qu’un humoriste connu, populaire, profite de sa tribune pour se moquer d’un jeune homme en situation de handicap n’a certes rien d’édifiant. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas ici de déterminer si les propos de M. Ward sont de bon ou de mauvais goût. […] Situés dans leur contexte, ses propos ne peuvent être pris au premier degré », explique la Cour suprême à cinq contre quatre.

Dans cet arrêt, la Cour suprême vient surtout mettre un frein à la tendance du Tribunal des droits de la personne à minimiser l’importance de la liberté d’expression dans les dossiers de discrimination.

« Le recours en discrimination n’est pas, et ne doit pas devenir, un recours en diffamation », insistent les juges majoritaires (en italique dans le jugement).

Selon Pierre Trudel, professeur de droit à l’Université de Montréal, la Cour suprême met ainsi fin à une « tendance extrêmement glissante et très dangereuse qui aurait pu rendre beaucoup plus risquée la prise de parole et presque tout le discours artistique ».

Contexte « déterminant »

Sans émettre de nouvelles balises sur les limites de la liberté d’expression, la Cour suprême clarifie l’importance de l’« expression artistique », laquelle est « au cœur des valeurs à la base de la liberté d’expression ». Ainsi, le contexte artistique des propos de Mike Ward est « déterminant » pour établir s’il y a eu discrimination, selon la Cour suprême.

En effet, des spectateurs ne prendront pas « au pied de la lettre » toutes les blagues d’un humoriste, à plus forte raison s’il est connu pour son « humour particulier ». Cela ne confère toutefois pas une « forme d’impunité » aux artistes, nuance la Cour suprême. Ceux-ci ne sont pas dans une catégorie « à part entière, dont le statut serait supérieur » à celui des autres citoyens en matière de liberté d’expression.

Une personne « raisonnable » assistant au spectacle de Mike Ward ne considérerait donc pas que ces blagues incitent à « mépriser » Jérémy Gabriel, estiment les juges majoritaires.

« Les propos litigieux exploitent, à tort ou à raison, un malaise en vue de divertir, mais ils ne font guère plus que cela. »

— Extrait du jugement de la Cour suprême

L’humoriste connu pour ses blagues corrosives se moquait de Jérémy Gabriel dans un numéro sur les personnalités « intouchables » au Québec interprété à des dizaines de reprises au début des années 2010. L’adolescent, alors surnommé « le petit Jérémy », était notamment connu pour avoir chanté devant le pape Benoît XVI et dans de nombreuses émissions à la télévision.

Dans son numéro, Mike Ward qualifiait le garçon de « laitte » et de jeune avec un « sub-woofer » sur la tête. L’humoriste blaguait aussi sur le fait qu’il avait essayé de le « noyer », mais que Jérémy Gabriel n’était « pas tuable ». Le jeune chanteur est atteint du syndrome de Treacher-Collins, maladie qui entraîne des malformations à la tête et une surdité sévère. Il affirme avoir beaucoup souffert des blagues de Mike Ward. En 2019, la Cour d’appel du Québec a conclu que Mike Ward avait franchi la « limite permise » avec ses blagues discriminatoires.

Importante décision pour la liberté d’expression

Selon Louis-Philippe Lampron, professeur en droit et liberté à l’Université Laval, la Cour suprême vient « renforcer » la liberté d’expression artistique en rappelant qu’il existe une certaine « hiérarchie » à ce sujet, même si les artistes ne jouissent pas d’une « immunité ». La Cour suprême vient aussi préciser que la « sensibilité » d’une personne n’est pas un critère suffisant pour interdire à quelqu’un des propos, analyse M. Lampron.

La Cour suprême vient également recadrer considérablement les compétences « restreintes » du Tribunal des droits de la personne et de la Commission des droits de la personne. « Il faut appeler un chat un chat. C’est un véritable recadrage que vient apporter la Cour suprême », tranche M. Lampron.

La Cour suprême souligne que la compétence du Tribunal s’est « élargie indirectement » dans les dernières décennies en faveur d’interprétations « généreuses » des droits et libertés. Ainsi, selon ce courant, des « propos blessants » peuvent constituer de la discrimination, même si le préjudice est « relatif » et que les effets sociaux de la discrimination sont « absents ». Ce courant soulève de « sérieuses préoccupations » en matière de liberté d’expression, conclut la Cour suprême, puisqu’il a pour effet d’« alléger le fardeau de preuve dans une action en discrimination ».

« Le recours en discrimination doit être limité à des propos dont les effets sont réellement discriminatoires », résument les juges de la majorité, sous la plume du juge en chef Richard Wagner et de la juge Suzanne Côté, deux magistrats québécois.

Forte dissidence de la minorité

Dans une forte dissidence, les juges de la minorité estiment que les blagues de Mike Ward à l’égard de Jérémy Gabriel étaient des « insultes péjoratives » basées sur son handicap, et que celles-ci constituaient une atteinte discriminatoire à son droit à la dignité.

À leur avis, Mike Ward a usé de façon « complètement disproportionnée » de son droit à la liberté d’expression par rapport au préjudice subi par Jérémy Gabriel.

