« Pas désirés » au Québec, recherchés au Canada

Vous voulez immigrer ici ? Vous êtes francophone ? Vous aurez beaucoup plus de chances si vous choisissez d'aller ailleurs qu'au Québec. UN DOSSIER DE SUZANNE COLPRON

Immigrants francophones

PLus facile pour les francophones d’immigrer au Canada anglais

Le 2 septembre 2022, Joe El Ghazouli a demandé la résidence permanente au Canada. Partout, sauf au Québec. En décembre, trois mois plus tard, il était admis. Et le 9 février, il débarquait à Halifax, en Nouvelle-Écosse.

« C’est allé très vite », constate le Marocain de 35 ans, qui parle français et anglais, qui a fait ses études en France et qui possède de l’expérience dans le milieu de la construction.

Pendant que Québec tente d’attirer des immigrants francophones pour contrer le déclin du français, le nombre de nouveaux résidents permanents parlant français qui s’installent dans les autres provinces canadiennes, comme Joe El Ghazouli, est en augmentation.

En Nouvelle-Écosse, selon les données d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, il est passé de 180 en 2021 à 795 en 2022. En Ontario, de 3905 en 2021 à 9760 en 2022. La hausse est encore plus marquée au Nouveau-Brunswick : 790 en 2021, contre 2315 en 2022.

Pourquoi choisissent-ils d’autres provinces ? Parce que le gouvernement fédéral leur ouvre les bras et facilite le processus d’admission au moment même où le gouvernement québécois serre la vis et envoie des messages négatifs, analysent les experts consultés.

La plupart des demandes faites dans le cadre du programme fédéral Entrée express sont traitées en moins de six mois. Au Québec ? « Pour avoir la résidence permanente, ça peut prendre facilement deux ans », répond MGabrielle Thiboutot, spécialisée en immigration.

Le fédéral s’est en effet fixé des objectifs d’immigration très ambitieux avec 500 000 nouveaux arrivants par année d’ici 2025. Il s’est aussi engagé à augmenter la proportion des immigrants francophones dans les provinces où le français est minoritaire.

De son côté, le Québec, qui vise l’admission de 52 500 immigrants en 2023, a resserré les critères d'admission du Programme de l'expérience québécoise, pour limiter le flux.

Résultat : les délais sont plus longs pour immigrer au Québec et le dénouement est souvent incertain, sans compter que ça coûte plus cher.

« Pour les gens qui cherchent à se bâtir un avenir, demander la résidence permanente au Québec, c’est plus cher et plus lent que dans les autres provinces », affirme Benjamin Brunot, avocat spécialisé en immigration. « Il y a un coût d’environ 1000 $ de plus juste en frais administratifs. »

« Au Québec, le message, c’est de restreindre, ajoute MBrunot. De façon générale, les immigrants ressentent qu’ils ne sont pas désirés. C’est aussi de la discrimination économique. Vous avez de meilleures chances si vous payez les services d’un professionnel qui va vous aider à naviguer à travers tout ça. Mais globalement, le message, c’est : on va vous compliquer la vie le plus possible. »

Un système compétitif

Tant au Québec qu’au fédéral, le système de sélection des immigrants économiques est basé sur la concurrence. Pour demander la résidence permanente, un travailleur qualifié doit créer un profil, choisir un programme et répondre aux critères d’admissibilité : compétences linguistiques, études, âge, expérience de travail, revenu, offre d’emploi, etc.

Ses compétences lui donnent des points. Si le total des points est jugé suffisant, sa candidature est placée dans un bassin de candidats à l’immigration. Il pourrait recevoir une invitation à demander la résidence permanente, en fonction de sa note et de son classement dans le bassin.

Au Québec, la plateforme utilisée pour gérer les candidatures s’appelle Arrima. Au fédéral, c’est Entrée express.

