Critique de Timeless, de Kaytranada

L’été sur disque

Le très attendu troisième album solo du Québécois, reconnu comme l’un des grands compositeurs d’électro hip-hop de la planète, est la trame sonore de l’été, et des autres moments où vous serez à la recherche de soleil

Un bon DJ doit pouvoir accomplir deux choses : offrir une variété d’ambiances et maintenir une atmosphère festive.

Un bon producteur est quant à lui capable de transformer ce qui pourrait être une simple liste de lecture en album. Il doit guider ses collaborateurs, diversifier les tempos, assurer des transitions fluides ou surprenantes, positionner les morceaux de manière à créer un ensemble cohérent.

Sur Timeless, composé de 17 pistes – et plus 4 en boni –, Louis Kevin Celestin, alias Kaytranada, atteint chacun de ces objectifs avec brio. Son expérience de platiniste insuffle à l’œuvre une vitalité ancrée dans le moment, dans l’énergie brute des bpm (battements par minute), alors que ses talents de compositeur ont construit un disque qui peut traverser les époques.

Ses albums précédents, 99,9 % (2016) et Bubba (2019), n’en faisaient pas beaucoup moins, mais la notoriété du Montréalais maintenant installé à Los Angeles nous laisse croire qu’il pouvait cette fois agencer ses rythmes aux chanteurs et rappeurs de son choix.

On retrouve ainsi des chansons de Don Toliver, Childish Gambino, Thundercat et PinkPantheress, notamment. Kaytra renoue également avec Durand Bernarr, Charlotte Day Wilson, Tinashe, Anderson .Paak et SiR.

Vaste gamme d’émotions

Grâce à la grande variété des artistes et à de multiples déclinaisons de sons funky, l’éventail des sensations de Timeless est large. Les productions, riches, possèdent une finesse qui va au-delà des percussions entraînantes. Exemple : les magnifiques violons qui viennent clore la deuxième piste Spit it Out, portée de belle façon par Rochelle Jordan. Celle-ci récidive sur Lover/Friend, extrait de novembre dernier, qui sonne toujours aussi bien aujourd’hui.

Si Spit it Out agit comme la lumière de l’aube, la succession de Call U Up (avec le frangin Lou Phelps) et de Weird (avec Durand Bernarr) détient la même efficacité qu’un café ou un jus d’orange matinal. On se brosse ensuite les dents – on peut également danser – au son de la pièce instrumentale Dance Dance Dance Dance.

Changement de registre avec Don Toliver sur l’envoûtante Feel a Way, l’un des moments de grâce du disque. Suit le doux et grandiose piano de Still sur laquelle Charlotte Day Wilson parle d’amour pendant un bref instant. Le mariage de la voix de sirène de Ravyn Lenae au clavier saccadé de Video nous ramène à l’époque du RnB des années 2000.

La basse profonde de Seemingly nous prépare à l’impact de Drip Sweat, menée par Channel Tres, qui sera au festival Mural, le 14 juin. D’une puissance extraordinaire, le récent simple au clip clignotant pourrait motiver quiconque à danser ou s’entraîner jusqu’à l’épuisement.

Petit creux redondant avec Hold On (Dawn Richard) puis les strictement musicales Please Babe et Stepped On. Mais on repart de plus belle avec Tinashe, qui démontre une fois de plus sur More Than a Little Bit sa chimie avec Kaytra. Il en va de même pour Anderson .Paak et SiR sur Do 2 Me, bien que quelque peu répétitif. On espérait mieux de cette combinaison.

Witchy, pièce avec Childish Gambino, ne déçoit pas du tout. La gamme d’émotions est vaste, l’intensité en montagnes russes, la force redoutable.

Les quatre pièces bonus, Wasted Words, Snap My Finger, Stuntin et Out of Luck, n’ont rien de superflu. Thundercat vogue sur le courant chaud de la première. PinkPantheress rebondit sur la suivante. Channel Tres est cette fois plus posé. Puis, Mariah the Scientist dit au revoir sur un beat qui résonnera jusqu’à la fin de la soirée.