« Ses blagues sur sa tentative de noyer [Jérémy Gabriel] s’inspiraient de stéréotypes pernicieux voulant que les personnes handicapées soient des objets de pitié et des fardeaux pour la société dont on peut se débarrasser », écrivent les juges minoritaires.

« On fait face à une Cour suprême extrêmement divisée, voire clivée. C’est rare, des divisions aussi fortes. Mais ce n’est pas la première décision avec autant de lignes de faille », analyse le professeur Louis-Philippe Lampron.

« Très déçu », Jérémy Gabriel est prêt à tourner la page

Jérémy Gabriel s’est dit « très déçu » d’avoir perdu sa cause face à Mike Ward, alors que la Cour suprême a statué vendredi en faveur de l’humoriste. « Un peu amoché » par près de 10 années de litige, il affirme toutefois être prêt à tourner la page.

« Après toutes ces années, c’est difficile de perdre, mais ça se prend avec beaucoup d’humilité et de dignité », a affirmé Jérémy Gabriel vendredi lors d’une conférence de presse. Si « le combat se termine tristement pour [lui] », il affirme être aujourd’hui « serein » face à la situation.

Entouré du président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Philippe-André Tessier, et d’une des avocates responsables du dossier, MStéphanie Fournier, Jérémy Gabriel a précisé que son but n’avait jamais été de « se victimiser ». Il souhaitait plutôt susciter une réflexion collective, objectif qu’il estime en partie atteint. « Même si la porte est fermée pour moi, elle n’est pas définitivement fermée », estime-t-il.

Condamné en 2016 par le Tribunal des droits de la personne à verser 35 000 $ à Jérémy Gabriel et après avoir perdu en Cour d’appel en 2019, l’humoriste Mike Ward voit finalement le vent tourner en sa faveur devant le plus haut tribunal du pays. La Cour suprême du Canada n’estime pas que le numéro de son spectacle Mike Ward s’eXpose où il se moquait allègrement de Jérémy Gabriel est un cas de discrimination en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

MStéphanie Fournier a quant à elle soulevé, devant les médias, que le « profond clivage » chez les juges, tant sur le verdict que « sur la notion même de dignité et de ce qui constitue la discrimination fondée sur la dignité », vient changer les règles du jeu et créer un nouveau cadre juridique sur ces questions. « Il ne s’agissait pas pour la Commission de faire le procès de l’humour ou de limiter la liberté d’expression d’un humoriste, mais bien de défendre le droit à la dignité d’un jeune adolescent », a précisé le président de la Commission des droits de la personne, assurant que le travail de l’organisme se poursuivrait en ce sens.

« Beaucoup de temps et d’énergie »

Jérémy Gabriel s’est confié sur les idées suicidaires qu’il a eues lorsque le numéro est sorti et qu’il subissait de l’intimidation. Il a dit avoir tenté au moins une fois de mettre fin à ses jours. « La bataille judiciaire dont je viens de sortir a duré presque 10 ans, et a soutiré beaucoup de mon temps et de mon énergie », a affirmé M. Gabriel, émotif.

Pour lui, le fait d’avoir « dénoncé » Mike Ward demeure « une fierté », car il a pris position contre « la discrimination dans un discours public » et pour la défense des personnes en situation de handicap.

La Commission des droits de la personne aurait tenté, en vain, d’approcher Mike Ward pour un règlement à l’amiable avant que le litige ne se retrouve devant le tribunal. « J’aurais aimé une conversation franche et directe avec M. Mike Ward », a affirmé Jérémy Gabriel. « On a eu deux jugements favorables et on était prêts à le rencontrer pour qu’il y ait une discussion parce que ce que je voyais beaucoup, c’est qu’on minimisait […] ce qui se passait, ce qui avait été dit, les impacts sur moi et ma vie, a-t-il ajouté. J’aurais voulu lui dire ça en pleine face, pas qu’on se retrouve devant le tribunal. Ça aurait pu être évité. »

Pour Jérémy Gabriel, l’enjeu de la discrimination était au centre du litige. Le but, a-t-il dit, n’a jamais été de se retrouver devant les tribunaux, mais d’obtenir une « rétribution » et une reconnaissance « des torts commis » de la part de l’humoriste. Une reconnaissance qu’il ne croit pas qu’il obtiendra un jour. « La vraie beauté là-dedans, c’est que je peux maintenant passer à autre chose, a-t-il ajouté. C’est aussi une sorte de soulagement. »

Soupir de soulagement dans le milieu de l’humour

L’industrie de l’humour craignait avec l’affaire Mike Ward de voir les artistes « s’autocensurer » et qu’un « tribunal des bonnes blagues » limite la liberté artistique. C’est donc avec satisfaction qu’on accueille la décision de la Cour suprême rendue vendredi en faveur de l’humoriste dans son litige contre Jérémy Gabriel.