Les francophones ont deux avantages à postuler hors Québec. Le premier : le fédéral accorde 50 points additionnels à ceux qui maîtrisent le français, des points précieux qui peuvent faire la différence entre une acceptation et un refus. Seule condition : ils doivent s’engager à s’établir à l’extérieur du Québec.

Le second, c’est qu’ils sautent une étape longue, coûteuse et risquée, l’obtention du certificat de sélection du Québec (CSQ). « En ce moment, pour obtenir le CSQ, on est à environ six mois de délai de traitement, une fois la personne choisie pour présenter sa demande », précise MThiboutot.

Du Togo aux T. N.-O.

Koko Avoyi, 35 ans, et sa femme de 32 ans, du Togo, ont fait le choix de s’installer hors Québec. Parents de deux petites filles de 4 et 5 ans, ils parlent français et sont titulaires d’une maîtrise en gestion, comptabilité-contrôle-audit, en plus de neuf ans d’expérience.

« On a postulé au programme de sélection du Québec, mais on ne m’a pas sélectionné », précise Koko Avoyi, qui avait aussi rempli une demande sur Entrée express.

Sa femme et lui ont reçu une invitation du fédéral en septembre 2022. Ils ont obtenu la résidence permanente et ont déménagé à Yellowknife, aux Territoires-du-Nord-Ouest (T. N.-O.), le 10 mars. Koko Avoyi a trouvé un emploi en français dans son domaine. Sa femme s’occupe de la plus jeune en attendant de lui trouver une place en garderie. Et l’aînée est à l’école.

Pourquoi Yellowknife ?

« Comme on a été sélectionnés par Entrée express, on ne pouvait pas aller au Québec. On a fait des recherches et c’est Yellowknife qui nous a plu. On se disait qu’ici, on peut vite s’intégrer et avoir un boulot. »

— Koko Avoyi

Les T. N.-O. comptent 11 langues officielles, dont le français. Sur une population de 40 000 habitants, 4395 personnes peuvent s’exprimer en français, soit 11 %.

Française, Lisa Boisneault, 29 ans, a aussi choisi de s’établir aux T. N. -O. pour demander sa résidence permanente, obtenue l’été dernier, après deux ans passés au Nouveau-Brunswick.

« Il y a des communautés francophones en dehors du Québec avec leurs spécificités et des emplois. C’est ça que j’ai découvert et que je trouve très intéressant. »

— Lisa Boisneault, coordonnatrice à la Communauté francophone accueillante de Yellowknife

Lisa ajoute que le programme des candidats des T. N. -O. a un volet francophone. « Ça facilite le parcours pour un candidat qui parle français, note-t-elle. On a beaucoup de postes à pourvoir et une communauté francophone bien établie. »

La beauté de Vancouver

Hajer Ben Ajroudi, 44 ans, elle, a plutôt choisi Vancouver.

Originaire de Tunisie, elle est venue au Canada en septembre 2022, avec un visa de visiteur, pour voir sa sœur jumelle qui vit à Ottawa depuis trois ans. Une fois sur place, elle a décidé de créer son profil sur Entrée express et de répondre à une offre d’emploi en français, à Vancouver.

« Je suis arrivée en Colombie-Britannique en décembre, dit-elle. Et comme j’étais déjà inscrite dans Entrée express et que j’avais un profil, j’ai fait une déclaration d’intérêt à la Colombie-Britannique. » Le 26 avril, Hajer a reçu une invitation à demander la résidence permanente.

« Franchement, on dirait que c’est le destin qui m’a fait un cadeau. J’aime beaucoup la Colombie-Britannique et Vancouver est magnifique. Je parle anglais, pas aussi bien que le français, mais je me débrouille. »

— Hajer Ben Ajroudi

Pourquoi pas Montréal ? « Oui, ça aurait pu être mon choix, sans hésitation, reconnaît la Tunisienne. Montréal est une ville que j’aime, que je connais. Si j’avais eu une occasion intéressante, j’aurais accepté. »

Hajer remarque que depuis quelques années, il y a de plus en plus de Tunisiens qui vont au Nouveau-Brunswick et au Manitoba plutôt qu’au Québec.

