Je suis prof

Le 9 septembre, Verushka Lieutenant-Duval a annulé son cours à l’Université d’Ottawa pour permettre à ses étudiants de participer à une manif Black Lives Matter (BLM).

Pour elle, ça allait de soi.

Ph. D. en humanités-beaux-arts de l’Université Concordia, elle s’est toujours fait un devoir de présenter l’histoire de l’art dans une « perspective féministe et inclusive ».

Elle enseigne par exemple à quel point la représentation des femmes africaines et moyen-orientales est stéréotypée dans l’art occidental du XIXsiècle.

L’inclusion. La diversité. Le féminisme. Ce sont des thèmes chers à cette intellectuelle québécoise. Plus encore, c’est ce qui l’a toujours définie… jusqu’à présent.

Désormais, Verushka Lieutenant-Duval est dépeinte sur les réseaux sociaux comme une ignorante. Une raciste bornée qui ne comprend rien à rien et qui mériterait d’être envoyée dans un camp de rééducation.

Et l’Université d’Ottawa ne fait rien, ou si peu, pour la défendre.

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« Ça me rend encore plus triste de voir que malgré mes efforts [d’ouverture], la seule prononciation d’un mot dans le cadre d’une explication savante me vaut d’être taxée de racisme », m’a-t-elle confié, lundi.

Elle était secouée. On le serait à moins. Le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, venait pratiquement de la déclarer coupable de « microagression » envers ses étudiants noirs pour « l’utilisation du mot entier commençant par n ».

« Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider de ce qui constitue une microagression », a-t-il écrit dans une déclaration.

« Lors de l’incident, l’enseignante avait tout à fait le choix, dans ses propos, d’utiliser ou non le mot commençant par n ; elle a choisi de le faire avec les conséquences que l’on sait. »

Autrement dit : tu aurais dû savoir que n**ger est un mot tabou, un mot Voldemort qu’on ne prononce en aucune circonstance. Maintenant, arrange-toi avec tes troubles, fille.

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Verushka Lieutenant-Duval est fière d’enseigner à l’Université d’Ottawa. Elle est passionnée par son métier. Ça ne l’empêche pas d’être « estomaquée » par la lettre du recteur. « Ce qui me déçoit, c’est qu’on laisse croire que j’ai commis un acte de racisme. »

Elle sait parfaitement que le mot n**ger est une terrible insulte pour les Noirs. Elle sait qu’il est inacceptable de l’utiliser pour diminuer ou écraser une personne de couleur.

Elle sait que c’est un mot qui fait mal, « sorti de la fournaise de l’esclavage », pour reprendre la formule de Dany Laferrière, qu’on cite décidément beaucoup ces temps-ci.

Elle sait qu’on a longtemps utilisé ce terme pour désigner des Noirs traités comme des sous-hommes.

Mais elle ne savait pas qu’il lui était interdit de le prononcer pour expliquer un concept théorique. « Le seul fait de prononcer un mot vous fait devenir instantanément une personne raciste. Je trouve ça extrêmement perturbant. Cela ouvre la porte à tellement de dérives… »

Si elle avait su, elle ne l’aurait pas utilisé. Elle n’a jamais eu l’intention de blesser quelqu’un.

« Ce qui m’effraie, dit-elle, c’est la haine que j’ai palpée dans les commentaires à mon sujet, sur les médias sociaux. Cela m’a complètement bouleversée de voir qu’on puisse penser éradiquer le racisme par la haine. »

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Ces jours-ci, personne n’est plus heureux de l’obligation de porter le masque en public que Verushka Lieutenant-Duval. Ça lui donne l’impression de se fondre dans le décor.

« J’ai peur pour ma sécurité. J’ai peur de sortir dans la rue et d’être reconnue. Je ne réponds pas au téléphone quand c’est un numéro masqué. »

— Verushka Lieutenant-Duval

C’est que l’étudiante qui a tout déclenché en publiant le courriel d’excuses de Mme Lieutenant-Duval sur Twitter, le 1er octobre, a aussi publié son nom, son numéro de téléphone et son adresse personnelle. Le tweet vengeur, effacé depuis, a eu le temps de se répandre sur le Net.

Le lendemain de cette dénonciation publique, Mme Lieutenant-Duval n’a reçu aucun soutien de l’Université d’Ottawa. Ce jour-là, tout ce qu’elle a reçu, c’est une lettre lui annonçant sa suspension, le temps de faire enquête.

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L’angoisse de Mme Lieutenant-Duval est montée d’un cran, vendredi, après la décapitation de l’enseignant Samuel Paty à la sortie de son collège, en France. Dans un cours sur la liberté d’expression, M. Paty avait montré à ses élèves les caricatures de Mahomet parues dans Charlie Hebdo.

Des milliers de Français sont descendus dans les rues pour défendre la liberté de l’enseignement, brandissant des pancartes « Je suis prof », comme ils brandissaient des pancartes « Je suis Charlie », il y a cinq ans.

Rassurez-vous, je ne suis pas en train de comparer des militants du campus de l’Université d’Ottawa à des terroristes sanguinaires. Ça n’a rien à voir. Cela dit, je remarque tout de même quelques similitudes troublantes entre ces deux histoires.

En France, tout a commencé avec une vidéo diffusée sur Facebook, où le père d’un élève réclamait vengeance contre Samuel Paty. Il a diffusé son nom et l’adresse de son école sur les réseaux sociaux.

