Quand l’anxiété ronge les jeunes

Le nombre de jeunes souffrant d’anxiété ne cesse d’augmenter au Québec depuis 15 ans. Les ressources d’aide se font rares. À l’inverse, les prescriptions de médicaments sont en hausse. Comment venir en aide à ces enfants ? Des spécialistes appellent à une importante réflexion de société pour mieux outiller cette génération face au stress.

Un dossier d'Ariane Lacoursière

« Les parents cherchent de l’aide, mais n’en ont pas »

La prescription d’antidépresseurs chez les jeunes de moins de 17 ans a bondi de 260 % en 15 ans au Québec. Des intervenants montrent du doigt le manque de ressources – notamment de psychologues – et de prévention pour expliquer le phénomène.

« Il faut s’attaquer aux causes qui font que les gens ne sont pas capables de gérer leurs émotions et sont de plus en plus anxieux. Et ça passe entre autres par la formation », croit la Dre Karine Igartua, cheffe du département de psychiatrie du CUSM.

Déjà en 2019, l’Association des médecins psychiatres du Québec affirmait que la « génération alpha », soit les enfants nés depuis 2010 et ayant toujours vécu avec les écrans, était plus encline à la détresse psychologique.

Des données de l’Institut de la statistique du Québec montraient que la proportion de jeunes du secondaire aux prises avec un niveau élevé de détresse psychologique était passée de 21 % en 2010-2011 à 29 % en 2016-2017. La prévalence des troubles anxieux était aussi en forte croissance.

Prévalence des troubles anxieux chez les élèves du secondaire

2010-2011 : 8,6 %

2016-2017 : 17,1 %

Source : Institut de la statistique du Québec

Et la pandémie n’a pas aidé à améliorer le phénomène. Selon une étude de l’Université de Sherbrooke publiée en 2021 et en 2022, près d’un jeune sur deux âgés de 12 à 25 ans présentait des symptômes d’anxiété ou de dépression modérée.

À la Fondation Jeunes en tête, qui offre depuis 25 ans des ateliers sur la santé mentale dans les écoles secondaires de la province, les intervenants constatent la hausse de la dépression et de l’anxiété. « On ne sait pas si c’est situationnel ou générationnel. Ce pourrait être les deux », dit la directrice générale adjointe de l’organisme, Catherine Burrows.

Au CHU Sainte-Justine, le DOlivier Jamoulle, pédiatre spécialisé en médecine des adolescents, est définitif : « Des cas d’anxiété, on en voit plus qu’avant », dit-il.

« C’était présent avant la pandémie, mais c’est vraiment plus fort post-pandémie », constate la Dre Annie Loiseau, psychiatre de l’enfant et de l’adolescent au CISSS du Bas-Saint-Laurent.

Trop peu de ressources

Anxiété généralisée ou sociale, phobie spécifique… l’anxiété se présente de différentes façons chez les jeunes. Mais majoritairement, ce que les spécialistes du CHU Sainte-Justine voient, ce sont des jeunes atteints d’anxiété de performance, dit le DJamoulle. « Tout le monde vit de l’anxiété. C’est même utile. Mais quand ça entrave le fonctionnement normal, ça devient problématique », résume la Dre Loiseau.

Quand un jeune est atteint d’un trouble anxieux, différentes options de traitement s’offrent à lui. En premier lieu, on envisage la psychothérapie et le soutien psychosocial. Mais l’accès aux ressources dans le réseau public n’est pas simple. « L’attente peut être de 6 à 24 mois pour un psychologue. Les jeunes patients se font offrir autre chose, comme des rencontres de groupe, des autosoins. Les parents nous disent : “Ce n’est plus possible voir un psychologue au public ?” », affirme Kathleen Gauthier, présidente de la Coalition des psychologues du réseau public québécois.

Du côté des écoles, le nombre de psychologues ne cesse de diminuer. Si bien que « plusieurs problèmes ne sont pas pris à la source » et « on va aux cas les plus importants seulement », selon le président de la Fédération des professionnelles et professionnels de l’éducation du Québec (FPPE-CSQ), Jacques Landry. D’autres intervenants peuvent soutenir les enfants, comme des travailleurs sociaux et des psychoéducateurs. Mais ces intervenants manquent aussi parfois. En date du 25 août, 36 des 230 postes de psychoéducateurs étaient par exemple toujours non pourvus au centre de services scolaire de Montréal.

Nombre de psychologues en milieu scolaire au Québec

2009-2010 : 1039

2018-2019 : 958

2020-2021 : 939

Source : ministère de l’Éducation

Par manque de ressources au public, 42 % des parents se tournent vers le privé pour obtenir de l’aide pour leur enfant, a noté le Protecteur du citoyen dans un rapport publié en juin dernier. Mais même au privé, trouver un spécialiste n’est pas chose facile. « Avec la COVID, le réseau est saturé. Même au privé, ça déborde… », affirme le DJamoulle. « Les parents cherchent de l’aide, mais n’en ont pas », note Catherine Burrows.

