Agriculture

Les terres noires menacées de disparition

Si rien n’est fait, les terres noires du sud-ouest du Québec – qui servent à cultiver la moitié de la production maraîchère de la province – auront complètement disparu d’ici 50 ans. Habituellement concurrents, 14 producteurs agricoles de la Montérégie se sont unis pour financer un grand projet de recherche mené par l’Université Laval dans l’espoir de freiner cette tendance alarmante qui compromet notre souveraineté alimentaire.

Creuser pour comprendre

En 1960, il fallait excaver en moyenne 220 centimètres avant d’atteindre la glaise bleue qui se trouve sous les champs du sud-ouest du Québec. Composés de sols dits organiques, les champs se dégradent à un rythme effarant en raison de l’oxydation, du compactage et de l’érosion. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’un mètre, en moyenne. Par endroits, il ne reste plus que 20 centimètres. « Ça se voit par la hauteur des chemins de campagne. À l’époque où nos parents se sont installés à Sherrington, en 1951, les terres étaient à la hauteur du rang. Aujourd’hui, elles sont un mètre plus bas », illustre Denys Van Winden, l’un des cultivateurs impliqués dans le projet. « Nous, on le voit parce qu’on vit dedans, mais quelqu’un qui passe devant va dire : “Oh, les belles terres !” »

Perte de 2 cm par année

La hauteur des champs de terre noire diminue en moyenne de deux centimètres par année. Avec une épaisseur moyenne de 100 centimètres, ces terres auront donc complètement disparu d’ici 50 ans. « Il y a un centimètre qui part avec le vent et il y a un centimètre qui part avec la décomposition microbienne », explique Jean Caron, professeur de physique du sol au département des sols et de génie agroalimentaire de l’Université Laval. « Des sols organiques, c’est juste un ancien dépôt qui s’est comblé de végétation et qui a commencé à se composter. C’est comme si vous aviez un gros tas de feuilles mortes qui commençaient à se décomposer et qui partaient sous forme de dioxyde de carbone et d’eau dans l’atmosphère. Si tu n’en rajoutes jamais, il n’en reste plus. »

12 millions pour trouver des solutions

Souvent appelée le « Triangle d’or » ou le « jardin du Québec » en raison de sa grande fertilité, la zone du sud-ouest du Québec (qui comprend surtout la Montérégie) est responsable de 50 %, en valeur marchande, de la production maraîchère de la province. C’est pour pérenniser cette agriculture que l’Université Laval a annoncé hier la création d’une chaire de recherche en conservation et en restauration des sols organiques. Près de 12 millions seront consacrés à cette mission sur cinq ans. Fait inusité, 7 millions proviennent directement de 14 entreprises agricoles. C’est Jean Caron qui dirigera la chaire. « C’est le milieu qui se prend en main pour sauver ces terres au bénéfice des générations futures. Dans ma vie de chercheur, c’est très rare que j’aie vu cela », a-t-il expliqué.

Sacrifices

Pour freiner l’érosion et créer de la nouvelle biomasse afin de régénérer leurs terres, les agriculteurs devront cesser de cultiver une portion de leurs champs durant une très longue période : « environ 20 ans », estime Jean Caron. C’est ce que l’on appelle une rotation longue. Des bandes qui freineront l’effet du vent seront mises en jachère. « Est-ce qu’ils devront y consacrer 30 % pour sauver 70 % de leurs terres, ou 10 % pour sauver 90 % ? C’est cela que l’on doit déterminer. L’inconnue est là », explique le professeur. Deux plantes seront testées dans les zones qui se drainent plus lentement et qui sont plus vulnérables à l’érosion éolienne : le Miscanthus et le saule. « De façon périodique, on va récolter cette biomasse et l’on va l’enfouir », dit-il, tout en admettant que cette révolution entraînera nécessairement des pertes financières pour les agriculteurs.

Cri du cœur

Pas moins de 70 étudiants, cinq professeurs et quatre assistants de recherche travailleront sur le terrain pour tester et vérifier l’efficacité de différentes interventions sur les sols. Ils mèneront des tests en serre, en cabinets de croissance et dans les champs des 14 entreprises agricoles qui collaborent à ce projet. Les détails de ce vaste projet ont été présentés en grande pompe hier dans l’usine d’emballage CAMS de Sherrington en présence de nombreux politiciens. Le doyen de la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, Jean-Claude Dufour, qui s’était également déplacé, a déclaré que le lancement de cette chaire était une « belle annonce », mais aussi une annonce « cri du cœur », le « cri d’une planète », a-t-il martelé.

Terre noire 101

La région du sud-ouest du Québec, qui borde la frontière américaine, est particulièrement fertile en raison d’un microclimat plus chaud que dans le reste de la province. Une fois drainées, les terres dites organiques sont un terreau particulièrement fertile pour la production de laitues, de carottes, d’oignons, d’ail, de céleri, de pommes de terre et de courges. Il y a de la terre noire ailleurs au Québec, comme en Abitibi ou dans les Laurentides, mais le climat n’est pas favorable. À Laval aussi, il y a des terres noires, mais l’étalement urbain a fait disparaître de vastes zones agricoles. Les sols dits minéraux, composés d’argile ou de sable, sont utilisés pour d’autres types de culture, comme celle du maïs. Ils se dégradent aussi, mais à un rythme beaucoup plus lent. La dégradation des sols organiques cultivés est un phénomène mondial.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.