COVID-19

« Jetés dans la gueule du loup »

Des centaines d’aînés ont été transférés des hôpitaux du Québec vers des CHSLD et d’autres milieux d’hébergement, des « foyers d’éclosion » de la COVID-19, afin de libérer 6000 lits en prévision du sommet de la crise. Ces aînés ont été jetés dans la fosse aux lions, dénoncent des intervenants. Six établissements sont en situation « critique », a reconnu le gouvernement Legault, jeudi.

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De nouvelles admissions en CHSLD encore cette semaine

Depuis le début de la pandémie, des centaines d’aînés ont été transférés des hôpitaux de la province vers des CHSLD et d’autres milieux d’hébergement afin de libérer une partie des 6000 lits dont le gouvernement prévoyait avoir besoin pour faire face à la crise de COVID-19. Or ces aînés ont littéralement été « jetés dans la gueule du loup », disent certains intervenants, qui dénoncent le manque de préparation.

Malgré la crise, de nouvelles admissions ont eu lieu dans des CHSLD jusqu’à cette semaine. Jeudi, un centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de Montréal a dit avoir reçu une directive de Québec suspendant tous les transferts. Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) n’a pas confirmé avoir envoyé un tel mot d’ordre à grande échelle. Actuellement, 813 milieux de vie, dont 264 CHSLD, ont des cas confirmés ou suspects de COVID-19.

« On savait que les soins en CHSLD étaient déjà difficiles, car on manquait de monde. Et là, on a envoyé des patients malades vers une situation déjà difficile », affirme le président de l’Association des médecins gériatres du Québec, le Dr Serge Brazeau.

Une femme a raconté à La Presse que son père avait été transféré le 28 mars dans un CHSLD de Montréal qui compte aujourd’hui 3 morts et 30 cas d’infection. L’homme de 91 ans est « seul et désorienté ». « Il fallait faire de la place et ils en ont fait sur le dos des aînés », rage Louise Riopel.

Réjeanne Quevillon, elle aussi de Montréal, a paniqué lorsqu’on lui a annoncé il y a quelques jours que son conjoint de 87 ans serait envoyé dans un autre CHSLD du quartier Ahuntsic où un cas de coronavirus a été signalé.

Elle a appris jeudi après-midi à son grand soulagement que le transfert était reporté, ordre de Québec.

De nombreux transferts

En temps normal à Montréal, de 500 à 600 lits des hôpitaux sont occupés par des patients en « fin de soins actifs ». Il s’agit de patients pour la plupart âgés, en attente d’une place en CHSLD, en ressource intermédiaire, en réadaptation ou en résidence privée pour aînés.

Mercredi, à peine 300 lits étaient occupés par des patients en fin de soins actifs dans la métropole. Depuis le début de la pandémie, Québec a libéré massivement des lits d’hôpital, croyant devoir absorber un flux énorme de patients quand la province atteindrait le « sommet de la courbe ».

La Presse a pu obtenir des données pour 3 des 29 établissements de santé de la province. Au seul CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, qui regroupe l’hôpital du Lakeshore, l’hôpital de St Mary et l’hôpital de LaSalle, on a transféré entre le 13 mars et le 7 avril 29 patients des hôpitaux vers des CHSLD et 9 vers des ressources intermédiaires.

En Estrie, 56 patients d’hôpitaux ont été transférés en CHSLD, 13 en ressources intermédiaires et 10 en résidences privées pour aînés. Dans les Laurentides, c’est 84 aînés qui ont été déplacés de l’hôpital vers les CHSLD, 15 vers des ressources intermédiaires et 15 vers des résidences privées pour aînés. Impossible de savoir combien de patients ont été transférés à l’échelle du Québec, car le MSSS ne dispose pas de chiffres à ce sujet.

Ce que l’on sait, en revanche, c’est que certains de ces patients sont aujourd’hui atteints de la COVID-19. 

Au CHSLD de Sainte-Dorothée à Laval, devenu le symbole de la crise, un étage ayant reçu plusieurs patients de l’hôpital a été l’un des premiers, et l’un des plus durement touchés.