Des médicaments, faute de mieux

Ce manque d’accès à des intervenants de première ligne n’est pas sans conséquence.

« Actuellement, on voit une augmentation de la prescription d’antidépresseurs, mais c’est parce qu’il n’y a pas vraiment d’autres ressources qui peuvent être offertes aux jeunes. Donc on se tourne plus facilement vers la médication alors qu’on pourrait l’éviter dans plusieurs situations. »

— La Dre Annie Loiseau, psychiatre de l’enfant et de l’adolescent au CISSS du Bas-Saint-Laurent

Ordonnances d’antidépresseurs chez les jeunes de 17 ans et moins

(personnes distinctes)

Filles

2006 : 1188

2021 : 4960

Garçons

2006 : 876

2021 : 2479

Source : Régie de l’assurance maladie du Québec

Pour la présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, la psychologue Christine Grou, le Québec aurait intérêt à miser sur la prévention pour la santé mentale des jeunes. « On a sorti la malbouffe des écoles, on a montré aux enfants que l’activité physique est importante, et le sommeil. Peut-on parler de santé mentale maintenant ? », dit-elle.

« Il faut apprendre aux jeunes à se gérer mieux », dit la Dre Igartua, qui plaidait dès 2018 pour l’implantation de cours sur la santé mentale dans les écoles. La Dre Loiseau souligne que des études ont prouvé que ces cours « fonctionnent et aident à diminuer la détresse chez les jeunes ».

Certains misaient d’ailleurs sur le nouveau programme de Culture et citoyenneté québécoise, qui est déployé progressivement cet automne dans les écoles, pour enseigner les bases d’une bonne santé mentale aux enfants. Au ministère de l’Éducation, on explique que la « santé mentale et la gestion du stress et de l’anxiété ne font pas partie des contenus spécifiques » du nouveau programme. Mais on assure que « plusieurs contenus de formation seront des éléments pertinents pour le développement d’habiletés de gestion du stress et de l’anxiété ».

Le Ministère affirme que 110 millions ont été investis l’an dernier dans une « Stratégie d’entraide éducative et de bien-être à l’école », dont 19 millions seront consacrés à la santé mentale. Le Plan d’action en matière de santé mentale du Québec consacrera aussi 100 millions aux jeunes et à leur famille.

Pour Christine Grou, il faut aussi impérativement augmenter le ratio de professionnels dans les écoles. « Si on fait de la santé mentale des jeunes un enjeu de société et de santé publique, on va y arriver. »

Plus de cas ou plus d’attention ?

Au début des années 2000, alors qu’un nombre croissant d’enfants obtenaient des diagnostics de trouble du spectre de l’autisme, certains se demandaient : y a-t-il réellement plus de cas, ou sommes-nous simplement plus sensibles à la situation et mieux outillés pour la détecter ? La même question se pose aujourd’hui avec l’anxiété. Président de l’Association des psychologues du Québec, Gaétan Roussy indique qu’il est difficile de savoir quelle proportion de la hausse est réelle ou due au fait qu’on y porte plus attention. « Il y a les deux », dit-il.

Sans vouloir ignorer la détresse de ceux qui vivent une grande anxiété, la directrice du Centre d’étude sur le stress humain, Sonia Lupien, croit qu’il « faut relativiser ». Une étudiante de Mme Lupien, Audrey-Anne Journault, s’est intéressée dernièrement à la hausse de l’anxiété chez les jeunes pour savoir quel type était en cause. Était-ce l’état anxieux, soit l’anxiété normale vécue par exemple avant de faire un examen ? Le trait anxieux, qui fait qu’une personne est de nature plus anxieuse et « détecte des menaces plus vite » ? Ou encore la « sensibilité à l’anxiété », soit la « peur d’être stressé » ? Les deux types d’anxiété détectés le plus souvent selon l’étude de Mme Journault sont la sensibilité à l’anxiété et le trait anxieux.

Pour Mme Lupien, la société a tendance à penser que le stress n’est que négatif. Pourtant, il permet souvent d’améliorer nos performances. Selon des études, les personnes qui ont des préconceptions négatives du stress seront… plus stressées. Si bien que « tant qu’on va dire que le stress et l’anxiété ne sont pas bons, on va activer la roue, dit Mme Lupien. […] Il faut arrêter d’avoir peur du stress ».

— Ariane Lacoursière, La Presse

Une douleur réelle

Pour Tristan Sauvé, l’anxiété a commencé à se manifester en quatrième année du primaire par des symptômes physiques. Des douleurs au dos, au cou, aux jambes. Des maux de ventre aussi, et de la fatigue.

