Santé

Pourquoi oublie-t-on ?

On dit que la mémoire est une faculté qui oublie. À la veille de la quarantaine, notre journaliste a l’impression que la sienne n’a jamais autant oublié. Est-ce une forme de paresse cognitive qui s’installe ? Un trop-plein d’écran ? Est-ce simplement normal d’oublier ?

La santé de l’hippocampe

Au jeu de mémoire, je me fais constamment battre par mes enfants, mais là n’est pas ma principale préoccupation par rapport à ma mémoire.

Ce qui me trouble le plus, ce sont mes trous de mémoire. Je n’ai jamais été une championne pour retenir les noms, mais depuis quelques années, je me surpasse. Ma bête noire ? Les noms propres. Surtout ceux des politiciens (une chance que je ne fais pas de journalisme radio). Les noms communs peuvent aussi me donner du fil à retordre. Comme le mot « orchidée », que j’ai déjà cherché pendant une bonne demi-heure l’été dernier. J’appelle la mandoline un « rapeux » quand le mot ne me vient pas spontanément.

Mon conjoint, lui, peut affirmer qu’on a vu tel film, il y a 10 ans, après être allé à tel restaurant avec telles personnes. Il peut aussi réciter par cœur des livres qu’on lit chaque soir aux enfants. Pas moi. J’ai aussi tendance à oublier des rendez-vous.

Mon inquiétude a monté d’un cran l’été dernier en lisant un reportage du Toronto Star intitulé « Vous prenez la route ? Fermez votre GPS. C’est mauvais pour votre cerveau ». La journaliste a interrogé Véronique Bohbot, professeure au département de psychiatrie de l’Université McGill et spécialiste de la mémoire, qui a démontré qu’une utilisation extensive du GPS est liée à un déclin de la mémoire spatiale.

En voiture, j’ouvre toujours mon GPS. Et j’écoute ses directives aveuglément, sans trop prêter attention aux détails de l’environnement. En fait, comme bien des gens, mon cellulaire est toujours à portée de main. Et je m’en sers beaucoup (lire : trop). Pour m’avertir des rendez-vous à venir, pour enregistrer numéros de téléphone et mots de passe, pour chercher une information à la moindre interrogation.

J’entreprends cette quête en allant rencontrer Véronique Bohbot à son laboratoire. La chercheuse accepte de me faire passer deux tests de navigation à l’ordinateur qu’elle a elle-même mis au point. Ces tests – des parcours où on doit trouver des objets – permettent de déterminer quelle stratégie les gens utilisent dans leurs déplacements : la stratégie « spatiale » ou la stratégie « stimulus-réponse ».

La stratégie spatiale repose sur une région du cerveau qui se nomme hippocampe – et qui est importante pour la mémoire spatiale. Les gens qui utilisent cette stratégie sont attentifs aux détails, créent des liens entre les points de repère, conçoivent des cartes cognitives. On constate davantage d’activité à leur hippocampe, qui est aussi plus gros, indique Véronique Bohbot.

La stratégie de « stimulus-réponse », elle, implique une autre région du cerveau : le noyau caudé, impliqué dans le renforcement. Les gens apprennent un trajet non pas en faisant des cartes cognitives, mais en effectuant une séquence de mouvements à partir d’un point. « Vitesse, récompense, habitude », résume Véronique Bohbot.

« Dans quatre études distinctes, j’ai trouvé qu’il existe une relation inverse entre les noyaux caudés et l’hippocampe, explique-t-elle. Quand les noyaux caudés sont gros, l’hippocampe est petit, et quand les noyaux caudés sont petits, l’hippocampe est gros. »

En écoutant Véronique Bohbot, on se dit qu’il vaut mieux appartenir au deuxième camp. L’hippocampe est le siège de la mémoire épisodique, la mémoire des évènements de la vie, avec leur contexte. Et surtout, la réduction de la matière grise dans l’hippocampe est associée à un risque accru de maladie d’Alzheimer.

Selon l’hypothèse de la chercheuse, travailler sa mémoire spatiale (et son hippocampe !) permettrait de retarder le développement de la maladie d’Alzheimer.