On imagine que Kaytranada a réalisé Timeless avec une piste de danse bondée en tête. Alors que les fêtards réagissent à chaque note, le Québécois lauréat de deux Grammy sait déjà ce qu’ils veulent entendre ensuite. Cet album est la liste de lecture que seul un musicien de sa trempe peut créer.

Électro hip-hop

Timeless

Kaytranada

RCA Records

8,5/10

Critique de La mémoire du corps, de Catherine Major

Une histoire sans paroles

Catherine Major déploie tout son talent de compositrice dans La mémoire du corps, son premier album entièrement instrumental

Catherine Major mène depuis 20 ans une prolifique carrière d’autrice-compositrice-interprète. Mais si, avec cinq albums, la chanson a été son principal vecteur, elle a aussi composé des musiques pour d’autres – Diane Dufresne, Luce Dufault – ainsi que pour le cinéma. En 2022, elle a même transposé la pièce de Michel Tremblay Albertine en cinq temps en opéra, qu’elle a composé et orchestré, immense projet qu’elle a mené à bout de bras et qui a été couronné de succès.

Même si sa relation avec son piano a toujours été fusionnelle, c’est plus que jamais la Catherine Major compositrice qui rayonne sur ce nouvel album entièrement instrumental. La mémoire du corps est d’abord une bonne idée, celle de regarder sa vie en plongeant dans ses souvenirs sensoriels. Et la musique est certainement le meilleur moyen de transposer et faire partager ces émotions indicibles.

Il y a de la nostalgie et de la mélancolie bien sûr, mais aussi de la joie, de l’amour, des turbulences, de la plénitude. Au piano, Catherine Major est tour à tour délicate et puissante, retenue et enlevée, toujours juste. Les orchestrations qu’elle a créées pour cordes, cor anglais et parfois des voix ne sont pas qu’un enrobage : c’est plutôt un ajout léger qui se superpose aux mélodies enveloppantes dont elle a le secret.

Rue Champagneur, 9 mois, Le calme après la tempête, Quarante, Lac Notre-Dame… Les titres défilent comme autant d’images cinématographiques sur cet album lancé sous étiquette alisma, division d’Atma classique consacrée uniquement à la création instrumentale contemporaine. Avec sa sensibilité créative, la musicienne prend sa place parfaitement dans l’univers néoclassique, vraie compositrice dont la profondeur et l’originalité sont indéniables.

Une passionnante, magnifique et caressante histoire sans paroles, qui en dit plus que bien des chansons.

Musique instrumentale

La mémoire du corps

Catherine Major

ATMA Classique/alisma

7,5/10

Critique de brat, de Charli XCX

La plus cool de l’underground

La Britannique Charli XCX fait honneur à la scène rave londonienne sur un sixième album, brat, où sa maîtrise des codes n’a d’égale que son ingéniosité musicale

Une des premières choses que l’on se dit en écoutant brat, c’est que l’audace de Charli XCX est ce qui lui permet de se démarquer. Elle appartient ainsi à la catégorie exclusive d’artistes dont la proposition ne répond pas à la mode mainstream actuelle, mais qui reste accessible par sa grande qualité et son côté accrocheur. Charli XCX est trop cool pour la radio et les top 100, mais les mélomanes qui apprécient la pop au bpm hyperactif et l’esprit musical effervescent des raves trouveront forcément cet album satisfaisant.

Celle qui est fiancée au batteur du groupe The 1975, George Daniel, y va de quelques textes qui traduisent bien la romance. Mais elle ne s’arrête aucunement à cela, sur un disque qui parle d’amour comme il parle de désir interdit, de confiance en soi, de doute, de deuil, de féminité et de féminisme. Certaines pièces sont simplement fun, dans leur rythme comme dans leurs mots. Le premier simple (et chanson d’ouverture) du disque, 360, propose une référence directe à son appartenance à l’univers de l’hyperpop, comme un exercice d’affirmation.

