Voyage en montgolfière avec Dany Laferrière

Dany Laferrière a lancé cette semaine Sur la route avec Bashō, roman graphique libre et poétique qu’il a écrit, dessiné et peint entièrement à la main. Rencontre avec un écrivain qui sait arrêter le temps.

Dans son livre Je suis un écrivain japonais, publié en 2008, Dany Laferrière déambule dans le métro de Montréal en lisant La route étroite vers les districts du Nord, du poète japonais du XVIIe siècle Matsuo Bashō. C’est dire combien celui qui est considéré comme un des maîtres classiques du haïku l’accompagne depuis longtemps.

« C’est toujours comme ça avec moi. Le haïku est là depuis Eroshima, mon deuxième livre, en 1987. Je fais des chemins comme ça, avec quatre ou cinq personnages de la littérature, qui sont des poissons-pilotes, qui me permettent de circuler dans le monde. Je les suis. »

Et que lui apporte Bashō ? « Le Japon ! » Dany Laferrière a l’air particulièrement en forme en cette journée printanière, et en verve, comme toujours – l’écrivain est à Montréal jusque vers la fin d’avril, et doit ensuite retourner à Paris pour accueillir Chantal Thomas à l’Académie française.

Le Japon, donc, mais aussi « la brièveté », qui est « à l’opposé » de ce qu’il croit être, « mais en même temps si proche ».

Sur la route avec Bashō est le quatrième roman dessiné de Dany Laferrière depuis Autoportrait de Paris avec chat en 2018. Un livre de 385 pages… non paginé, comme une sorte de pied de nez aux codes et de geste de liberté. « La numérotation, c’est comme fliquer la page ! Ici il y a une sorte d’infini, rien ne s’arrête. »

Il y raconte l’histoire d’un petit personnage, Caméra, qui part à la découverte « des multiples visages du monde » et l’observe avec ses grands yeux avides. Comme Bashō qui insérait des poèmes dans son journal – « Il était poète par ponctuation » –, l’écrivain explique que les dessins sont la prose qui forme le récit, et que les courtes phrases qu’il y insère en sont l’essence, comme une sorte d’exergue. Mais l’un ne va pas sans l’autre.

« Chez les poètes japonais, il y a cette facilité, cette glissade sur le fil de la vie qui crée une sensation d’intemporalité et qui m’a toujours intéressé. Tout pour faire décoller le lecteur, qu’il ait cette impression d’apesanteur. C’est une montgolfière, en fait, ce livre. »

Une montgolfière qui donne à voir une tapisserie de sensations, de couleurs, et d’émotions, mais aussi de lieux, d’écrivains, de peintres, de musiciens, « comme une sorte de polyphonie ».

C’est ce qu’il a souvent fait, dans des livres comme L’art presque perdu de ne rien faire, par exemple, voguer d’un sujet à l’autre, de la fureur du monde à des réflexions métaphysiques sur la création en passant par de la « pub » pour des artistes qui le nourrissent. Mais cette fois-ci, il ramène les idées à leur plus simple expression, en se débarrassant de tout ce qui dépasse. Le défi : « aller jusqu’à l’os » tout en restant poétique.

« Ce n’est pas simplement dépoussiérer, enlever, faire le ménage. Ce noyau dur doit contenir toute la fluidité d’une forme longue. L’impression qu’un monde s’est caché à l’intérieur de ces deux ou trois vers. »

— Dany Laferrière

Après plus de 35 ans de carrière, est-ce un but d’atteindre une telle simplicité ? « Oh je pourrais retourner à l’enflure, au gâteau d’anniversaire ! » Il sourit. « Mais ce n’est pas de la sagesse, ou un objectif d’en arriver là. C’est des formes qu’on essaie, parce qu’on a le droit de le faire. »

Un monde

« J’ai donc parcouru le monde pour ne retenir que ces images tremblotantes pareilles à des grains de poussière qui dansent dans la lumière du matin. »

Le livre est truffé de ce genre de bijou ciselé qu’on savoure lentement, et c’est ce que Dany Laferrière recherche. « Qu’on me dise “je trouve ça très beau”, ça me suffit ! » Pas de conseils de vie, de démonstration mathématique ou de philosophie ici, qu’une « joie soudaine et incompréhensible » qu’il aime distiller.

« Ce ne sont pas des perles de sagesse. C’est juste le moment où le lecteur ou la lectrice hoche la tête, ou rêve un peu… »

— Dany Laferrière

Entre les ombres de l’automne et le soleil de son enfance, il y a toutes les teintes dans ce « livre-monde ». Et pas qu’un seul état : « Il y a l’état du passé, du passé simple, du passé composé, du présent, du futur… »

C’est aussi une occasion pour lui, un an après son Petit traité sur le racisme, de ne pas être astreint à ne parler « que de ce qui se passe là », une façon de dire qu’il n’est pas qu’un commentateur de l’actualité. « Et les autres non plus ne sont pas que ça. Même un raciste n’est pas que raciste. N’en faire qu’un raciste, c’est lui enlever toute possibilité de bouger. »

Si, d’un côté, il se réapproprie le mot qui commence par N « parce que Haïti a un copyright dessus » et qu’il tient à rappeler que « l’Histoire existe », il peut aussi réfléchir à la mort et aborder « tous ces thèmes qui n’ont rien à voir avec la question noire et blanche ». Un acte d’affranchissement donc, pour lui et pour les autres.

« Là où on m’avait repoussé comme ouvrier et comme jeune noir, on ne m’avait pas donné la chance de penser la mort comme tout le monde. Je l’ai prise. »

Arrêter le temps

« Quand on se regarde dans le miroir au lieu de voir un visage nous sentons passer le temps », écrit Dany Laferrière, qui comme tout le monde en vieillissant, trouve que le temps semble passer plus vite.

« Mais en écrivant ce livre à la main, en dessinant, je ralentis le temps. Je crée un espace extrêmement vivant qui me permet de vivre les jours sans les compter. »

— Dany Laferrière

Et d’arrêter le temps ? « Et de ne plus le nommer. Le livre où les pages ne sont pas comptées, c’est un livre où la succession de pages, comme les jours, n’existe pas. Donc le temps n’existe pas. »

Comme quand il avait 10 ans à Petit-Goâve, et qu’il observait les fourmis pendant que sa grand-mère buvait son café sur la galerie. Des décennies plus tard, il adopte « la même posture attentive » en peignant des feuilles d’arbre, et retrouve la même qualité de vie à travers cette précision, en attendant l’été.

« J’ai créé un temps neuf, beau, rond. Et utile parfois. »

Puisqu’il écrit aussi que « le voyageur revient un jour ou l’autre sinon ce n’est pas un voyageur », on demande à Dany Laferrière, avant de le quitter, quel est l’endroit où il se considère comme « de retour ». Où se trouve son point de chute.

« Dans un livre », répond-il.

« Mon pays de plus en plus, c’est la bibliothèque. On dit qu’on est chez soi là où on se sent à l’aise. Je me sens à l’aise quand j’écris. Je n’ai besoin que de quelques livres, une dizaine d’auteurs. Et une fenêtre, pour parfois me déplacer et aller voir la couleur du jour. Et voilà. »

Sur la route avec Bashō

Dany Laferrière

Boréal

385 pages

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