Qu’est-ce qui fait qu’on utilise davantage une stratégie plutôt qu’une autre ? Il y a une contribution génétique, d’abord. Le stress et la peur stimulent la stratégie stimulus-réponse. Les gens qui sont à la recherche de récompense (comme la quête de « j’aime » sur les réseaux sociaux et des jeux vidéo de tir) ont aussi tendance à utiliser la stratégie stimulus-réponse, indique Véronique Bohbot.

Malgré mes appréhensions, les deux tests se déroulent plutôt bien. Conclusion des chercheurs : j’utilise la stratégie spatiale. Les gens qui ont obtenu des résultats semblables aux miens ont beaucoup de matière grise à l’hippocampe et au cortex entorhinal (une zone aussi impliquée dans la mémoire).

« Vous êtes en super bonne santé, mais vous n’utilisez pas votre hippocampe autant que vous pourriez », souligne néanmoins Véronique Bohbot, qui pointe une erreur survenue en fin de parcours. Elle m’encourage à utiliser davantage ma mémoire spatiale.

Depuis, je fais un effort d’utiliser moins mon GPS en voiture. Comme Véronique Bohbot le suggère, je regarde le plan de l’itinéraire en partant, j’essaie de le mémoriser, et je suis le nom des rues sur l’écran intégré à la voiture. Je manque parfois des sorties, mais selon la chercheuse, c’est bien, se perdre. Ça stimule l’hippocampe.

Conduire sans GPS a quelque chose de… méditatif. « Exactement ! réagit la chercheuse. D’ailleurs les gens qui méditent ont un plus gros hippocampe. C’est l’hippocampe qu’ils utilisent quand ils voient plus les détails. »

En plus de concevoir des cartes cognitives, Véronique Bohbot conseille de faire des exercices de pleine conscience. Son programme propose également deux éléments qui sont reconnus comme des facteurs de protection contre la maladie d’Alzheimer : faire de l’exercice et adopter une diète méditerranéenne.

Forces et faiblesses de la mémoire

Je suis bien consciente qu’à mon âge, la probabilité de développer une maladie dégénérative est quasiment nulle. Mes trous de mémoire n’ont rien à voir avec la maladie d’Alzheimer, mais il n’en demeure pas moins qu’ils sont bien réels.

Je ne suis pas la seule à les constater – et à les trouver plutôt effrayants.

Marie-Luce Pelletier-Legros, 40 ans, a participé à un jeu-questionnaire télévisé il y a environ cinq ans. Elle racontait récemment cette expérience à une amie… et elle a été incapable de dire le nom de la comédienne avec qui elle était jumelée, le jour du jeu-questionnaire.

« Je suis obligée de googler beaucoup plus d’affaires qu’avant, résume Marie-Luce, mère de trois enfants. C’est beaucoup, beaucoup avec les noms de personnes, que ce soit des personnes que je connais ou des personnalités publiques. »

La prévention des pertes de mémoire est la priorité en matière de santé la plus souvent nommée par les Canadiennes de 55 ans et plus, selon un large sondage mené en 2003. C’est aussi le domaine pour lequel les femmes ont l’impression d’avoir le moins de réponses à leurs questions.

Qu’est-il normal d’oublier ?

Nous avons posé la question à Sylvie Belleville, professeure au département de psychologie de l’Université de Montréal et directrice de laboratoire au Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal.

« Quand une personne me dit : “J’oublie où je stationne ma voiture et j’oublie où je mets mes clés”, eh bien, c’est pareil pour tout le monde. Quand on me dit : “J’oublie le nom des personnes”, je réponds que c’est LA première plainte pour tout le monde. Ce n’est pas, pour moi, des plaintes qui sont inquiétantes. »

— Sylvie Belleville, professeure au département de psychologie de l’Université de Montréal

Il vaut la peine d’explorer un peu plus lorsque les proches s’inquiètent, et lorsque les trous de mémoire ont un impact sur la vie des gens, comme au travail, indique-t-elle.

Directrice du département de psychologie de l’UQAM, Isabelle Rouleau souligne que le « manque du mot » est une plainte « très, très fréquente » qui ne permet pas d’établir un diagnostic. Les noms propres sont les plus problématiques, dit-elle, parce que ce sont des entités uniques. « Joe Biden n’a pas de raison de s’appeler Joe Biden », résume-t-elle.

