Les cent plaies afghanes

Si vous pensiez que le plus grand problème des Afghans est le retour des talibans au pouvoir, détrompez-vous : pour une majorité d’entre eux, le nouveau régime en place est en bas de la longue liste de leurs préoccupations quotidiennes.

Une maman afghane sur deux qui a un enfant en bas âge a peur de le voir mourir de faim, selon les plus récents chiffres de l’UNICEF. Oui, vous avez bien lu. Une sur deux, soit 3,5 millions de mères complètement désemparées.

Et un Afghan sur trois – soit plus de 14 millions de personnes – ne sait pas d’où va venir son prochain repas.

Et ça, ce n’est peut-être que le début : si de l’aide n’arrive pas avant les premières neiges qui feront disparaître de nombreuses routes de camionnage jusqu’au printemps, des millions de personnes pourraient mourir de faim avant le printemps.

***

Et rien de tout ça n’est apparu après la chute de Kaboul aux mains des talibans le 15 août dernier. Non, en novembre 2020, mois de l’élection de Joe Biden à la Maison-Blanche, les Nations unies envoyaient déjà un appel à la mobilisation internationale pour prévenir la crise humanitaire. À l’époque, ce sont 13,5 millions de personnes qui étaient confrontées à la faim.

En avril 2021, quand le président américain et l’OTAN ont annoncé le départ définitif des troupes, ce nombre – exacerbé par les combats – avait encore grimpé et le niveau de détresse, augmenté. Ça ne semble pas avoir pesé lourd dans la balance de la prise de décision américaine.

Avec l’effondrement du gouvernement de Kaboul et l’arrivée du gouvernement taliban honni par les grands donateurs internationaux, les lumières rouges sont en train de se transformer en sirènes de pompier.

Lundi, le secrétaire général des Nations unies a carrément affirmé que les Afghans vivaient « l’heure la plus périlleuse » de leur histoire. Pourtant, la barre du malheur est haute ! On parle ici d’un pays qui subit les guerres à répétition depuis plus de 60 ans.

***

Responsable des opérations de Médecins sans frontières en Afghanistan, Sarah Château constate que la situation change rapidement sur le terrain. « Cet été, nos équipes ont surtout reçu des blessés de guerre. Dans certaines provinces, comme Helmand, dans le sud-ouest du pays, il y a eu deux gros mois de conflit. Mais après la prise de pouvoir des talibans, ça a calmé les combats, les bombardements. Ça a fait redescendre la pression un peu pour nos équipes, mais maintenant, on fait face à de nouveaux problèmes », raconte-t-elle. À Hérat, dans l’ouest du pays, la clinique de malnutrition roule à plus de 200 % de sa capacité. Toutes les cliniques qu’opère MSF grâce à ses 2300 salariés afghans et 50 employés expatriés débordent.

Et ce qui s’annonce n’est pas réjouissant. Le système de santé afghan, déjà déficient, menace carrément de s’effondrer, faute de financement en provenance de pays étrangers.

Ajoutons les autres plaies d’Afghanistan en rafale : la COVID-19 frappe de plein fouet un pays où très peu de gens ont accès au vaccin, l’Iran – qui peine à contenir la pandémie – a renvoyé des dizaines de milliers de réfugiés afghans chez eux, le système bancaire est paralysé et les files pour retirer de l’argent s’étirent de jour en jour, le prix des denrées essentielles augmente en flèche, les livraisons de médicaments et de fournitures médicales se font au compte-gouttes.

En d’autres termes, rien ne va plus, et il semble bien que les talibans, qui avaient les poches pleines pour verser des pots-de-vin à des commandants de l’armée afghane pour acheter leurs armes et leurs véhicules blindés, n’aient plus un afghani (la monnaie locale) pour maintenir les services publics à flot.

La seule bonne nouvelle dans ce tableau noir : jusqu’à maintenant, ils ne donnent pas trop de fil à retordre aux organisations humanitaires et onusiennes qui étaient déjà présentes en Afghanistan. L’une des premières décisions des talibans après la chute de Kaboul a été de leur tendre la main.

***

Les États-Unis, le Canada et le reste des pays de l’OTAN qui viennent de vivre un retrait d’Afghanistan plus que disgracieux ont maintenant une chance de se rattraper un peu, de remplir une partie de leur devoir moral après 20 ans d’occupation, en participant à l’effort humanitaire. Ce serait ajouter l’insulte à l’injure de voir des enfants afghans mourir de faim par dizaines de milliers juste après cette sortie de guerre bâclée.

Lundi, lors d’une conférence internationale, les Nations unies demandaient 600 millions US pour répondre aux besoins urgents des Afghans. Les donateurs internationaux ont promis plus de 1 milliard US. Le Canada, pour sa part, avait déjà promis 50 millions.

***

Cela dit, il faut encore que l’argent arrive jusqu’aux plus vulnérables. Un gros défi. Même si pas un sou ne tombe dans les poches des talibans – et c’est fort peu probable –, les nouveaux maîtres de Kaboul tenteront certainement d’imposer leurs priorités aux organisations internationales. « MSF était en Afghanistan [lors du précédent régime taliban] et on a dû faire face à des choix vraiment difficiles », témoigne Sarah Château. Elle donne en exemple la santé maternelle. « Les talibans ont fermé les écoles de sages-femmes et ont banni les départements d’obstétrique. Il n’y avait que les infirmières qui pouvaient aider les femmes, mais sans avoir nécessairement les compétences », se rappelle la coordonnatrice humanitaire.

On pourrait envoyer tout l’argent du monde, rien ne guérirait ce manque d’humanité.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.