COVID-19 / Chronique

180 (presque) siècles

Où voulez-vous aller ? a demandé la supérieure.

Envoyez-moi chez les plus pauvres, a répondu la Dre Suzanne Labelle.

On l’a envoyée dans un village de mineurs des Andes de Bolivie, à 4000 m d’altitude. Il y avait un hôpital de la société minière, pour soigner minimalement les milliers d’hommes qui travaillaient dans cette immense mine d’étain où la tuberculose faisait des ravages. Et un petit poste sanitaire avec une infirmière dévouée pour les gens du village.

Sœur Labelle a fait sa médecine presque par accident. On lui avait interdit la faculté de théologie, réservée aux hommes se destinant à la prêtrise.

Finalement, après sa médecine, elle est devenue la première femme à obtenir un Ph. D. de la faculté de théologie de l’Université d’Ottawa. En plus de parler français, espagnol, anglais, italien et quechua, une langue indigène bolivienne.

Elle est une des 180 résidantes retraitées de cet immeuble lavallois insoupçonnable. Cent quatre-vingts vies d’incroyables aventures sur tous les continents, entre coups d’État, révolutions, grèves, répression, maladie, misère et injustice.

Cent quatre-vingts (presque) siècles à aller aimer son prochain au bout du monde, au nom de Jésus.

« Ces femmes-là n’ont peur de rien, dit leur médecin, la Dre Émilie Hamel, qui les a connues dans un stage d’étude en Bolivie. On pouvait faire six heures de jeep dans des chemins de montagne défoncés des Andes pour aller chercher une enfant malade, il y avait des hommes armés dans des champs de coca, elles me disaient : aie pas peur, ils ne te feront rien… C’est des fonceuses, un peu cowboy même ! Elles sont allées au bout de leur profession. »

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Ces jours-ci, la Dre Hamel ne dort pas toujours bien. Parce qu’elle redoute ce jour où le virus…

Jusqu’ici, malgré quelques frayeurs, aucune de ses patientes (et amies) n’a été atteinte.

« Les consignes sont très, très strictes. Il y en a qui trouvent qu’on est trop sévères, elles aiment sortir ! », dit sœur Michelle Payette, supérieure provinciale des Sœurs missionnaires de l’Immaculée-Conception. Une congrégation québécoise, fondée par Délia Tétreault, dont on dit qu’un jour elle a vu en songe des champs de blé surmontés de têtes d’enfants, comme un appel… Auquel des milliers ont répondu.

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L’étage du sous-sol a été libéré en cas d’éclosion. Tout a été désinfecté rigoureusement. Et puisque c’est la consigne, on s’est mis à la fabrication de masques.

Il y a justement ici Yolande Laroche qui, à 16 ans, est allée travailler dans l’usine de couture du village, à Saint-Flavien de Lotbinière, où l’on faisait des vêtements d’enfants pour Eaton. Elle a quitté l’usine pour entrer en religion. Elle s’est retrouvée en Zambie, à enseigner aux femmes. « On a beaucoup travaillé à la promotion de la femme », dit-elle.

Et manifestement, elle n’a pas perdu la main.

Comme on est chez les sœurs, on ne gaspille rien. Et c’est avec de vieux draps que Blanche Cloutier et elle se sont mises à l’ouvrage à partir d’un patron rigoureux.

Lever, messe à la télé, déjeuner, faire des masques jusqu’à midi, dîner, faire des masques encore, souper, faire des masques… Les premiers jours ne donnaient pas beaucoup de « lousse », comme elle dit, mais l’urgence n’attendait pas.

« Des sœurs de Québec en ont demandé, on les met à la poste », dit-elle.

On est à court d’élastiques ces jours-ci, on en découpe des plus gros sur la largeur, ça ralentit un peu la production…

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Cent-quatre-vingts vies incroyables.

Éliette Gagnon, 92 ans, est arrivée à Cuba en 1959. Les communistes venaient de prendre le pouvoir.

Drôle de moment pour des missionnaires catholiques ?