Et quand on vieillit – 40, 50, 60 ans –, c’est évidemment pire, dit-elle. « Le problème, c’est que lorsqu’on identifie le problème, on devient hyper vigilant. Si chaque fois qu’on accroche, on se dit que c’est épouvantable, eh bien ça amplifie le problème », explique la neuropsychologue, à qui il arrive aussi de chercher ses mots… quand elle est fatiguée ou débordée.

En consultation, les neuropsychologues regardent d’abord les raisons qui pourraient expliquer les trous de mémoire : manque de sommeil, apnée du sommeil, dépression, ménopause… En général, indique Isabelle Rouleau, les professionnels se font encourageants.

Chose que les gens ignorent souvent, la maladie d’Alzheimer touche aussi la mémoire sémantique, les références par rapport au monde, les connaissances. « Quand vous avez du mal à vous rappeler le nom de Brad Pitt, c’est parce qu’il est temporairement inaccessible, mais Brad Pitt, il est là pareil ! illustre Isabelle Rouleau. L’information est stockée dans le cerveau, mais elle est temporairement indisponible pour des raisons variées, comme la fatigue. »

Il faut savoir aussi qu’en matière de mémoire, nous avons probablement tous des forces et des faiblesses de base, note la neuropsychologue. Certains apprennent des poèmes en clignant des yeux, d’autres pourraient se retrouver facilement même s’ils étaient catapultés au centre de Shanghai, et d’autres (comme Isabelle Rouleau) se souviennent très bien des concepts qu’ils ont compris. « Avec le temps, on développe souvent nos forces et on laisse de côté nos faiblesses », note Isabelle Rouleau.

La faute aux écrans… ou au multitâche?

Je reste avec l’impression que l’utilisation (abusive, dois-je rappeler) de mon téléphone a quelque chose à voir avec mes trous de mémoire. Mais en science, une impression vaut ce que ça vaut, c’est-à-dire pas grand-chose.

La plupart des études sur l’effet de l’utilisation des écrans et de l’internet ont été menées chez les enfants. Certaines suggèrent qu’une utilisation prolongée de l’internet peut nuire au développement cognitif de certains enfants, notamment sur le plan de la mémoire et de l’attention.

Chez les adultes, des théories ont été avancées. En 2011, dans la revue Science, des chercheurs ont parlé de l’« effet Google » : lorsque les gens s’attendent à avoir accès à l’information dans l’avenir, ils mettraient moins d’effort pour s’en souvenir (d’autres chercheurs ont toutefois rétorqué que cela permet d’allouer des ressources cognitives à d’autres choses). Dans son best-seller The Shallows, l’auteur Nicholas Carr soutient que l’accès permanent à l’information conduirait à un traitement moins profond de l’information et à une moins grande rétention.

La chercheuse montréalaise Véronique Bohbot est d’abord préoccupée par l’utilisation des écrans qui stimule le circuit de récompense, comme les jeux vidéo à la première personne. Une étude qu’elle a codirigé a montré que ces jeux de tir peuvent provoquer une perte de matière grise dans l’hippocampe chez certains utilisateurs. « Ce ne sont pas tous les jeux vidéo et ce n’est pas tout le monde qui est vulnérable aux jeux vidéo », explique Véronique Bohbot, pour qui la prudence est de mise. « Si on veut une société qui protège ses enfants, on doit financer en masse la recherche », dit la chercheuse, dont le programme de recherche a perdu son financement, en 2016.

Dans le Journal of Integrative Neuroscience, cette année, une associée de recherche de l’Université Wilfrid Laurier, Laurie Manwell, a suggéré que les jeunes de la génération internet courront un risque accru de développer la maladie d’Alzheimer en raison de l’utilisation abusive des écrans et de la baisse du quotient intellectuel.

Les écrans, un facteur de risque pour l’alzheimer ? Professeure au département de psychologie de l’Université de Montréal, Sylvie Belleville ne voit pas de littérature suffisante pour affirmer une telle chose, bien qu’elle convienne qu’on a encore peu de recul par rapport à l’omniprésence de ces technologies dans nos vies.

