États-Unis

Le cancer antidémocratique

Les menaces qui pèsent sur la démocratie américaine ne sont pas disparues lorsque Donald Trump a quitté la Maison-Blanche. Au contraire. À l’approche des élections de mi-mandat, les Américains s’inquiètent du sort de leur démocratie comme jamais auparavant. Avec raison, explique notre éditorialiste Alexandre Sirois.

Démocratie américaine

Attention, danger !

À quelques semaines des élections de mi-mandat aux États-Unis, la liste des enjeux qui inquiètent les Américains est longue.

– Le coût de la vie a explosé. Ils sont nombreux à se serrer la ceinture et à racler les fonds de tiroir, dans ce pays où les inégalités de revenu sont scandaleusement élevées.

– De fait, la récession pend au bout du nez des Américains.

– Certaines zones de la Floride ont récemment été dévastées par l’ouragan Ian. Le drame rappelle à quel point le pays est vulnérable aux changements climatiques et ne s’adapte pas assez rapidement.

– La Cour suprême des États-Unis a annulé l’arrêt Roe c. Wade et fait reculer le pays de 50 ans sur la question du droit à l’avortement.

Question : d’après vous, lequel de ces enjeux inquiète le plus nos voisins du Sud à l’heure actuelle ?

Aucune de ces réponses.

Non, vraiment. Aucune !

Il y a quelques semaines, NBC News a demandé aux Américains quel était pour eux l’enjeu le plus important. Celui qui a pris la tête du classement ? Les menaces qui pèsent sur la démocratie.

Les enjeux les plus importants selon les Américains

Menaces à l’égard de la démocratie 20 %

Coût de la vie 18 %

Emplois et économie 16 %

Immigration 12 %

Changements climatiques 8 %

Avortement 8 %

Armes à feu 7 %

Crime 7 %

Autres réponses 4%

Source : NBC News, septembre 2022

Les Américains, qui iront aux urnes le 8 novembre prochain, notamment pour déterminer qui des démocrates ou des républicains va contrôler le Congrès américain, sont terrifiés par l’avenir de leur démocratie.

Un autre sondage, mené récemment par l’Université Quinnipiac au Connecticut, l’a confirmé. Selon l’étude, deux Américains sur trois (67 %) estiment carrément que la démocratie est en danger. C’est neuf points de pourcentage de plus qu’au tout début de l’année 2022, lorsque la même question a été posée.

« On a vu une tentative d’empêcher une transition pacifique du pouvoir, le 6 janvier 2021, par celui qui était le président à l’époque. C’était une première dans l’histoire des États-Unis. »

— Yascha Mounk, politologue de l’Université Johns-Hopkins

M. Mounk étudie depuis des années ce qu’il qualifie de « déconsolidation » de la démocratie.

« Le danger que Donald Trump et son mouvement représentent pour la démocratie continue à être très réel dans le présent et, je le crains, à l’avenir », ajoute-t-il (lors d’une entrevue virtuelle menée en français d’un bout à l’autre).

Donald Trump était déjà toxique avant même de devenir président. Au pouvoir, il a déstabilisé à la fois son pays et le reste du monde. Et depuis qu’il a été vaincu par Joe Biden, l’ancien président républicain n’a rien perdu de son mordant… ni de sa capacité de nuisance.

Donald Trump a engendré un cancer antidémocratique. Et celui-ci métastase.

La semaine dernière, le Washington Post a révélé que 299 candidats républicains aux élections de mi-mandat – c’est-à-dire la majorité – ont nié ou mis en doute le résultat de la présidentielle de 2020.

Ces républicains tenteront, le 8 novembre prochain, d’être élus dans des postes clés partout au pays. On parle ici de sièges au Congrès américain, mais aussi de divers postes cruciaux au niveau des États : gouverneurs, secrétaires d’État, procureurs généraux. D’après le quotidien américain, au moins 174 de ces candidats devraient être élus ou réélus sans difficulté.

On comprend mieux pourquoi le président Joe Biden a prononcé un discours enflammé, début septembre, pour sonner l’alarme. « Donald Trump et les républicains MAGA [Make America Great Again] représentent un extrémisme qui menace les fondements mêmes de notre République », a-t-il dit. Ces républicains, il est allé jusqu’à les traiter de « quasi-fascistes ».

Il est donc clair que les prochaines élections de mi-mandat représentent un test majeur pour la démocratie américaine.