Il était indigné, blessé, choqué… par un dessin.

Au Canada, une étudiante a publié les renseignements personnels d’une prof sur les réseaux sociaux. Et puis, dimanche – le jour même où les Français criaient : « plus jamais ! » –, un appel à la « cyberintimidation » a été lancé sur Twitter contre les 34 profs de l’Université d’Ottawa qui ont signé une lettre d’appui à Mme Lieutenant-Duval.

L’appel a été relayé des milliers de fois. Les courriels des 34 profs ont été diffusés. « On est vraiment laissé à nous-mêmes alors qu’une vindicte populaire a été lancée contre nous », se désole Maxime Prévost, l’un des profs signataires.

L’affaire prend de l’ampleur. Le Syndicat étudiant de l’Université d’Ottawa demande au recteur de dénoncer les 34 profs, « non juste avec des paroles, mais avec des actions ». Une pétition en ligne exige des sanctions contre Mme Lieutenant-Duval. Des milliers d’internautes l’ont signée.

Tous indignés, blessés, choqués… par un mot.

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L’Université d’Ottawa a offert aux étudiants de Mme Lieutenant-Duval de poursuivre la session avec un nouveau prof. Dans sa lettre, Jacques Frémont laisse entendre qu’ils seront nombreux à le faire.

Il ne faudrait pas se surprendre que les étudiants de Mme Duval n’aient pas envie d’avoir « encore une fois à se justifier pour que leur droit à la dignité soit respecté », écrit-il.

L’Université en semble tellement convaincue qu’elle a transféré les étudiants dans la classe du nouveau prof sans même leur demander leur avis.

Ceux qui veulent poursuivre avec Mme Lieutenant-Duval doivent en faire la demande auprès de l’administration. Ça les place dans la position intenable de devoir prendre position en faveur d’une prof étiquetée « raciste ».

Le cours reprend mercredi. Jusqu’à présent, une seule étudiante a signifié son intention de terminer sa session avec la prof radioactive.

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L’appel à la cyberintimidation a provoqué un déluge de commentaires désobligeants envers les 34 profs signataires, presque tous francophones.

« Fucking Frogs. J’espère qu’ils vont tous perdre leur emploi », a écrit Hayden, qui se décrit comme un « allié BLM » qui, comble de l’ironie, veut « bâtir un monde meilleur ».

Ces militants décrètent des fatwas contre ceux qui s’écartent du droit chemin. Ils ne sont pas indignés ; ils sont vertueux et tiennent absolument à nous le faire savoir.

On nage en plein délire de la « culture de l’annulation », qui fait des ravages sur les campus américains.

Plus que jamais, on a besoin des profs pour leur montrer que la société n’est pas faite que de méchants et de gentils. Que tout n’est pas noir ou blanc, dans la vie.

Les profs, eux, ont besoin de notre soutien pour poursuivre leur mission : instruire nos enfants. Développer leur esprit critique. En faire des citoyens libres, éclairés – et tolérants.

Ne les laissons pas tomber.

Je suis prof.

L’Université d’Ottawa n’appuie pas son enseignante

« Liberté d’expression et droit à la dignité ne se contredisent pas », a affirmé Jacques Frémont, dans un message présenté tôt lundi matin à la communauté universitaire et au Sénat de l’Université d’Ottawa pour expliquer sa position dans la crise déclenchée par Verushka Lieutenant-Duval. Sans condamner l’enseignante au cœur de ces évènements, M. Frémont ne lui donne pas son appui. Pour lui, contrairement aux commentaires de plusieurs émis ces derniers jours, l’incident survenu à la faculté des arts ne se résume pas à une simple question de liberté d’expression ou de liberté universitaire. « La question est beaucoup plus vaste puisque plusieurs membres de notre communauté considèrent que leur droit à la dignité a été atteint. Deux principes sont donc en cause et doivent être réconciliés et c’est ce à quoi la direction de la faculté des arts s’est attachée en rencontrant les étudiants et en mettant sur pied une nouvelle section du cours pour celles et ceux ne souhaitant pas continuer leur cours avec l’enseignante en question », a-t-il tranché

— Suzanne Colpron, La Presse

« Censure morale » et « liberté académique »

Le milieu de l’enseignement dénonce la réaction de l’Université d’Ottawa et sa gestion du dossier. Le principal regroupement de syndicats de professeurs d’université crie à la « censure morale », tandis qu’une lettre signée par 579 professeurs de cégep et d’université déplore un « grave précédent qui attaque de front la liberté académique ». « On ne s’attaque pas au problème du racisme en punissant et en interdisant l’enseignement des mots, des œuvres et des auteurs qui, au contraire, le révèlent et le combattent explicitement », cite Le Devoir, à qui la lettre a été envoyée. La Fédération québécoise des professeurs et professeures d’université (FQPPU) estime par ailleurs que « les fondements de nos démocraties sont mis en cause » dans cette controverse. « La direction de l’Université d’Ottawa devrait prendre fait et cause pour son professeur et envoyer le message clair aux étudiants qu’il ne va pas y avoir une police morale à l’université, pour choisir ce qui est acceptable ou pas d’enseigner – à moins qu’il s’agisse délibérément d’une attitude dont on peut faire la preuve qu’elle est offensive à l’endroit des étudiants », a lancé le président de la FQPPU, Jean Portugais, qui presse Québec de légiférer pour garantir la liberté d'enseignement des professeurs d’université.

La Presse, avec La Presse Canadienne

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