Nous l’avons tous échappé

De toute évidence, François Legault n’a pas aimé se faire dire qu’il manquait de respect envers les milliers d’aînés emportés par la première vague en tenant un point de presse sur la vaccination des enfants, mardi soir, quelques heures après le dévoilement d’un rapport dévastateur de la protectrice du citoyen sur l’hécatombe dans les CHSLD.

« De me faire dire qu’on manque de respect alors que j’ai été ici jour après jour après jour, sept jours sur sept, et que j’offrais mes condoléances à tout le monde et que ç’a été un des moments les plus durs de ma vie… »

On sentait toute l’exaspération du premier ministre.

On le sentait bouillir, intérieurement.

Et, bien franchement… on peut le comprendre. Depuis des jours, des gérants d’estrade en tout genre – et je m’inclus là-dedans – remettent en question sa gestion de la pandémie. Les partis de l’opposition accusent le gouvernement de mentir. De cacher des choses. De tenter de faire diversion.

Et pourtant, on l’a vu. François Legault était bien là, jour après jour après jour, flanqué du DHoracio Arruda et de Danielle McCann, alors ministre de la Santé et des Services sociaux.

Scotchés à nos téléviseurs, nous avons suivi le trio, chaque jour à 13 h. Personne ne peut douter que c’était le moment le plus dur de leur vie. Ils se sont démenés. Ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour éviter une catastrophe.

Malgré tout, ils l’ont échappé.

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Le rapport de la protectrice du citoyen, Marie Rinfret, le rappelle douloureusement. Ses constats sont accablants. Celui-ci, par-dessus tout : les 4000 aînés morts au printemps 2020 dans les CHSLD ont été oubliés.

Dans le brouhaha de la préparation à la pandémie, on n’a pas pensé à eux. Quand on s’est réveillé, il était trop tard. Le feu était pris.

C’est une tragédie épouvantable, une crise historique qui mérite, à mon avis, une réponse historique : une commission d’enquête publique. Je l’ai réclamée à deux reprises, d’abord en mai 2020, puis la semaine dernière. D’autres chroniqueurs la réclament. Les partis de l’opposition aussi.

Mais… ça n’arrivera pas.

Le gouvernement refuse net. Il n’a pas la moindre intention de se plier à l’exercice. D’abord, parce que quatre enquêtes doivent déjà faire la lumière sur la gestion de la pandémie. La protectrice du citoyen, la coroner, la commissaire à la santé et la vérificatrice générale disposent de pouvoirs équivalents à ceux d’une commission d’enquête publique. Elles peuvent contraindre des gens à témoigner et à produire des documents.

Bref, selon le gouvernement, ces quatre instances peuvent très bien faire le travail. À quoi bon dépenser des millions pour gratter – encore – le bobo ?

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Cela dit, ce n’est pas le gaspillage de fonds publics que le gouvernement redoute par-dessus tout. Plutôt le lynchage public.

Il craint que les procureurs d’une commission d’enquête ne subissent une pression énorme pour désigner des coupables et distribuer les blâmes. Il craint qu’on ne lâche des élus et des gestionnaires d’État dans la fosse aux lions.

Des gens qui, rappelons-le, ont fait preuve de dévouement tout au long de cette crise sans précédent. Et qui ne méritent pas d’être traités en criminels dans une enquête retransmise sur les chaînes d’information en continu.

C’est ce que veut éviter le gouvernement à tout prix. Et il n’a peut-être pas tort.

On le constate à la teneur des attaques lancées ces derniers jours par l’opposition. Mercredi encore, le Parti libéral du Québec accusait le gouvernement d’avoir « menti aux Québécois ». Le Parti québécois invitait la coroner Géhane Kamel à réentendre le DArruda, Mme McCann et deux sous-ministres parce qu’ils ne lui auraient « pas dit la vérité » lors de leur premier témoignage.

Il est vrai que le cafouillage des derniers jours fait désordre. Mais force est de constater que le gouvernement est surtout attaqué, durement, pour ce qu’il a dit dans le cadre de l’enquête de la coroner, et non pour ce qu’il a fait – ou pas – au printemps 2020.

Mettons que ça ne doit pas trop lui donner le goût de déclencher une enquête publique…

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Reste qu’il en faut une.

L’idée n’est pas de mettre Horacio Arruda, Danielle McCann ou Marguerite Blais au banc des accusés. Ce n’est pas de montrer du doigt ni de distribuer les blâmes.

Est-ce que ça risquerait d’arriver ? Peut-être. Mais on ne serait quand même pas dans le scénario de la commission Charbonneau, où plusieurs témoins étaient accusés de s’en être mis plein les poches.

Il me semble que les Québécois sauraient faire la différence entre des magouilleurs et des gestionnaires qui ont agi en toute bonne foi pour éviter une catastrophe à l’italienne.

Ils ont vu les hôpitaux qui débordaient. Ils ont vu les soignants italiens placés devant un choix impossible. À qui donner la seule bouteille d’oxygène restante ? Qui sauver, qui sacrifier ?

Ils ont voulu éviter ça. Ils ont délesté les hôpitaux à toute vitesse. Ils ont transféré des centaines de patients dans les CHSLD. Ils se sont préparés au pire… sans se douter que c’était la pire chose à faire.

Ils l’ont échappé. Totalement. Tragiquement.

« La première vague nous hante toujours. Nous n’oublierons jamais », a écrit Martin Koskinen, directeur de cabinet du premier ministre, mardi sur Twitter.

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Il n’y a aucune raison d’en douter. On les a vus. Ils étaient là jour après jour après jour. Sept jours sur sept.

Mais le résultat est le même. Des milliers d’aînés morts dans des conditions horribles, indignes, inhumaines.

Il faut un temps de réflexion. Collectif et public. Il faut comprendre comment on a pu en arriver là. On le doit à ces milliers de victimes laissées à elles-mêmes au pire moment – et à leurs familles endeuillées.

Il faut une commission d’enquête publique. Pas pour demander à deux ou trois gestionnaires de rendre des comptes, mais pour se rendre compte, collectivement.

Se rendre compte de la façon dont on a traité les personnes âgées vulnérables, au Québec, bien avant la pandémie. Les CHSLD n’ont pas seulement été dans l’angle mort du gouvernement. Ils ont été dans l’angle mort de tout le monde. Pendant des décennies.

Il faut aller au bout des choses pour admettre, en tant que société, tout ce qu’on n’a pas fait, tout ce qu’on n’a pas voulu voir.

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