N’empêche, la chercheuse n’est pas catastrophiste. Comme humain, rappelle-t-elle, on est toujours un peu inquiets des changements majeurs comme les changements technologiques, qui ont effectivement un effet sur nos vies et sur nos cerveaux. « Mon analyse de la chose, c’est que le monde dans lequel on vit est extrêmement complexe et qu’on ne pourrait pas fonctionner sans ces outils-là, qui nous aident à être extraordinairement efficaces », dit Sylvie Belleville. Ces outils font probablement en sorte qu’on développe moins certaines capacités, mais on en développe d’autres, ajoute-t-elle.

Dans la société actuelle, les fonctions exécutives sont très, très sollicitées, souligne Sylvie Belleville : « Je pense que notre mémoire est bien plus stimulée qu’elle ne l’était quand on vivait dans un petit village et qu’on voyait toujours les mêmes personnes. »

Entrepreneure et mère de deux enfants, Alejandra Gonzalez se dit la même chose : on en a beaucoup sur les épaules. Sans les petits papiers qu’elle colle sur son ordinateur et son frigo, et sans son chum qui lui rappelle de faire les paies de ses employés, elle aurait tendance à oublier pas mal plus. « Notre cerveau utilise l’énergie pour des choses essentielles, dit la Montréalaise de 45 ans. Pour ces choses-là, mon cerveau a compris que j’utilise des listes. Je lui donne congé pour ça. »

Multitâche

Si le lien entre les écrans et la mémoire reste à éclaircir, il semble clair, cependant, que les écrans ont un effet… sur la concentration. Et la mémoire n’est pas une fonction « qui vit toute seule », rappelle Isabelle Rouleau, de l’UQAM.

Pour se souvenir d’une chose, il faut d’abord encoder l’information – « donc, être attentif, être vigilant ». L’information doit ensuite être consolidée dans sa mémoire. Et avec les écrans, « on saute du coq à l’âne », rappelle Isabelle Rouleau, à qui il arrive de lire des articles en rafale sur Facebook.

« Au bout du compte, quand on ferme les yeux et qu’on se demande ce qu’on a regardé depuis hier, il ne reste plus grand-chose, comme s’il n’y avait pas eu de période de consolidation, constate-t-elle. Et après, on s’énerve, on se dit qu’on n’a pas de mémoire, pas de concentration. Mais oui, mais regarde, ça s’explique ! »

Sa collègue Marie-France Marin met le doigt sur un bobo… qui résonne beaucoup en moi. L’omniprésence du multitâche.

« Les premières questions à se poser sont les suivantes : est-ce qu’on a porté attention à l’information initialement et est-ce qu’on a travaillé pour lui donner une chance d’être bien consolidée ? Si vous répondez à un courriel pendant que quelqu’un vous parle, votre attention est complètement divisée et vous ne donnez pas la chance à ni l’une ni à l’autre des situations. »

— Marie-France Marin, professeure associée au département de psychiatrie et d’addictologie de l’Université de Montréal

Le stress, dit-elle, agit un peu de la même manière. Quand on est stressé, toute l’attention se dirige vers la menace, et on est donc constamment en attention divisée. Qui plus est, les hormones de stress se logent dans des endroits du cerveau qui sont importants pour les émotions, l’attention et la mémoire.

Que faire, pour préserver sa mémoire ? Faut-il s’entraîner à fond au jeu de mémoire (pour être enfin en mesure de battre ses enfants) ?

« Si vous vous entraînez à ce jeu, vous deviendrez bonne à ce jeu, mais ça n’aura pas d’impact sur le reste de votre mémoire, répond la neuropsychologue Isabelle Rouleau. L’important, c’est d’être moins paresseux sur le plan cognitif. D’utiliser moins son GPS, certes, mais aussi d’apprendre de nouvelles choses, de faire des liens, de comprendre.»

« La mémoire pure, c’est bien, mais ce dont on a surtout besoin, c’est du jugement, de l’expertise, c’est de travailler sur du matériel, d’utiliser nos connaissances », résume Sylvie Belleville.

Toutes les chercheuses s’accordent sur un point : il ne peut être que bénéfique de prendre des pauses d’écran, sans notifications, sans multitâche. Parce que les interruptions coûtent cher, rappelle Marie-France Marin, même celles qu’on s’impose soi-même, en allant voir son fil Facebook, en ouvrant le canal Slack du travail ou en se partant une mijoteuse.

J’ai mes réponses. Et vous ?