« Nos gestionnaires nous ont prévenus au début qu’on allait recevoir toutes sortes de cas pour libérer les hôpitaux, dit une professionnelle en soins de l’établissement qui a demandé l’anonymat. Ils sont venus chez nous, dans un foyer d’éclosion. On les a peut-être jetés dans la gueule du loup. En même temps, c’est peut-être eux qui ont apporté la COVID ici et qui l’ont donnée aux autres. On ne peut pas être absolument certain. »

« Dans la fosse aux lions »

Une chose est sûre : les CHSLD et les résidences pour aînés sont au cœur de la pandémie. Environ 49 % des morts liées au coronavirus sont survenues dans des CHSLD et 22 % en résidences privées pour aînés.

C’est pour cette raison que Réjeanne Quevillon s’est mise à pleurer lorsqu’elle a appris, mercredi, que son conjoint allait être transféré au CHSLD Saint-Joseph-de-la-Providence du quartier Ahuntsic à Montréal. Un cas de COVID-19 est signalé dans cet établissement.

Elle a appelé sa fille Sylvie à l’aide. La famille n’y comprenait rien. 

« Le premier ministre nous répète qu’il faut protéger nos aînés. En même temps, ils envoyaient mon beau-père dans la fosse aux lions. »

— Sylvie Pharand

Voilà trois ans que son beau-père Robert Routhier habite dans une résidence de soins intermédiaires. Il souffre d’aphasie et de paraplégie. Épuisée, sa conjointe avait accepté de l’y placer après des années de soins à domicile.

En janvier, la famille a appris que M. Routhier devrait déménager en CHSLD.

Cette semaine, alors que les CHSLD sont en pleine tourmente, un appel de la travailleuse sociale chargée du dossier a annoncé que « les papiers avaient été envoyés ». « Le transfert pouvait se faire rapidement. En à peine 48 heures », dit Mme Pharand.

Jeudi après-midi, alors qu’elle croyait tout perdu, le CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal a annoncé avoir reçu une directive de Québec sonnant la fin des transferts. « Ma mère n’arrête pas de pleurer de joie. » Une porte-parole du CIUSSS a confirmé la nouvelle directive à La Presse.

« On ne peut rien faire »

Louise Riopel n’a pas eu cette chance. Des problèmes cardiaques et rénaux ont envoyé son père à l’hôpital au début février. Sa santé s’est dégradée. Impossible de le renvoyer chez lui. Le cœur lourd, ses enfants se sont résignés.

Jamais ils n’auraient pensé que leur proche quitterait l’hôpital en pleine pandémie. Pourtant, le 28 mars, c’est sans ses enfants que l’homme de 91 ans a emménagé au CHSLD Laurendeau, où on compte aussi des cas de coronavirus.

« On ne peut rien faire. On ne peut pas aller le voir. Il n’a jamais été seul de sa vie, et là, il est seul au monde. Je ne sais même pas à quoi ressemble son environnement. Il n’a pas de télé. Il n’a pas ses effets personnels parce qu’on ne peut pas les lui apporter. Quand j’appelle pour avoir des nouvelles, les infirmières sont débordées », raconte sa fille Louise.

Lorsqu’elle arrive à lui parler, son père lui dit qu’il veut mourir. 

« Je sais qu’il fallait vider des lits, mais est-ce qu’il fallait faire aussi vite ? Mon père souffre. On le coule et on le regarde se noyer. »

— Louise Riopel

Des experts inquiets

Pour le Dr Brazeau, les derniers jours montrent que la préparation à la pandémie dans les CHSLD n’a pas été suffisante. « Oui, c’était une bonne idée de libérer des lits d’hôpital. Mais les patients ont été reçus dans des centres qui n’avaient pas assez de personnel. Et c’était une problématique, le manque de personnel en CHSLD, connue depuis longtemps. »

Pour le médecin, les annonces d’ajout de personnel du gouvernement Legault arrivent « un peu tard » et la préparation en vue de la pandémie a été « hospitalocentrique ».