Von dutch, un peu plus tard, réaffirme la même confiance en soi, sur une trame dansante destinée aux raves. Charli XCX l’a d’ailleurs présentée pour la première fois lors d’une performance Boiler room (ces fêtes jadis underground de musique électronique diffusées en ligne), en février dernier à Brooklyn. L’évènement avait attiré un nombre record de participants, une démonstration de la dominance de la pop hypnotique de Charli XCX dans un univers pas vraiment traditionnel, mais plus tout à fait alternatif non plus.

Sympathy is a knife, l’une des plus accrocheuses chansons de l’album, parle d’insécurité avec une grande candeur. Est-ce qu’on se moque d’elle dans son dos ? Pourquoi se sent-elle si inquiète face aux autres ? La chanson est aussi réussie instrumentalement que sur le plan des paroles, le tempo insistant faisant directement référence aux pensées paranoïaques qu’elle décrit.

Sur la magnifique So I, plus lente, la chanteuse s’exprime à propos de la mort de l’artiste Sophie, sa mentore et amie, pionnière de l’hyperpop. De la musique dance à la pop survitaminée, garnie de pièces destinées aux pistes de danse des clubs, brat est une provocation, une exploration, un parfait amalgame de vulnérabilité et de flagrante affirmation de soi.

Elle aurait pu effectuer un virage plus conventionnel, mais Charli XCX n’en fait qu’à sa tête et c’est tant mieux. Si elle ne se défait pas ici de l’étiquette qui la confine à cette strate entre l’underground et le grand public, on se rend compte grâce à brat que Charli XCX semble en fait très à l’aise dans cet entre-deux. Elle s’assure même ici d’être l’une des meilleures de sa catégorie.

Hyperpop

brat

Charli XCX

Atantic

8/10

Critique de L’Osstidtour, de D-Track

L’album du peuple

Pour son huitième album studio, D-Track recrute certains des meilleurs producteurs québécois ainsi que des MC réputés, tels Akhenaton, Mike Shabb et Koriass

Le Gatinois David Dufour, alias D-Track, roule sa bosse depuis 20 ans. Sa plume bienveillante et sa technique maîtrisée se sont fait valoir sur une dizaine d’albums.

Les récents Hull (2021), Territoiredelours (2023) et ce nouveau L’Osstidtour se démarquent entre autres par la qualité de leur production. Cette fois, D-Track pose ses rimes sur des beats de son compatriote DaHeala, collaborateur de longue date de The Weekend et d’August Fanon, qui a rythmé des pièces de Mach-Hommy et d’Armand Hammer, ainsi que des talentueux Québécois nomstks, Ruffsound, Boogat et Stack Moolah. Quest, associé de D-Track, ainsi que le rappeur lui-même signent aussi quelques instrus.

La variété des compositeurs ne nuit pas à la cohésion de l’œuvre : l’ambiance est lumineuse et groovy. Celle-ci est avant tout portée, voire propagée, par le sympathique rappeur. D-Track est l’un des rares artistes dont les chansons dites engagées ne revêtent pas un lustre d’autosatisfaction. Son authenticité est palpable. Sa sincérité désarmante est celle d’un homme heureux d’exprimer sa joie de vivre.

Sur Flanders, D-Track pousse le personnage du bon gars à l’extrême avec des lignes hilarantes, telles : « Le défaut qu’on m’reproche souvent c’est chu trop poli / T’envoyer chier non chu trop pas lui / J’suis le plus gros fan des compromis / J’donne un bon pourboire au commis ».

Il propose quelques autres morceaux conceptuels. Sur Micro, au magnifique beat, le rappeur utilise le mot-titre à toutes les sauces. La jazzy Chez l’opto imite une visite chez le spécialiste de la vue, mais qui se concentre davantage sur le regard qu’on porte à la vie. L’Osstidtour à condo est dans le même esprit que La rue principale, des Colocs. Même si elle donne son titre à l’album, elle n’est pas parmi ses plus réussies. D-Track est un bon auteur, mais certaines de ses métaphores sont douteuses et quelques comparaisons vieillottes. Bien que parfois verbeux, son flow impressionne à quelques reprises, comme sur Oh Mah God.