Santé

Pourquoi oublie-t-on ?

On dit que la mémoire est une faculté qui oublie. À la veille de la quarantaine, notre journaliste a l’impression que la sienne n’a jamais autant oublié. Est-ce une forme de paresse cognitive qui s’installe ? Un trop-plein d’écran ? Est-ce simplement normal d’oublier ?

La santé de l’hippocampe

Au jeu de mémoire, je me fais constamment battre par mes enfants, mais là n’est pas ma principale préoccupation par rapport à ma mémoire.

Ce qui me trouble le plus, ce sont mes trous de mémoire. Je n’ai jamais été une championne pour retenir les noms, mais depuis quelques années, je me surpasse. Ma bête noire ? Les noms propres. Surtout ceux des politiciens (une chance que je ne fais pas de journalisme radio). Les noms communs peuvent aussi me donner du fil à retordre. Comme le mot « orchidée », que j’ai déjà cherché pendant une bonne demi-heure l’été dernier. J’appelle la mandoline un « rapeux » quand le mot ne me vient pas spontanément.

Mon conjoint, lui, peut affirmer qu’on a vu tel film, il y a 10 ans, après être allé à tel restaurant avec telles personnes. Il peut aussi réciter par cœur des livres qu’on lit chaque soir aux enfants. Pas moi. J’ai aussi tendance à oublier des rendez-vous.

Mon inquiétude a monté d’un cran l’été dernier en lisant un reportage du Toronto Star intitulé « Vous prenez la route ? Fermez votre GPS. C’est mauvais pour votre cerveau ». La journaliste a interrogé Véronique Bohbot, professeure au département de psychiatrie de l’Université McGill et spécialiste de la mémoire, qui a démontré qu’une utilisation extensive du GPS est liée à un déclin de la mémoire spatiale.

En voiture, j’ouvre toujours mon GPS. Et j’écoute ses directives aveuglément, sans trop prêter attention aux détails de l’environnement. En fait, comme bien des gens, mon cellulaire est toujours à portée de main. Et je m’en sers beaucoup (lire : trop). Pour m’avertir des rendez-vous à venir, pour enregistrer numéros de téléphone et mots de passe, pour chercher une information à la moindre interrogation.

J’entreprends cette quête en allant rencontrer Véronique Bohbot à son laboratoire. La chercheuse accepte de me faire passer deux tests de navigation à l’ordinateur qu’elle a elle-même mis au point. Ces tests – des parcours où on doit trouver des objets – permettent de déterminer quelle stratégie les gens utilisent dans leurs déplacements : la stratégie « spatiale » ou la stratégie « stimulus-réponse ».

La stratégie spatiale repose sur une région du cerveau qui se nomme hippocampe – et qui est importante pour la mémoire spatiale. Les gens qui utilisent cette stratégie sont attentifs aux détails, créent des liens entre les points de repère, conçoivent des cartes cognitives. On constate davantage d’activité à leur hippocampe, qui est aussi plus gros, indique Véronique Bohbot.

La stratégie de « stimulus-réponse », elle, implique une autre région du cerveau : le noyau caudé, impliqué dans le renforcement. Les gens apprennent un trajet non pas en faisant des cartes cognitives, mais en effectuant une séquence de mouvements à partir d’un point. « Vitesse, récompense, habitude », résume Véronique Bohbot.

« Dans quatre études distinctes, j’ai trouvé qu’il existe une relation inverse entre les noyaux caudés et l’hippocampe, explique-t-elle. Quand les noyaux caudés sont gros, l’hippocampe est petit, et quand les noyaux caudés sont petits, l’hippocampe est gros. »

En écoutant Véronique Bohbot, on se dit qu’il vaut mieux appartenir au deuxième camp. L’hippocampe est le siège de la mémoire épisodique, la mémoire des évènements de la vie, avec leur contexte. Et surtout, la réduction de la matière grise dans l’hippocampe est associée à un risque accru de maladie d’Alzheimer.

Selon l’hypothèse de la chercheuse, travailler sa mémoire spatiale (et son hippocampe !) permettrait de retarder le développement de la maladie d’Alzheimer.