Fragile démocratie

Yascha Mounk vient de publier un livre sur « les démocraties face à la diversité », intitulé La grande expérience. Mais c’est avec l’essai intitulé Le peuple contre la démocratie, paru en 2018, qu’il est devenu célèbre. Au sujet de l’avenir de cette forme de régime politique, il est crucial de se poser « la question du poulet », y écrivait-il.

Euh… quoi ?

Oui, en effet, ça nécessite quelques explications.

Il faisait référence à une fable imaginée par le philosophe britannique Bertrand Russell. L’histoire d’un poulet qui ne voulait pas croire les autres animaux qui lui expliquaient qu’on cherchait à l’engraisser pour le tuer. On le nourrissait tous les jours et, pour lui, tout allait bien. « Pourquoi les choses seraient-elles différentes », se disait-il… avant qu’on lui torde le cou.

Yascha Mounk voulait ainsi illustrer que même si la démocratie était stable depuis de nombreuses décennies, notamment aux États-Unis, il était périlleux de penser que ce serait toujours le cas.

« Quand j’ai commencé à dire que même les démocraties les plus vieilles pouvaient être en danger, cette position a été très contestée. Mais au cours des six ou sept dernières années, on l’a vu clairement : notamment en Pologne, en Hongrie, au Brésil, en Inde et aussi aux États-Unis. »

— Yascha Mounk, politologue de l’Université Johns-Hopkins

Depuis l’élection de Joe Biden, les républicains semblent s’acharner encore davantage pour donner raison à cet expert. Ils rivalisent d’imagination pour trouver de nouvelles stratégies afin de modifier les règles du jeu électoral et éroder encore plus les normes démocratiques.

Le professeur Paul Quirk, un Américain qui enseigne actuellement la science politique à l’Université de la Colombie-Britannique, a passé de longues minutes au téléphone à nous expliquer toutes les manœuvres mises de l’avant par les républicains.

On assiste notamment à une tentative de « prise de contrôle partisane de la part des républicains des postes d’agents responsables du dépouillement des votes », souligne le politologue.

Il faut savoir que le pouvoir d’administrer les élections fédérales a été placé, en vertu de la Constitution américaine, entre les mains des États. Et que dans ceux-ci, les secrétaires d’État jouent généralement un rôle primordial dans l’administration du scrutin.

« Les secrétaires d’État peuvent accepter les résultats pour certaines parties de leur État ou les contester. Comme plusieurs candidats nient le résultat de la présidentielle de 2020, ils pourraient être prêts à tricher lorsqu’il faudra compter les voix. »

— Paul Quirk, professeur de science politique à l’Université de la Colombie-Britannique

Des candidats républicains qui convoitent des postes de gouverneur soutiennent également que Donald Trump a remporté l’élection présidentielle contre Joe Biden (dont celui de la Pennsylvanie, Doug Mastriano, qui a même été filmé le 6 janvier 2021 après avoir traversé les barrières de la police autour du Capitole).

Le même phénomène s’observe chez les candidats à la Chambre des représentants, qui jouent également un rôle fondamental dans la certification des résultats du scrutin présidentiel.

Vous pensiez que le processus de validation des résultats de l’élection de 2020 a été chaotique ? Tout indique que vous n’avez encore rien vu !

Le cancer antidémocratique, c’est aussi la multiplication des tentatives, par les élus républicains de nombreux États, visant à restreindre l’accès au vote. Entre autres en limitant la durée du vote par correspondance ou en fermant des bureaux de scrutin dans certains quartiers. Et ces changements touchent toujours de façon démesurée des électeurs susceptibles de voter pour les démocrates. Comme par hasard !

Lors de la prochaine élection présidentielle, les règles du jeu vont donc avoir été modifiées dans plusieurs États pour nuire aux démocrates. Et si, malgré tout, leur candidat triomphe, les républicains pourraient donc être bien positionnés pour lui bloquer l’accès à la Maison-Blanche.

Ce jeu dangereux a poussé le mensuel The Atlantic à titrer son numéro de décembre dernier, en référence à la tentative de coup d’État de l’an dernier : « Le 6 janvier n’était qu’une répétition ».

Des experts n’hésitent même plus à affirmer publiquement que le Parti républicain est désormais une force antidémocratique.

Profondes divisions

C’est un grand paradoxe : les Américains s’inquiètent de voir l’état de leur démocratie se détériorer, pourtant, plusieurs semblent redoubler d’ardeur… pour la saboter encore plus.

Un grand paradoxe… qui s’explique aisément. En simplifiant à l’extrême, on pourrait même tenter de le résumer en un mot.

Polarisation.