Good Times (avec Sam Faye et Caro Dupont), Les plus beaux rêves, Keep On et Post-It à soi-même pourraient inspirer des services des ressources humaines en panne d’idée pour motiver leurs troupes. Même J’veux être riche livre davantage un message porteur sur la valeur de l’art plutôt que sur la quête de dollars.

Sur celle-ci, qui bénéficie d’un refrain accrocheur de Taga, D-Track souligne : « J’peux pas vivre d’amour et d’eau fraîche / C’pas l’love qui va payer mon bail / Le gros j’rêve / Qu’les radios commerciales s’mettent a jouer mon joint ». Il est pour nous inconcevable que sa musique, écrite dans un français exemplaire, ne soit pas plus présente sur les ondes.

D-Track n’a jamais connu de grand succès, mais quelques marques de reconnaissance de l’industrie, des appuis notables, un bon bassin d’admirateurs et le plaisir de rapper semblent le satisfaire. Tant mieux !

En spectacle à Lavaltrie (13 juin), à Québec (14 juin) et à Gatineau (20 juillet)

Rap

L’Osstidtour

D-Track

Coyote Records

6,5/10

Critique de Le requiem des sirènes saoules

Un bateau ivre et lucide

Un premier album d’une rare assurance, en forme de voyage au bout de la nuit montréalaise

La nuit, Alain Bashung mentait. La nuit, Daria Colonna, elle, déballe toutes ses vérités. Le requiem des sirènes saoules est la confession d’une femme intime de toutes les larmes dont sont enceintes les petites heures, mais qui sait que l’obscurité a toujours été son refuge le plus salutaire. Comme l’a un jour écrit un certain Arthur : les aubes sont navrantes, toute lune est atroce et tout soleil amer.

Révélée en 2017 avec son recueil Ne faites pas honte à votre siècle (Poètes de brousse), un monument de critique d’un monde dont vous serez éjecté si vous refusez d’obéir à sa violence, l’écrivaine construit sur ce premier album un univers enténébré, au cœur duquel l’amour est la plus grisante des malédictions et l’alcool, une prison d’une douceur suspecte dont on gagnerait peut-être à se méfier davantage.

Daria Colonna a rencontré la mort. Elle a même dansé avec, confie-t-elle sur Haut les mains, et sa voix grave, narquoise et sensuelle convoque des hordes de fantômes. Des fantômes qu’elle prend le risque de regarder dans les yeux, quitte à y laisser un peu d’elle-même.

Créé par l’autrice-compositrice-interprète avec son amoureux, Vince James, Le requiem des sirènes saoules emprunte au trip hop sa pulsation, au nu jazz sa trompette zébrant la pénombre d’éclats de lumière et au hip-hop sa superbe arrogance. Chez Daria Colonna, chaque note semble baigner dans les volutes denses de trop de cigarettes et chaque moment de félicité semble plombé par la possibilité qu’une énième mauvaise décision fasse tout basculer. Album de rupture, ce voyage au bout de la nuit montréalaise est aussi une ode aux plaisirs immédiats sans lesquels il ne resterait plus qu’à laisser son navire sombrer.

Vénéneuses et lascives, vulnérables et insolentes, douillettes et rugueuses ; ces neuf chansons (augmentées d’un interlude parlé de l’écrivaine Olivia Tapiero) dépeignent la mélancolie comme une maladie magnifiquement incurable et la souffrance comme une expérience ayant au moins le mérite de nous rappeler que nous sommes bel et bien en vie. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’Ariane Moffatt ait accepté d’agir en tant que marraine du projet, en plus de prêter sa voix à Reste pour voir, tant ce disque est porté par une rare assurance.

Œuvre rangée du côté des égarées, de celles qui disent toujours oui au verre de trop et dans l’âme de qui le spleen a planté sa tente, Le requiem des sirènes saoules ne ressemble à rien d’autre au Québec. « Et je bois parce que je désire tout détruire, mais je fige », murmure Daria Colonna dans Je bois. Nous verrons brûler nos demeures, peut-être, mais nous pourrons nous féliciter d’avoir pleinement vécu au son de cette musique qui tangue, bien que sans jamais perdre le cap.

Trip hop

Le requiem des sirènes saoules

Daria Colonna

Indépendant

8/10

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