L’appel du Nouveau-Brunswick

Cédrelle Eymard-Duvernay aurait aussi aimé vivre au Québec, où elle a passé deux ans, de 2016 à 2018.

« J’aurais pu demander un permis d’études ou trouver une autre solution pour rester, mais c’était plus cher et plus compliqué », explique la Française de 38 ans. « Donc, je suis retournée en France avec l’idée de revenir au Canada pour m’installer. »

Elle a repris ses études et fait une maîtrise en enseignement du français, langue seconde, à l’Université de Tours. Elle devait aller à Moncton, au Nouveau-Brunswick, en mars 2020, avec un permis de travail temporaire, mais la COVID-19 a frappé. Elle a dû repousser son arrivée au printemps 2022.

Au bout d’une année d’emploi à temps plein, elle vient de recevoir son invitation à la résidence permanente. « Je vais pouvoir déposer tous mes documents la semaine prochaine, précise-t-elle. C’est la dernière étape. C’est quatre à six mois, normalement. »

Pourquoi Moncton ?

« Au Québec, c’est trop compliqué, trop long d’avoir un permis de travail fermé. J’ai fait beaucoup de recherche et je me suis rendu compte qu’il fallait faire une croix sur le Québec pour la résidence permanente. J’ai des amis français qui sont au Québec depuis plusieurs années et qui n’ont toujours pas la résidence permanente. »

— Cédrelle Eymard-Duvernay

Elle ajoute : « Je ne regrette pas ma décision. C’est de l’argent, des sacrifices, il y a beaucoup de mauvaises expériences, évidemment, mais au bout du compte, c’est la résidence permanente au Canada et c’est une qualité de vie qui sera bien supérieure, ici, à ce que j’aurais pu avoir en France. »

Combien ça coûte ?

Faire une demande de résidence permanente n’est pas gratuit. Voici les principaux frais exigés par Québec et Ottawa.

1365 $

Somme exigée par Ottawa, par adulte, pour traiter la demande de résidence permanente, ce qui inclut les frais relatifs au droit de résidence permanente (515 $). Une somme de 230 $ s’ajoute par enfant à charge de moins de 22 ans.

869 $

Somme que le candidat doit payer pour faire une demande de certificat de sélection du Québec (CSQ), dans le cadre du Programme régulier des travailleurs qualifiés. Une somme additionnelle de 186 $ est exigée pour le conjoint et pour chacun des enfants à charge. Somme payable uniquement pour les demandeurs souhaitant s’établir au Québec

340 $

Coût approximatif du test de niveau en français qui peut donner des points pour la demande de résidence permanente.

280 $

Coût approximatif du test pour évaluer les compétences en anglais, en lecture, en écoute et en écriture.

250 $

Coût moyen de l’examen médical obligatoire aux fins d’immigration.

85 $

Frais exigés pour les services de collecte des données biométriques. Le tarif familial est de 170 $.

Sources : ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) et Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC)

Un concurrent musclé

Le Québec risque d’avoir un concurrent musclé dans ses efforts pour recruter des immigrants francophones parce que le fédéral a décidé d’employer les grands moyens pour les attirer dans les autres provinces et territoires.

Ottawa mise en effet beaucoup sur l’immigration francophone pour contrer l’érosion du poids démographique des francophones en situation minoritaire, c’est-à-dire hors Québec. C’est même le premier pilier de son Plan d’action pour les langues officielles 2023-2028, déposé le 26 avril.

« Pour apporter des éléments de solution, le Plan d’action suggère l’adoption d’une nouvelle Politique en immigration francophone. Cette nouvelle politique permettra d’orienter les futures actions, [dont] les efforts de promotion et d’appui au recrutement améliorés tant au Canada qu’à l’étranger associés à des mécanismes de sélection plus robustes des immigrants », précise-t-on.

