Chroniques d’une coiffeuse gauchère

Quel meilleur endroit pour fouiller dans la tête de ses sujets qu’un salon de coiffure ? Dans le cadre d’un projet de recherche, la sociologue montréalaise Barbara Thériault troque ses bouquins contre un peigne et une paire de ciseaux. Direction Halle-sur-Saale, en Allemagne, où elle étudiera ses habitants pendant les prochains mois. Coupe de cheveux incluse.

En avril, la professeure de sociologie à l’Université de Montréal Barbara Thériault a remporté un concours littéraire organisé par la ville d’Halle-sur-Saale, dans l’est de l’Allemagne. Pendant les six prochains mois, elle chroniquera sur sa ville d’accueil et le quotidien de ses habitants dans le journal local.

Mais réellement, elle y sera pour faire de la sociologie, avec une petite twist : les salons de coiffure deviendront ses postes d’observation !

L’idée semble farfelue, mais elle découle d’une question profondément sociologique.

Il y a quelques années, Barbara Thériault étudiait les classes moyennes de l’ancienne partie communiste de l’Allemagne, qu’elle décrit ainsi : « C’est une société qui valorise le milieu. On ne cherche pas vraiment à se distinguer, à être meilleur que les autres. On veut montrer qu’on reste les deux pieds sur terre », explique-t-elle.

Là-bas, tout le monde s’habille de la même façon, se chausse de la même façon, se coiffe de la même façon. La sociologue en a fait elle-même l’expérience. À son arrivée à Halle-sur-Saale, elle s’est arrêtée dans un salon, laissant le champ libre à la coiffeuse.

« Je me promenais dans la rue et je regardais les femmes de mon âge et je me disais : “Mon Dieu, on m’a transformée en [Halloise] !” », dit en rigolant Barbara Thériault, en passant une main dans ses cheveux courts, coiffés à la mode locale.

De là l’idée des salons de coiffure. Pour explorer la question de l’esthétique – et du goût, plus largement, qui a nourri parmi les plus grandes théories sociologiques –, dans ce coin de l’Allemagne qu’elle étudie depuis des années.

« Pourquoi on aime, pourquoi on n’aime pas… Ce sont des choses qui nous apparaissent complètement naturelles, mais qui sont aussi ancrées dans des univers sociaux », explique la professeure.

Détective du quotidien

Dans sa chronique hebdomadaire, Barbara Thériault se présente comme une « coiffeuse gauchère ». Gauchère, parce qu’elle coiffe avec la main gauche, mais surtout parce qu’on s’improvise difficilement coiffeuse après dix semaines de cours privés et de tutoriels sur YouTube.

À sa grande surprise, la sociologue se débrouille plutôt bien avec une paire de ciseaux, mis à part ce client qui a quitté sa chaise avec un trou sur le dessus de la tête (on vous rassure, tout le monde en a bien ri).

« Les gens ne sont pas frileux. Ils font totalement confiance. Je ne sais pas pourquoi… »

— Barbara Thériault

Celle qui a appris l’allemand lors de ses études universitaires prend des notes, entre deux coupes. Elle observe, se nourrit des conversations avec les clients. Le sociologue est un détective du quotidien, aime à dire Barbara Thériault. « C’est de s’intéresser aux autres, d’avoir les yeux ouverts quand on se promène. C’est d’être ouvert à toutes les petites énigmes de la vie. »

Pour un œil attentif, le salon de coiffure – ce haut lieu de sociabilité qui sert aussi de prétexte pour « jouer dans la tête » de ses sujets – foisonne d’indices.

« Quand tu vas chez le coiffeur, c’est une façon de devenir un citoyen de la ville. Les coiffeurs reproduisent toujours les mêmes coupes de cheveux. Ils jouent un rôle important dans un quotidien en tant que reproducteur de la normalité », constate la professeure.

Entre la littérature et le reportage

Chaque semaine, donc, Barbara Thériault publiera des fragments de ses observations dans le journal local d’Halle-sur-Saale. Le but, ultimement, est d’en faire un livre.

« La sociologie, j’adore ça. J’en mange. Mais ça peut être plate », se désole la professeure. Sa solution ? Le feuilleton sociologique, une tradition journalistique allemande à l’intersection de la littérature, de la sociologie et du reportage.

« Ça passe par une forme d’écriture plus ludique, plus accessible, une façon de faire de la sociologie qui est plus relax », explique Mme Thériault. Mais qui a tout le sérieux et la méthode de la recherche sociologique : « J’ai toujours des questions sociologiques qui m’habitent. »

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