Un avis partagé par un gestionnaire bien impliqué dans le réseau qui a requis l’anonymat de peur de représailles. « On savait que les personnes âgées étaient vulnérables. Pourquoi n’est-on pas allé chercher des gens sur le terrain ? Des intervenants qui travaillent dans des CHSLD pour savoir comment se préparer ? demande-t-il. On a jeté ces aînés dans la gueule du loup. »

« On a mis des gardes pour empêcher les entrées et les sorties. Mais on a oublié de donner des soins aux gens », dénonce Pierre Blain, président des Usagers de la santé du Québec.

Gisèle Tassé-Goodman, présidente du Réseau FADOQ, est moins sévère. « Les problèmes de ratio patients-employés, ça fait dix ans qu’on en parle. C’est malheureux qu’il ait fallu une pandémie pour qu’on s’ouvre les yeux. Mais le gouvernement a reconnu le problème et il a pris des mesures salutaires [en envoyant du personnel en renfort dans les CHSLD]. Ça va permettre de lutter contre la maltraitance, parce que le personnel est à bout de souffle. Voyons comment ces nouvelles mesures vont fonctionner et souhaitons que ça va enrayer l’épidémie. »

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Comment Québec gère les transferts

Pour les personnes qui sont à l’hôpital : 

« Elles doivent avoir un test de dépistage préalablement à leur admission dans un autre milieu. Si le résultat du test est positif, la personne ne peut pas être dirigée vers un CHSLD dans lequel il n’y a pas de cas de COVID-19. Elle est plutôt dirigée vers un CHSLD qui a une zone chaude permettant de lui offrir les soins requis tout en protégeant les autres résidants du CHSLD, qui, eux, sont dans la zone froide, ou dans un milieu alternatif désigné pour les personnes qui ont la COVID-19 », explique la porte-parole Marie-Claude Lacasse.

Pour les personnes qui ont un résultat négatif : 

« Elles peuvent être admises dans un milieu de vie qui n’a pas de cas de COVID. En prévention, elles doivent tout de même demeurer à leur chambre les 14 premiers jours de leur admission. Le personnel prend des précautions auprès de la personne pendant cette période au cas où la maladie se développerait durant cette période. »

Pour les usagers qui proviennent d’un autre milieu que l’hôpital : 

« Ils doivent demeurer à leur chambre les 14 premiers jours de leur admission. Le personnel prend des précautions auprès de la personne pendant cette période au cas où la maladie se développerait durant cette période. »

— Ariane Lacoursière et Gabrielle Duchaine, La Presse

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Six CHSLD en situation « critique »

Québec — « La charge émotive est lourde. Tous les jours, il y en a qui pleurent. Les filles partent de là vidées. »

Ce cri du cœur, c’est celui de Nathalie Perron, présidente du syndicat des professionnelles en soins de la Mauricie et du Centre-du-Québec. Mme Perron représente notamment des employés du CHSLD Laflèche, à Grand-Mère.

Ce CHSLD est le plus durement touché par la COVID-19 au Québec, a annoncé jeudi le premier ministre François Legault. Il coiffe le triste palmarès des six établissements où la situation est « critique ».

« On a six CHSLD, là, où on a la majorité des décès, puis c’est là qu’il y a une situation critique. »

— François Legault, lors de son point de presse quotidien

Le premier ministre du Québec a tenu à nommer ces six établissements qui comptaient jeudi, à eux seuls, 71 morts des suites de la COVID-19.

Il s’agit du CHSLD Laflèche (20 morts), du CHSLD de Sainte-Dorothée à Laval (16), du Centre d’hébergement Notre-Dame-de-la-Merci (13), du CHSLD de la Pinière (10), du Centre d’hébergement de LaSalle (7) et du Centre d’hébergement Alfred-DesRochers (5).

Le premier ministre a ajouté que 450 médecins et 1000 infirmières ou autres employés ont été ajoutés d’urgence dans les CHSLD de la province. « C’est là que ça va se jouer », note M. Legault.

À Laflèche, des choix déchirants

Mais depuis le début de la pandémie, le nouveau personnel se fait attendre, déplore Nathalie Perron.