L’adolescent aujourd’hui âgé de 13 ans ressentait « comme un stress qui montait ». Surtout quand il allait à l’école. « Tranquillement, je me suis refermé sur moi-même », dit-il. Des évènements personnels ont augmenté considérablement son stress. Sa grand-mère, qui habitait avec lui, est morte. D’autres proches sont tombés malades. À l’école, il a vécu de l’intimidation.

L’intensité de ses symptômes, d’abord plutôt faible, a pris de l’ampleur. « Je me sentais crispé tout le temps », dit l’adolescent. À l’automne 2021, alors en première secondaire, Tristan n’en peut plus.

« Il ne voulait plus se lever le matin. Il avait mal au ventre. Il ne voulait pas manger. Il avait mal à la tête et beaucoup de douleurs. »

— Stéphanie Proulx, mère de Tristan

Inquiète, elle amène son fils chez le médecin. On craint d’abord que Tristan ne souffre d’arthrite, mais ce diagnostic est rapidement écarté. Au fil des investigations, le DOlivier Jamoulle, qui traite Tristan au CHU Sainte-Justine, conclut que les douleurs sont d’origine psychosomatique. « La douleur est réelle, mais liée au stress », dit-il.

L’anxiété se présente souvent par des symptômes physiques. « Les jeunes ont de la misère à identifier leurs émotions. Ça peut donc s’exprimer comme ça », dit le DJamoulle. Certains peuvent présenter des troubles alimentaires ou de consommation. Les symptômes peuvent être légers ou plus graves.

La solution pour Tristan passe d’abord par du soutien psychosocial. Une psychothérapie, entre autres. L’accès à ces services est ardu au Québec, mais Tristan a eu la chance de pouvoir obtenir quelques rencontres avec la psychoéducatrice de son école. Il a aussi pu se tourner vers le privé.

En janvier, il a commencé à prendre une médication. « Ça m’aide à être proactif. À mettre en place des solutions pour vivre avec l’anxiété. » Il s’est inscrit à une activité parascolaire de dessin. Il maîtrise maintenant certains exercices de respiration. Il sait aussi reconnaître les situations anxiogènes pour lui.

L’environnement et les écrans

Tristan estime que plusieurs facteurs peuvent expliquer que les jeunes sont de plus en plus anxieux. « Les médias, la COVID, la guerre, le climat… », dit-il.

Coordonnatrice des ateliers dans les écoles à la Fondation Jeunes en tête, Anabel Allen-Viau cite l’intimidation comme cause majeure d’anxiété chez les jeunes.

Intervenante communautaire et conseillère en santé mentale auprès de jeunes, France Stohner souligne aussi que l’anxiété peut être très présente dans les communautés plus marginalisées, dont « certaines communautés immigrantes ou LGBTQ », qui peuvent avoir plus de difficulté à trouver des services adaptés à leur réalité.

Pour le DJamoulle, il existe une réelle « pression de réussite » dans notre société.

« Les jeunes sont souvent minutés. Ils ont plein d’activités. C’est stressant. Le flânage, c’est essentiel à l’adolescence. Et je ne parle pas d’être sur son téléphone à regarder les médias sociaux. Je parle d’être dans un parc, entre amis, à ne rien faire. »

— Le DOlivier Jamoulle, pédiatre spécialisé en médecine des adolescents

Tristan reconnaît que la pression de la réussite est grande. « On te dit aussi toujours que tout se joue à l’école. Que ta carrière dépend de tes notes », dit Tristan.

Selon Anabel Allen-Viau, les adolescents sont peu nombreux à nommer les écrans comme responsables de leur anxiété, mais les intervenants notent la pression que les réseaux sociaux exercent chez certains. La Dre Annie Loiseau, psychiatre de l’enfant et de l’adolescent au CISSS du Bas-Saint-Laurent, explique que très peu d’études existent sur l’impact des réseaux sociaux sur la santé mentale des jeunes. Mais elle souligne que « les écrans sont associés à la sédentarité, à de moins bonnes habiletés sociales, à plus de difficultés de gestion des émotions et plus de difficultés de sommeil… Ça, c’est bien documenté », dit-elle.

La Dre Karine Igartua, cheffe du département de psychiatrie du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), déplore qu’avec l’omniprésence des écrans et de la « crainte de manquer quelque chose si on n’a pas notre téléphone avec nous », on se prive de moments « d’errance cognitive ». « Quand tu étais assis en arrière de l’auto quand tu étais jeune et que tu regardais le paysage passer sans rien faire : c’est ça, de l’errance cognitive. Ton cerveau n’est pas stimulé et peut aller où il veut… On n’a plus ça », dit-elle.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.