Un des experts de ce phénomène, aux États-Unis, est Marc Hetherington, professeur de science politique à l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill. Avertissement : si vous voulez rester optimiste quant à la possibilité que les divisions s’estompent rapidement aux États-Unis, peut-être ne devriez-vous pas lire ce qui suit.

« Il n’y a pas vraiment d’autre période de l’histoire américaine où nous avons vu un niveau si élevé de polarisation, à l’exception du milieu des années 1800, qui est bien sûr l’époque de la guerre civile. »

— Marc Hetherington, professeur de science politique à l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill

Or, non seulement le degré de polarisation est aujourd’hui très, très élevé, mais sa nature a aussi changé. Comme si le feu était pris et que l’eau ne suffisait plus pour l’éteindre.

Des années 1930 jusqu’à la fin du XXe siècle, les Américains étaient divisés sur « des enjeux sur lesquels on pouvait trouver des compromis », raconte-t-il. « Il s’agissait de l’ampleur de la taille du gouvernement, de savoir si nous devions dépenser plus, taxer ou réglementer davantage. »

En revanche, au cours des deux ou trois dernières décennies, des « enjeux culturels » ont pris le dessus. « L’avortement, le racisme systémique, les droits des LGBT… En résumé, c’est la force des traditions opposée à la force du changement. Et c’est une ligne de fracture qui est beaucoup plus difficile à surmonter. »

Car il se trouve dorénavant que la polarisation est basée sur des sentiments, ajoute-t-il. « Il y a de l’antipathie et même de la haine pour le parti avec lequel on ne s’identifie pas. Donc si vous êtes un démocrate, vos sentiments quant aux républicains sont plus négatifs qu’ils ne l’ont jamais été. » Et vice versa, évidemment.

Les partisans du Canadien de Montréal qui détestaient jadis les Nordiques de Québec et qui aujourd’hui souhaitent du mal aux Bruins de Boston sont bien placés pour comprendre ce phénomène. Le résultat, en politique, c’est que peu importe ce que les ténors du parti que vous soutenez font ou disent, vous avez de fortes chances d’être d’accord.

C’est probablement en grande partie ce qui explique que les deux tiers des partisans républicains sont d’accord avec Donald Trump lorsque celui-ci soutient que la présidentielle de 2020 lui a été volée.

C’est un cauchemar dont les Américains ne semblent pas pouvoir se réveiller de sitôt.

De la démocratie à la dictature ?

Y a-t-il tout de même des raisons d’espérer ?

« En matière de probabilités, les efforts de Trump et de ses partisans pour faire basculer la démocratie vont probablement être contrecarrés. Mais ce n’est pas quelque chose qu’on peut tenir pour acquis », estime Paul Quirk.

Les États-Unis « ont quand même des institutions dotées d’une forte tradition et ça stabilise le système jusqu’à un certain point », souligne pour sa part Yascha Mounk. La preuve ultime, c’est que Donald Trump n’est plus à la Maison-Blanche, même s’il souhaitait y rester après sa défaite.

Le problème, bien sûr, c’est que l’ancien président et ses fidèles semblent déterminés à éviter qu’une telle situation se reproduise.

Ça ne veut pas dire, cependant, que les États-Unis vont se transformer en dictature du jour au lendemain, précise l’expert. Il serait sage de ne pas avoir de vision manichéenne de l’avenir, avec l’option démocratique d’un côté et la dictature de l’autre.

« J’ai une grande peur pour l’avenir de la démocratie libérale aux États-Unis, mais le scénario de rechange n’est pas une dictature pure et simple. C’est plutôt un système semi-autocratique dans lequel un parti contrôle une grande partie des institutions, de la société civile, mais où il y a quand même une certaine forme de contestation. Et où, peut-être, à un certain moment, une opposition pourrait gagner et reprendre un certain contrôle », explique le politologue de l’Université Johns-Hopkins.

Les experts ont une expression conçue pour une telle forme de gouvernement : autoritarisme compétitif. C’est la situation qui prévaut par exemple au Pakistan ou en Thaïlande, précise Yascha Mounk.

« Ma crainte est que les États-Unis vont finir avec ce système à demi démocratique, à demi autoritaire. »

— Yascha Mounk, politologue de l’Université Johns-Hopkins

Nul ne peut prédire l’avenir, bien sûr.

Mais il est clair qu’on ne se trompe pas en affirmant qu’à court ou moyen terme, la survie de la démocratie américaine telle que nous la connaissons n’est pas garantie.

C’est troublant. Et on va se le dire bien franchement, c’est angoissant.