« Vingt-sept des 37 sœurs ont dû revenir, les collèges ont été nationalisés, mais nous étions à la campagne alors nous avons pu rester. Quel bonheur nous avons vécu d’être si près des gens ! Excusez-moi, je pense encore en espagnol…

« Je suis incapable de ne parler que négativement de la révolution. Jusque-là, 33 % des enfants cubains n’allaient pas à l’école. J’ai vu les premières campagnes d’alphabétisation. Ils avaient mobilisé des professeurs qui se rendaient partout dans les campagnes. Le jour, ils travaillaient au champ, le soir, dans chaque famille, avec une petite lampe d’Aladin, ils réunissaient les familles et ils leur apprenaient à lire et à écrire… »

« J’ai vu la chasse aux contre-révolutionnaires, des gens fusillés, emprisonnés, les nationalisations… Mais ces professeurs avec quelques cahiers, une petite lampe, c’était très émouvant. »

— Sœur Éliette Gagnon

Elles faisaient du travail social, soignaient des gens.

Plus tard, en Bolivie, une équipe de médecins cubains était débarquée pour opérer 100 000 cataractes.

La Bolivie… Un coup d’État n’attendait pas l’autre. Elle a vu des sœurs couchées sur les rails de chemin de fer pour soutenir des grévistes dans les mines. Des prêtres emprisonnés. Des hélicoptères tirer sur les manifestants, qui fuyaient dans les rues. Certains venaient trouver refuge dans leur couvent, ou juste y mourir, on les cachait dans la cour. En même temps que des policiers venaient se cacher des manifestants…

Oui, c’est une tenante de la « théologie de la libération ».

On les accueillait au nom de deux gros problèmes : le communisme et l’alcoolisme. Mais partout, c’était la pauvreté et l’injustice.

« Depuis le temps où j’allais avec ma tante à L’Anse-Saint-Jean, pendant la crise des années 1930, donner de la nourriture aux pauvres, je n’ai jamais accepté qu’il y ait des riches et des pauvres.

« Je ne dis plus que je suis catholique, je dis : je suis chrétienne. La religion a tout compliqué. »

Deux fois, sœur Gagnon a rencontré Fidel Castro.

« Il a été baptisé et formé chez les Jésuites, il admirait les sœurs. Il m’a dit : je ne sais pas comment elles s’arrangent, mais je donne les mêmes mensualités aux civils pour prendre soin des vieillards, ils n’en ont jamais assez. Les sœurs, elles agrandissent les maisons…

« Il avait connu personnellement trois religieuses assassinées au Salvador. C’était un homme d’une conversation extraordinaire. Dans la vie, il était ami de certains religieux que je connaissais. »

Une autre fois, à l’ambassade du Canada, Pierre Elliott Trudeau était venu avec son bébé, un certain Justin. « Fidel l’appelait El Presidente.

« Ma plus grande joie, ç’a été de pouvoir atteindre autant de gens, qui sont des multiplicateurs… »

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Il faudrait des livres entiers pour rendre justice à toutes ces femmes.

« C’est extraordinaire de travailler auprès d’elles, elles en ont tellement vécu, elles m’inspirent tellement », dit la Dre Hamel.

« Quand une sœur est en fin de vie, elles font des veillées, elles se relaient à tour de rôle dans la chambre, jour et nuit. Elles prient, font des chapelets. Elles s’accompagnent jusqu’à la fin, elles sont solidaires, c’est une des plus belles choses que j’aie vues. Elles se soutiennent jusqu’au bout, vraiment jusqu’au bout. »

Toutes choses impossibles dans un environnement « COVID », là comme partout ailleurs.

Ce qui est le comble quand on s’est frotté à la malaria, la tuberculose, tout ce qu’il y a de saletés de moustiques et de dictatures sanglantes…

Jusqu’ici, « grâce à Dieu », comme elles disent, grâce aux précautions, grâce à la chance, le virus n’est pas entré.

Et sœur Yolande continue à faire avec la même rigueur ses masques, dont on fait des piles impeccables avant distribution.

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