Qu’est-ce qui fait qu’on utilise davantage une stratégie plutôt qu’une autre ? Il y a une contribution génétique, d’abord. Le stress et la peur stimulent la stratégie stimulus-réponse. Les gens qui sont à la recherche de récompense (comme la quête de « j’aime » sur les réseaux sociaux et des jeux vidéo de tir) ont aussi tendance à utiliser la stratégie stimulus-réponse, indique Véronique Bohbot.

Malgré mes appréhensions, les deux tests se déroulent plutôt bien. Conclusion des chercheurs : j’utilise la stratégie spatiale. Les gens qui ont obtenu des résultats semblables aux miens ont beaucoup de matière grise à l’hippocampe et au cortex entorhinal (une zone aussi impliquée dans la mémoire).

« Vous êtes en super bonne santé, mais vous n’utilisez pas votre hippocampe autant que vous pourriez », souligne néanmoins Véronique Bohbot, qui pointe une erreur survenue en fin de parcours. Elle m’encourage à utiliser davantage ma mémoire spatiale.

Depuis, je fais un effort d’utiliser moins mon GPS en voiture. Comme Véronique Bohbot le suggère, je regarde le plan de l’itinéraire en partant, j’essaie de le mémoriser, et je suis le nom des rues sur l’écran intégré à la voiture. Je manque parfois des sorties, mais selon la chercheuse, c’est bien, se perdre. Ça stimule l’hippocampe.

Conduire sans GPS a quelque chose de… méditatif. « Exactement ! réagit la chercheuse. D’ailleurs les gens qui méditent ont un plus gros hippocampe. C’est l’hippocampe qu’ils utilisent quand ils voient plus les détails. »

En plus de concevoir des cartes cognitives, Véronique Bohbot conseille de faire des exercices de pleine conscience. Son programme propose également deux éléments qui sont reconnus comme des facteurs de protection contre la maladie d’Alzheimer : faire de l’exercice et adopter une diète méditerranéenne.

Forces et faiblesses de la mémoire

Je suis bien consciente qu’à mon âge, la probabilité de développer une maladie dégénérative est quasiment nulle. Mes trous de mémoire n’ont rien à voir avec la maladie d’Alzheimer, mais il n’en demeure pas moins qu’ils sont bien réels.

Je ne suis pas la seule à les constater – et à les trouver plutôt effrayants.

Marie-Luce Pelletier-Legros, 40 ans, a participé à un jeu-questionnaire télévisé il y a environ cinq ans. Elle racontait récemment cette expérience à une amie… et elle a été incapable de dire le nom de la comédienne avec qui elle était jumelée, le jour du jeu-questionnaire.

« Je suis obligée de googler beaucoup plus d’affaires qu’avant, résume Marie-Luce, mère de trois enfants. C’est beaucoup, beaucoup avec les noms de personnes, que ce soit des personnes que je connais ou des personnalités publiques. »

La prévention des pertes de mémoire est la priorité en matière de santé la plus souvent nommée par les Canadiennes de 55 ans et plus, selon un large sondage mené en 2003. C’est aussi le domaine pour lequel les femmes ont l’impression d’avoir le moins de réponses à leurs questions.

Qu’est-il normal d’oublier ?

Nous avons posé la question à Sylvie Belleville, professeure au département de psychologie de l’Université de Montréal et directrice de laboratoire au Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal.

« Quand une personne me dit : “J’oublie où je stationne ma voiture et j’oublie où je mets mes clés”, eh bien, c’est pareil pour tout le monde. Quand on me dit : “J’oublie le nom des personnes”, je réponds que c’est LA première plainte pour tout le monde. Ce n’est pas, pour moi, des plaintes qui sont inquiétantes. »

— Sylvie Belleville, professeure au département de psychologie de l’Université de Montréal

Il vaut la peine d’explorer un peu plus lorsque les proches s’inquiètent, et lorsque les trous de mémoire ont un impact sur la vie des gens, comme au travail, indique-t-elle.

Directrice du département de psychologie de l’UQAM, Isabelle Rouleau souligne que le « manque du mot » est une plainte « très, très fréquente » qui ne permet pas d’établir un diagnostic. Les noms propres sont les plus problématiques, dit-elle, parce que ce sont des entités uniques. « Joe Biden n’a pas de raison de s’appeler Joe Biden », résume-t-elle.

