Chronique

La cloche de verre doctrinaire

Qu’est-ce qui cloche avec le prochain spectacle de Betty Bonifassi ?, demandait Marilou Craft dans un statut Facebook repris par le magazine Urbania. C’était en décembre dernier, soit exactement six mois avant la première au TNM de SLĀV, un spectacle de chants d’esclaves, d’ouvriers et de prisonniers noirs du sud des États-Unis, archivés par deux ethnomusicologues américains, déterrés et interprétés par Béatrice Bonifassi et mis en scène par Robert Lepage.

À noter : si le projet dans sa forme actuel est nouveau, cela fait plus de cinq ans que Betty Bonifassi interprète ces chants, sur deux disques – Betty Bonifassi et Lomax – et dans un spectacle qu’elle a trimballé un peu partout, y compris au Festival de jazz. Inutile de préciser que l’arrivée dans le décor de Robert Lepage a fait basculer ce simple tour de chant dans une dimension épique et théâtrale.

Il n’en demeure pas moins que six mois avant que naisse cette œuvre, six mois avant qu’on sache quelle forme elle prendrait et qui, hormis Bonifassi, en ferait partie, Marilou Craft, diplômée de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM, critique, auteure et occasionnelle commentatrice à la radio, décrétait qu’il y avait quelque chose qui clochait avec cette création. Quoi au juste ? Pour résumer la pensée de cette militante de la diversité qui lutte contre « le privilège blanc », comme elle l’a écrit elle-même dans une lettre fort percutante publiée dans La Presse il y a deux ans, disons que l’idée de SLĀV la dérangeait parce qu’il s’agit « d’un spectacle portant sur des esclaves noirs, monté et chanté par des Blancs ».

Mme Craft ajoutait qu’avec sa formation et son parcours de critique, il était normal, voire légitime, qu’elle pose des questions sur le discours de ce futur spectacle qui, bien qu’en gestation, en disait déjà long sur notre société, selon elle.

Je sais un peu ce qu’ils enseignent à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM, puisque mon fils y a fait son bac, mais j’ignorais qu’ils encourageaient les étudiants à critiquer les spectacles avant même qu’ils existent. 

Me semble que la première chose que l’ex-étudiante aurait dû faire avant de poser ses objections, c’était d’attendre que le spectacle soit monté, non ?

La deuxième chose qu’elle aurait aussi pu faire, c’est émettre ses doutes et ses critiques, non pas il y a six mois, mais il y a quatre ans, à la sortie des deux albums de Betty Bonifassi ou après avoir vu son tour de chant. Car hier comme aujourd’hui, Betty demeure une Blanche interprétant des chants d’esclaves noirs, ce qui semble être un crime, de nos jours.

Mais faut croire qu’à ce moment-là, notre critique avait d’autres chats à fouetter ou d’autres spectacles pas encore nés à critiquer. Ou peut-être avait-elle déjà compris qu’il n’était pas idéologiquement rentable de s’en prendre à une chanteuse de la marge qui se tuait à diffuser des chants que personne ne voulait entendre. Pour avoir un maximum d’impact et de clics, il lui fallait s’en prendre à un symbole éclatant du pouvoir dominant mâle, occasion en or que lui a fournie le grand Robert Lepage bien malgré lui il y a six mois.

La dernière chose encore plus importante que cette jeune dame aurait dû faire avant de coucher son indignation par écrit, c’est de s’informer de la genèse de ce projet, au lieu de s’en tenir aux déclarations de Betty dans les médias. S’informer avant de prendre position, c’est la moindre des choses si on ne veut pas dire trop de conneries.

Or, si notre critique avait fait ses recherches, elle aurait découvert que Betty Bonifassi traîne ces chants d’esclaves et de prisonniers noirs dans sa besace depuis 1998, année où le metteur en scène Pierre Collin l’a chargée de trouver des chants de travail des années 30, pour la production du classique de Steinbeck, Des souris et des hommes. C’est à cette occasion que Betty a découvert que ces chants, patiemment recueillis, enregistrés et archivés par Alan et John Lomax, deux Blancs (eh oui, désolée), dormaient sur les tablettes du musée Smithsonian à Boston.

Betty est revenue de Boston avec un CD sur lequel elle avait fait graver un premier chant, qui n’a finalement pas servi à la pièce, mais qui s’est pour ainsi dire fiché à jamais dans son cœur et sa conscience. Un vieux disque usé jusqu’au sillon et trouvé dans une brocante est venu agrandir son répertoire de chants d’esclaves, répertoire auquel Betty refusait de renoncer malgré l’indifférence qu’elle rencontrait quand elle en parlait. Et puis, par miracle, Betty a réussi à convaincre DJ Champion d’enregistrer certains de ces chants, dont le poignant No Heaven, sur Chill’em All, un CD qui a fait époque.

Tout aurait pu s’arrêter là, mais Betty s’est entêtée. Ces chants à la fois douloureux et résilients la hantaient. Elle refusait de les abandonner et, surtout, elle souhaitait les faire entendre au plus large public possible.

Tout cela pour dire que ces chants auxquels Betty rend hommage n’auraient jamais connu de rayonnement ni de diffusion sans ses efforts. C’est par sa voix et sa détermination que ces chants, à la fois noirs et lumineux, ont été rappelés à notre mémoire au lieu de sombrer dans l’oubli. Lui en faire le reproche est aussi absurde que de reprocher aux deux ethnomusicologues blancs de les avoir enregistrés pour qu’ils ne soient pas oblitérés par l’Histoire.

Quoi, parce qu’ils étaient blancs, les Lomax auraient dû s’abstenir ? Franchement…

Le combat pour la diversité et pour l’inclusion des minorités sur les scènes d’ici est un combat important qui a connu jusqu’à maintenant quelques trop rares percées. Nous tous sommes de plus en plus conscients que les minorités du Québec sont sous-représentées sur les scènes et sur les écrans, et qu’il est urgent de leur faire la place qui leur revient. Pas par charité. Mais pour un portrait plus juste et diversifié de notre société. Mais ce n’est pas rendre service à ce combat que de tout mélanger et d’attaquer ceux qui, aussi blancs et privilégiés fussent-ils, font un réel effort pour créer des ponts et encourager l’inclusion.

S’il y a quelque chose qui cloche dans cette affaire, c’est le discours, plus répandu qu’on pense, qu’incarne Marilou Craft. Ce qui cloche, c’est d’être à ce point aveuglé par le fanatisme qu’on ne fait pas la différence entre ses ennemis et ses alliés. Et que, même face à un hommage sincère, on préfère verser dans la victimisation plutôt que de reconnaître une victoire. Ce qui cloche, en fin de compte, c’est cette cloche de verre sous laquelle on s’enferme pour empêcher l’air d’entrer et d’ébranler une pensée doctrinaire.

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