Le Canada a atteint sa cible de 4,4 % d’immigrants d’expression française hors Québec, avec 16 300 personnes, pour la première fois en 2022. Mais il en faudra davantage pour contrer l’érosion. En 20 ans, la proportion de francophones hors Québec est passée de 4,4 % à 3,3 %, selon Statistique Canada.

Pour rétablir le poids démographique de la francophonie à 4,4 %, la cible d’immigration francophone à l’extérieur du Québec devrait passer de 12 % en 2024 à 20 % en 2036, selon la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada.

« On suggère une cible progressive, précise la présidente de l’organisme, Liane Roy. On commence à 12 % pour arriver à 20 % en 2036. »

Le gouvernement fédéral n’a pas encore annoncé de nouvelles cibles, mais le budget de 137,2 millions consacré à cet enjeu dans son plan quinquennal indique que les efforts seront intensifiés.

De ce total, un budget de 18,5 millions sera consacré à un accroissement des efforts de promotion et de recrutement, 50 millions iront à soutenir l’établissement et l’intégration des immigrants et à renforcer les capacités d’accueil des communautés francophones, et 25 millions à un nouveau Centre d’innovation en immigration francophone qui soutiendra entre autres ces communautés.

Le bouche à oreille

Cette politique de recrutement et d’accueil survient à un moment où le Québec a plutôt tendance à fermer le robinet. « Ce qui veut dire que le Québec va se retrouver avec un concurrent majeur pour l’immigration francophone, parce qu’on a une étape de plus, avec le certificat de sélection du Québec (CSQ) », avance Gabrielle Thiboutot, avocate spécialisée en immigration.

À cela peut s’ajouter un autre phénomène : le bouche à oreille.

On a pu voir, dans des dossiers d’immigration, à quel point l’existence de bons filons peut se répandre comme une traînée de poudre partout dans le monde.

Ce fut évidemment le cas du chemin Roxham, connu du Venezuela au Pakistan. Mais aussi d’autres filières, comme les établissements collégiaux qui ont attiré une clientèle indienne. Le message voulant que les candidats francophones soient les bienvenus au Canada sera rapidement entendu en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique.

Le défi sera de convaincre ces candidats que les autres provinces canadiennes constitueront un milieu de vie attirant, sachant que leur point de chute naturel aurait plutôt été le Québec.

« La meilleure option »

L’Algérien Tayeb Oussedik fait partie des convaincus. Il a choisi le Manitoba plutôt que le Québec pour son bilinguisme. À Winnipeg depuis un peu plus de deux ans, il est directeur adjoint de l’Accueil francophone, un organisme qui facilite l’établissement des immigrants francophones et allophones au Manitoba.

« Ma femme et moi, on est des globe-trotters à la base, explique-t-il. On a fait une trentaine de pays avant de décider de nous installer quelque part. En pesant le pour et le contre, on a estimé que, peut-être, pour nos enfants, le Canada serait la meilleure option, pour son système d'éducation, son bilinguisme. Ça explique pourquoi on n’a pas choisi le Québec. »

Pourquoi le Manitoba ? « Au Manitoba, il y a cette relation à la nature que je n’ai pas vue ailleurs, répond-il. Au-delà de ça, c’est aussi pour les occasions que la province pouvait offrir du point de vue de l’employabilité. Je suis arrivé à Winnipeg. Au bout d’un mois, j’ai trouvé un emploi. Au bout de trois mois, j’ai été promu. Au bout de deux ans, j’ai eu un poste que je n’aurais jamais pensé avoir dans une autre province. Le Service d’accueil et d’établissement m’a été d’un grand secours. »

112 000

Nombre de personnes au Manitoba qui ont une connaissance du français, en légère augmentation par rapport à 108 000 en 2016

Source : Statistique Canada

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.