Et quand on vieillit – 40, 50, 60 ans –, c’est évidemment pire, dit-elle. « Le problème, c’est que lorsqu’on identifie le problème, on devient hyper vigilant. Si chaque fois qu’on accroche, on se dit que c’est épouvantable, eh bien ça amplifie le problème », explique la neuropsychologue, à qui il arrive aussi de chercher ses mots… quand elle est fatiguée ou débordée.

En consultation, les neuropsychologues regardent d’abord les raisons qui pourraient expliquer les trous de mémoire : manque de sommeil, apnée du sommeil, dépression, ménopause… En général, indique Isabelle Rouleau, les professionnels se font encourageants.

Chose que les gens ignorent souvent, la maladie d’Alzheimer touche aussi la mémoire sémantique, les références par rapport au monde, les connaissances. « Quand vous avez du mal à vous rappeler le nom de Brad Pitt, c’est parce qu’il est temporairement inaccessible, mais Brad Pitt, il est là pareil ! illustre Isabelle Rouleau. L’information est stockée dans le cerveau, mais elle est temporairement indisponible pour des raisons variées, comme la fatigue. »

Il faut savoir aussi qu’en matière de mémoire, nous avons probablement tous des forces et des faiblesses de base, note la neuropsychologue. Certains apprennent des poèmes en clignant des yeux, d’autres pourraient se retrouver facilement même s’ils étaient catapultés au centre de Shanghai, et d’autres (comme Isabelle Rouleau) se souviennent très bien des concepts qu’ils ont compris. « Avec le temps, on développe souvent nos forces et on laisse de côté nos faiblesses », note Isabelle Rouleau.

La faute aux écrans… ou au multitâche?

Je reste avec l’impression que l’utilisation (abusive, dois-je rappeler) de mon téléphone a quelque chose à voir avec mes trous de mémoire. Mais en science, une impression vaut ce que ça vaut, c’est-à-dire pas grand-chose.

La plupart des études sur l’effet de l’utilisation des écrans et de l’internet ont été menées chez les enfants. Certaines suggèrent qu’une utilisation prolongée de l’internet peut nuire au développement cognitif de certains enfants, notamment sur le plan de la mémoire et de l’attention.

Chez les adultes, des théories ont été avancées. En 2011, dans la revue Science, des chercheurs ont parlé de l’« effet Google » : lorsque les gens s’attendent à avoir accès à l’information dans l’avenir, ils mettraient moins d’effort pour s’en souvenir (d’autres chercheurs ont toutefois rétorqué que cela permet d’allouer des ressources cognitives à d’autres choses). Dans son best-seller The Shallows, l’auteur Nicholas Carr soutient que l’accès permanent à l’information conduirait à un traitement moins profond de l’information et à une moins grande rétention.

La chercheuse montréalaise Véronique Bohbot est d’abord préoccupée par l’utilisation des écrans qui stimule le circuit de récompense, comme les jeux vidéo à la première personne. Une étude qu’elle a codirigé a montré que ces jeux de tir peuvent provoquer une perte de matière grise dans l’hippocampe chez certains utilisateurs. « Ce ne sont pas tous les jeux vidéo et ce n’est pas tout le monde qui est vulnérable aux jeux vidéo », explique Véronique Bohbot, pour qui la prudence est de mise. « Si on veut une société qui protège ses enfants, on doit financer en masse la recherche », dit la chercheuse, dont le programme de recherche a perdu son financement, en 2016.

Dans le Journal of Integrative Neuroscience, cette année, une associée de recherche de l’Université Wilfrid Laurier, Laurie Manwell, a suggéré que les jeunes de la génération internet courront un risque accru de développer la maladie d’Alzheimer en raison de l’utilisation abusive des écrans et de la baisse du quotient intellectuel.

Les écrans, un facteur de risque pour l’alzheimer ? Professeure au département de psychologie de l’Université de Montréal, Sylvie Belleville ne voit pas de littérature suffisante pour affirmer une telle chose, bien qu’elle convienne qu’on a encore peu de recul par rapport à l’omniprésence de ces technologies dans nos vies.

