Cachez ces cheveux gris

Lisa LaFlamme animait le bulletin de nouvelles national le plus regardé au Canada. CTV National News attirait en moyenne à 23 h plus d’un million de téléspectateurs, plus du double du National de la CBC. En avril, pour la deuxième année d’affilée, la journaliste de 58 ans a remporté le prix Écrans canadiens de la meilleure cheffe d’antenne au pays.

Et pourtant, deux mois plus tard, Lisa LaFlamme a été remerciée par CTV, sans plus de cérémonie, après 35 ans de services, dont plus d’une décennie comme tête d’affiche de sa salle de nouvelles. Alors qu’il lui restait près de deux ans à son contrat.

Lloyd Robertson, prédécesseur de Lisa LaFlamme, a été chef d’antenne à CTV jusqu’à 77 ans. Peter Mansbridge, le présentateur vedette de la CBC, a lu les nouvelles jusqu’à 69 ans. Deux poids, deux mesures ? Il semble bien que oui.

« Ce n’est pas mon choix », a précisé la journaliste, encore sous le choc – elle était tenue au secret depuis juin –, dans une vidéo de deux minutes, diffusée sur Twitter en début de semaine. Il s’agit d’une « décision d’affaires » fondée sur « l’évolution des habitudes des téléspectateurs », a aussitôt précisé Bell Media, propriétaire de CTV, dans un communiqué.

Une vingtaine de minutes plus tard, Bell annonçait que son nouveau chef d’antenne serait Omar Sachedina, un diplômé de l’Université McGill, de 20 ans le cadet de Lisa LaFlamme. Comment dit-on « pas chic » en anglais ? Ni pour l’une ni pour l’autre, du reste.

Différentes enquêtes de médias du Canada anglais ont révélé cette semaine que de l’ingérence dans le contenu journalistique ainsi qu’un conflit de personnalités notamment seraient à l’origine du congédiement de Lisa LaFlamme. Michael Melling, le nouveau vice-président de CTV News, nommé en janvier dernier, ne semble pas accepter que des femmes lui tiennent tête, selon plusieurs employés de CTV qui ont requis l’anonymat.

Lisa LaFlamme souhaitait, semble-t-il, que plus d’argent soit investi dans la couverture de la guerre en Ukraine, afin d’assurer la sécurité des journalistes. Elle aurait aussi insisté pour qu’une productrice et associée, qui allait perdre son poste, demeure à ses côtés.

La « décision d’affaires » de Bell Media, selon plusieurs observateurs, semble surtout avoir été un prétexte commode pour se débarrasser d’une employée influente qui contestait l’autorité d’un nouveau cadre. Afin d’embaucher à sa place un journaliste moins expérimenté à un salaire moindre.

Ce qui saute aux yeux dans cette décision controversée, c’est surtout l’âgisme et le sexisme éhontés et décomplexés qui la sous-tendent. La journaliste d’enquête Robyn Doolittle du Globe and Mail a révélé jeudi que Michael Melling avait demandé, dès son arrivée en poste, qui avait autorisé Lisa LaFlamme à cesser de se teindre les cheveux pendant la pandémie. De vive voix. Dans une réunion de cadres. Cinq mois plus tard, il annonçait son congédiement à sa cheffe d’antenne.

Ça paraît inconcevable en 2022, d’un sexisme caricatural, quasi burlesque, digne d’un sketch de Kids in the Hall, mais c’est pourtant vrai. Ce ne fut même pas son seul commentaire à propos de la couleur de cheveux naturelle de sa cheffe d’antenne, selon le Globe and Mail. Inutile de préciser qu’on ne ferait jamais pareille remarque à propos d’un homme. Je fais de la télé et j’ai des cheveux (de plus en plus) gris depuis 15 ans, et je peux en témoigner.

Deux ou trois chroniqueurs conservateurs ont eu beau tenter de balayer sous le tapis les accusations de sexisme, en laissant entendre que Lisa LaFlamme était possiblement une victime de la culture woke (on connaît la rengaine), la quasi-totalité des reporters et chroniqueurs du Canada anglais l’ont décrite cette semaine comme une journaliste exigeante, très respectée et appréciée de ses collègues.

Si Bell Media avait eu quelque chose de concret et d’accablant à lui reprocher, on l’aurait su, même indirectement. Une fuite est si vite arrivée lorsqu’il est question de dédouaner une entreprise empêtrée dans un fiasco de relations publiques…

Il n’y a rien qui permette à l’heure actuelle de faire un parallèle entre le congédiement de Lisa LaFlamme et la suspension par Radio-Canada de Pascale Nadeau. Plusieurs ex-collègues de Pascale Nadeau – qui poursuit maintenant Radio-Canada – ont dénoncé ce qu’ils décrivent comme un climat malsain régnant sur le plateau du Téléjournal qu’elle animait. Rien de tel n’a été reproché à Lisa LaFlamme par CTV ni ne se dégage de l’ensemble des reportages consacrés à son congédiement controversé.

On dira que je suis naïf, mais j’ose espérer qu’aujourd’hui au Québec, un tel congédiement serait plus difficilement envisageable. Nos télédiffuseurs, on le souhaite, ont appris de leurs erreurs.

En 1984, à 40 ans, la journaliste de Radio-Canada Louise Arcand a été informée par ses patrons qu’ils souhaitaient eux aussi « rajeunir » le bulletin d’information qu’elle animait. Elle a été remplacée par une collègue de 28 ans. La Cour supérieure du Québec et la Commission canadienne des droits de la personne ont reconnu qu’elle avait été victime de discrimination. Elle est morte d’un cancer, en 1992.

D’autres journalistes ont semblé faire les frais d’une forme ou autre de discrimination par la suite. On pense à Francine Bastien, Suzanne Laberge, Madeleine Poulin ou encore Michèle Viroly. Il reste qu’aujourd’hui, plusieurs journalistes d’expérience animent des bulletins de nouvelles ou des émissions d’information. Aucune, sauf erreur, n’a cependant les cheveux gris…

Croire qu’un bulletin d’information à la télévision traditionnelle risque d’être plus populaire parce qu’il est animé par un homme de 38 ans plutôt que par une femme de 58 me semble relever non seulement de l’âgisme et du sexisme, mais aussi de la pensée magique.

Cette « décision d’affaires » aussi méprisable que malencontreuse risque surtout de se retourner contre Bell Media. Le plus inquiétant, ce n’est pas de voir une entreprise de cette envergure agir aussi cavalièrement, avec aussi peu d’égards pour l’expérience et le journalisme de qualité. Quiconque se souvient du film Broadcast News ou a suivi la série The Morning Show n’en sera pas surpris.

Le plus inquiétant, c’est de constater qu’en 2022, il soit encore si facile de se débarrasser d’une femme en prétextant qu’elle n’est pas assez docile, qu’elle a un visage ou des cheveux qui reflètent trop son âge réel, simplement parce que c’est une femme.

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