Essai

Le délire de l’empire américain

L’éditorialiste Alexandre Sirois vient de publier, avec la politologue Alexandre Couture Gagnon, Le délire de l’empire américain, aux éditions La Presse. À la manière d’un échange épistolaire, les deux auteurs y proposent une série de réflexions sur l’état de la première puissance mondiale, du déclin de la démocratie à la polarisation extrême en passant par les inégalités et le cauchemar du trumpisme. Une lecture qui arrive à point à l’approche des élections de mi-mandat aux États-Unis.

— La Presse

Un avertissement pour le Canada

Tout de suite après l’élection de Donald Trump, de ce côté-ci de la frontière, il était encore possible de croire que nous étions immunisés contre la crise de la démocratie qui frappait alors de plein fouet les États-Unis.

Plus maintenant.

Lorsque des manifestants ont pris Ottawa d’assaut au début de l’année 2022, on a compris que le trumpisme et la radicalisation de larges pans de la société américaine étaient contagieux. Et que le Canada pouvait être infecté.

Quelques mois plus tard, un groupe de travail de l’Université d’Ottawa publiait un rapport sous forme d’avertissement.

« La croissance continue de l’imprévisibilité et de l’unilatéralisme aux États-Unis pourrait susciter des questions difficiles, surtout si Donald Trump ou un républicain » de la même trempe devait remporter l’élection présidentielle de 2024, y lit-on. « Les États-Unis demeureront notre plus proche allié, mais ils pourraient également devenir une source de menace et d’instabilité. »

Coauteur de ce rapport, le professeur de l’Université d’Ottawa Thomas Juneau explique qu’on sous-estime le danger de l’ingérence américaine au Canada.

« On pense à la Chine, qui met de la pression sur sa diaspora ici, ou à l’Iran. On pense aussi à l’interférence électorale par la Russie et la Chine en particulier. Ce sont des menaces importantes, il ne faut pas les négliger », affirme cet expert.

Mais l’ingérence « de politiciens, de groupes d’extrême droite, de médias » américains est réelle, comme on a pu le constater lors des manifestations à Ottawa et ailleurs au pays en début d’année.

On ne peut plus se permettre de l’ignorer. L’heure est venue de cesser de minimiser la menace venue du Sud, estime M. Juneau.

Parce que ça affecte aussi les gouvernements provinciaux, municipaux, les polices municipales et provinciales, le secteur privé, il faut progressivement incorporer dans leur façon de penser cette notion que l’instabilité aux États-Unis nous menace et que ce n’est plus hypothétique.

Les divers services de renseignement au pays ont mis l’accent sur la menace terroriste au cours des dernières années. Avec raison, souligne Thomas Juneau. Mais ils ont récemment compris que les États-Unis étaient désormais un facteur d’insécurité. « Il faut continuer à rediriger des ressources vers cette menace-là », dit-il.

Est-ce que ça pourrait vouloir dire, carrément, qu’il faut craindre pour la survie de la démocratie canadienne à court terme ?

« Il faut faire attention à la démocratie, mais je ne pense pas que le Canada soit comparable aux États-Unis. Je pense que toutes sortes de facteurs font que le Canada est moins vulnérable », dit Ruth Dassonneville, politologue de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en démocratie électorale.

Le facteur principal, selon la professeure, c’est que le problème de la polarisation est nettement moins préoccupant au Canada qu’aux États-Unis.

Si le pays de l’Oncle Sam est coupé en deux, avec d’un côté les républicains et de l’autre, les démocrates, la situation au Canada est plus complexe. « Il y a plus de groupes différents et moins de potentiel pour voir uniquement deux groupes apparaître. »

« Il y a des provinces différentes, qui ont leur propre identité, il y a le clivage linguistique, il y a différentes préférences idéologiques. Il y a donc moins de potentiel que ça provoque une opposition entre deux camps très distincts. »

— Ruth Dassonneville, politologue de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en démocratie électorale

C’est une bonne nouvelle… qui ne parvient toutefois pas à nous faire oublier que des manifestants ont pris d’assaut Ottawa, dont certains dans le but de renverser le gouvernement démocratiquement élu.

Et que des politiciens fédéraux ont accordé leur soutien à ces protestataires, souhaitant visiblement tirer profit de la grogne à l’égard des institutions fédérales.

On peut effectivement regarder ce qui se passe chez nos voisins et se dire que si on se compare, on se console. Mais on aurait tout avantage à ne pas oublier que notre démocratie, aussi, est fragilisée.

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