La Cour suprême du Canada, en statuant en faveur de Mike Ward, a prononcé un jugement qui allège les craintes du milieu de l’humour. « C’est une super nouvelle », affirme au bout du fil Patrick Rozon, vice-président aux contenus francophones chez Juste pour rire. « [Un jugement contre Mike Ward] aurait créé une culture de la peur, croit-il. Ça aurait touché la liberté d’expression et de nombreux producteurs ou artistes n’auraient pas osé aller dans certaines zones. On en serait arrivé à de l’autocensure de la part des humoristes. »

L’Association des professionnels de l’industrie de l’humour est « satisfaite de la décision », indique MWalid Hijazi, qui l’a représentée à la Cour d’appel et à la Cour suprême dans ses interventions pour le camp Ward. On s’inquiétait aussi de la « frilosité » qui gagnerait le milieu si un humoriste était sanctionné « pour une blague dans le contexte de son travail ».

S’indigner sans censurer

Il est bien indiqué dans le verdict du plus haut tribunal du pays que les questions du bon goût ou des « préjudices émotionnels » causés par les blagues ne pèsent pas dans le débat juridique opposant la liberté d’expression au droit à la dignité.

« C’est un droit démocratique pour le public d’être offensé.  Est-ce qu’il y a un droit de poursuivre à chaque fois que c’est le cas ? »

— Patrick Rozon, vice-président aux contenus francophones chez Juste pour rire

Louise Richer, directrice générale et fondatrice de l’École nationale de l’humour (ENH), rappelle également en entrevue avec La Presse la distinction entre « droit à l’indignation » et volonté de « museler », lorsqu’il est question d’humour. « Chacun a ses propres filtres et sa propre sensibilité. On ne dit pas aux gens de ne pas réagir, dit-elle. Mais il faut vivre avec une espèce d’élasticité de l’acceptabilité, sinon on tombe dans le musellement, et on ne veut pas ça non plus. Ma crainte, c’est que l’on confonde tout ça et qu’éventuellement, ça mène à quelque chose comme un tribunal des bonnes blagues. » La décision de la Cour suprême met heureusement un frein à cette tendance, constate-t-elle.

Mike Ward ne souhaite pas commenter le verdict auprès des médias, mais il a publié sur les réseaux sociaux vendredi après-midi une vidéo de près de sept minutes revenant sur toute l’affaire. Sur Twitter, il a partagé une publication datant de 2016 de Norm Macdonald, dans laquelle l’humoriste mort récemment prenait fait et cause pour lui. « On l’a fait Norm, on a gagné », a écrit Ward juste après la sortie du jugement en sa faveur.

« L’humour a gagné aujourd’hui », a quant à lui tweeté Sugar Sammy, qui n’était pas disponible vendredi pour une entrevue. Plusieurs humoristes approchés par La Presse, dont l’acolyte de Mike Ward, Guy Nantel, ont décliné l’invitation à commenter le verdict de la Cour suprême vendredi.

L’humour déjà balisé

« Je ne pense pas qu’il y ait lieu d’adopter un discours triomphal, car ce sont des choses sensibles, mais c’est un soulagement », affirme Louise Richer. L’impact de la décision inverse sur la liberté d’expression aurait été « une épée de Damoclès sur la création », croit-elle.

Cela ne veut pas dire que le jugement « entérine la non-imputabilité ou l’immunité » pour le métier d’humoriste, tient à préciser Mme Richer. La pratique de l’humour est déjà balisée, de plus en plus même, fait-elle remarquer.

« La limite de l’acceptabilité évolue au fil du temps. Des choses qui se faisaient antérieurement ne pourraient plus se faire aujourd’hui et ça témoigne d’une autorégulation en société. Les humoristes ne sont pas sur une autre planète où tout est possible. »

— Louise Richer, directrice générale et fondatrice de l’École nationale de l’humour

Tous les domaines artistiques le font d’ailleurs et réévaluent constamment les limites de leurs libertés, mais la création vient aussi avec « ses aspects d’ombre, ses aspects provocants » qu’il faut accepter, estime la directrice de l’ENH. « De tout temps, ç’a été une couleur de l’humour », dit-elle.

Une « leçon »

Mike Ward fait dans l’humour corrosif et son public le sait. « Les gens dans la salle ne sont pas offusqués, parce qu’ils aiment ce genre d’humour, dit Patrick Rozon. Mais les artistes humoristes vont avoir appris leur leçon et vont bien mettre en contexte leurs blagues. Il faut faire attention, avec les réseaux sociaux, par exemple, lorsqu’on prend un demi-gag ou un extrait et qu’on le met en ligne. Il y a une portion d’éducation qui est faite avec ce jugement. »

Mira Falardeau, auteure du livre Humour et liberté d’expression, estime que le verdict de vendredi « redonne ses lettres au langage humoristique ». Pour elle, la distinction entre monde du comique et monde du réel est impérative. La question du contexte, que la Cour suprême a soulignée pour justifier son jugement, est essentielle. « Dans l’humour, on est dans le symbole, dans une autre dimension », dit-elle.

« Il était question d’une personnalité publique, ce qui vient avec le risque qu’on rie de nous, ajoute Mme Falardeau. Lorsqu’on rit d’un personnage public, on rit de nous-même aussi. Ça fait partie de la santé d’une société. […] Les humoristes seront soulagés d’avoir la liberté d’amuser librement, alors qu’il y a partout tellement de lourdeur. »

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