N’empêche, la chercheuse n’est pas catastrophiste. Comme humain, rappelle-t-elle, on est toujours un peu inquiets des changements majeurs comme les changements technologiques, qui ont effectivement un effet sur nos vies et sur nos cerveaux. « Mon analyse de la chose, c’est que le monde dans lequel on vit est extrêmement complexe et qu’on ne pourrait pas fonctionner sans ces outils-là, qui nous aident à être extraordinairement efficaces », dit Sylvie Belleville. Ces outils font probablement en sorte qu’on développe moins certaines capacités, mais on en développe d’autres, ajoute-t-elle.

Dans la société actuelle, les fonctions exécutives sont très, très sollicitées, souligne Sylvie Belleville : « Je pense que notre mémoire est bien plus stimulée qu’elle ne l’était quand on vivait dans un petit village et qu’on voyait toujours les mêmes personnes. »

Entrepreneure et mère de deux enfants, Alejandra Gonzalez se dit la même chose : on en a beaucoup sur les épaules. Sans les petits papiers qu’elle colle sur son ordinateur et son frigo, et sans son chum qui lui rappelle de faire les paies de ses employés, elle aurait tendance à oublier pas mal plus. « Notre cerveau utilise l’énergie pour des choses essentielles, dit la Montréalaise de 45 ans. Pour ces choses-là, mon cerveau a compris que j’utilise des listes. Je lui donne congé pour ça. »

Multitâche

Si le lien entre les écrans et la mémoire reste à éclaircir, il semble clair, cependant, que les écrans ont un effet… sur la concentration. Et la mémoire n’est pas une fonction « qui vit toute seule », rappelle Isabelle Rouleau, de l’UQAM.

Pour se souvenir d’une chose, il faut d’abord encoder l’information – « donc, être attentif, être vigilant ». L’information doit ensuite être consolidée dans sa mémoire. Et avec les écrans, « on saute du coq à l’âne », rappelle Isabelle Rouleau, à qui il arrive de lire des articles en rafale sur Facebook.

« Au bout du compte, quand on ferme les yeux et qu’on se demande ce qu’on a regardé depuis hier, il ne reste plus grand-chose, comme s’il n’y avait pas eu de période de consolidation, constate-t-elle. Et après, on s’énerve, on se dit qu’on n’a pas de mémoire, pas de concentration. Mais oui, mais regarde, ça s’explique ! »

Sa collègue Marie-France Marin met le doigt sur un bobo… qui résonne beaucoup en moi. L’omniprésence du multitâche.

« Les premières questions à se poser sont les suivantes : est-ce qu’on a porté attention à l’information initialement et est-ce qu’on a travaillé pour lui donner une chance d’être bien consolidée ? Si vous répondez à un courriel pendant que quelqu’un vous parle, votre attention est complètement divisée et vous ne donnez pas la chance à ni l’une ni à l’autre des situations. »

— Marie-France Marin, professeure associée au département de psychiatrie et d’addictologie de l’Université de Montréal

Le stress, dit-elle, agit un peu de la même manière. Quand on est stressé, toute l’attention se dirige vers la menace, et on est donc constamment en attention divisée. Qui plus est, les hormones de stress se logent dans des endroits du cerveau qui sont importants pour les émotions, l’attention et la mémoire.

Que faire, pour préserver sa mémoire ? Faut-il s’entraîner à fond au jeu de mémoire (pour être enfin en mesure de battre ses enfants) ?

« Si vous vous entraînez à ce jeu, vous deviendrez bonne à ce jeu, mais ça n’aura pas d’impact sur le reste de votre mémoire, répond la neuropsychologue Isabelle Rouleau. L’important, c’est d’être moins paresseux sur le plan cognitif. D’utiliser moins son GPS, certes, mais aussi d’apprendre de nouvelles choses, de faire des liens, de comprendre.»

« La mémoire pure, c’est bien, mais ce dont on a surtout besoin, c’est du jugement, de l’expertise, c’est de travailler sur du matériel, d’utiliser nos connaissances », résume Sylvie Belleville.

Toutes les chercheuses s’accordent sur un point : il ne peut être que bénéfique de prendre des pauses d’écran, sans notifications, sans multitâche. Parce que les interruptions coûtent cher, rappelle Marie-France Marin, même celles qu’on s’impose soi-même, en allant voir son fil Facebook, en ouvrant le canal Slack du travail ou en se partant une mijoteuse.

J’ai mes réponses. Et vous ?

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