Une préposée aux bénéficiaires infectée s’est retrouvée aux soins intensifs il y a quelques jours. « Le personnel est complètement épuisé. On a plusieurs employés en quarantaine. Et déjà, avant la crise, on manquait de monde. On travaillait à moins deux, moins trois, moins quatre… », dit-elle.

Le CHSLD de la Mauricie accueille désormais 118 résidants. En plus des 20 morts, 91 résidants et 52 membres du personnel seraient infectés.

Selon Mme Perron, le virus a notamment été transmis par des employés asymptomatiques. La quarantaine de plusieurs travailleurs a été écourtée à sept jours.

« Il manquait de personnel. Alors ils ont appliqué la mesure de l’INSPQ en cas de [rupture] de service. Ils ont décidé de faire revenir des gens après sept jours de quarantaine », explique la présidente du syndicat des professionnelles en soins de la Mauricie et du Centre-du-Québec.

« Avec les tests, on se rend compte que des gens sans aucun symptôme étaient positifs. Ces gens-là ont possiblement infecté beaucoup de patients et de collègues. »

— Nathalie Perron

Le quotidien au CHSLD Laflèche est déchirant, raconte Nathalie Perron. « Ce que vivent les filles, c’est inimaginable. »

« On parle beaucoup des soins intensifs et des décisions à prendre quant à qui aura droit à un respirateur. Mais ici, tu as plusieurs patients en fin de vie au même étage parce qu’on y décède tous les jours », illustre Mme Perron.

« Des fois, tu as une infirmière pour tout l’étage. Les soins, il faut les donner. Les patients souffrent de détresse respiratoire, dit-elle. Les filles ont des choix déchirants à faire aussi. »

Des renforts dimanche

En point de presse hier, le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec (CIUSSS MCQ) a annoncé que des renforts seraient disponibles dès dimanche. Horaire sur sept jours, effectifs supplémentaires pour la prévention et le contrôle des infections et soutien psychosocial bonifié font partie des autres mesures qui seront mises en place.

De plus, le CIUSSS a conclu une entente avec l’Hôtel Marineau, à Grand-Mère, pour héberger les employés du CHSLD Laflèche qui le désirent. « On déploie toutes nos énergies et on met à profit toutes les connaissances dont on dispose pour vraiment soutenir notre personnel et continuer de bien accompagner les résidants du CHSLD Laflèche », a affirmé Carol Fillion, président et directeur général du CIUSSS.

Ces annonces n’ont guère impressionné le maire de Shawinigan, Michel Angers, qui dit avoir demandé au CIUSSS de déployer « l’artillerie lourde ». Il s’attendait donc à ce que le personnel obtienne du renfort dès maintenant plutôt que dimanche.

« Je veux souligner l’effort que le CIUSSS Mauricie–Centre-du-Québec fait pour déployer les ressources, mais mon problème, c’est que ce n’est pas pour dimanche que j’en ai besoin, c’est pour hier. »

— Michel Angers, maire de Shawinigan

Chaque jour qui passe, la situation s’aggrave, déplore-t-il. « Entre [jeudi] et dimanche, j’ai peur qu’on ait encore des décès et j’ai peur également que les gens qui sont en détresse puissent s’épuiser. Ce n’est plus une question de jours, c’est une question d’heures. »

Comme plusieurs, M. Angers se demande ce qui a pu se produire pour que la situation se détériore autant en trois semaines au Centre Laflèche. « Comment se fait-il que c’est le seul CHSLD de la Mauricie qui se retrouve dans cette situation ? Comment ça se fait que c’est l’un des pires ? Comment ça se fait qu’on n’a pas été en mesure de réagir rapidement ? »

Il demande d’ailleurs au gouvernement d’ordonner la tenue d’une enquête épidémiologique comme c’est le cas au CHSLD de Sainte-Dorothée à Laval. « Il y a eu une brèche quelque part et ce serait intéressant qu’on puisse, comme ailleurs, le savoir. On n’est pas à Montréal, on est à Shawinigan, en Mauricie, mais si c’est bon pour Montréal, ça devrait être bon pour nous aussi. »

— Avec Marie-Eve Lafontaine, Le Nouvelliste

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