Technologie

Travaillons-nous tous pour Facebook ?

Combien vaut une liste d’amis sur Facebook ? Si les utilisateurs du réseau social partagent une foule d’informations à leur sujet gratuitement, elles ont une valeur inestimable pour d’autres organisations. Le directeur principal de la recherche au laboratoire de Microsoft en Nouvelle-Angleterre, Glen Weyl, croit que le fait d’utiliser les réseaux sociaux et les autres outils disponibles gratuitement sur le web constitue en fait un « travail » qui devrait être rémunéré. Celui qui enseigne aussi l’économie et les sciences informatiques à l’Université Yale publiera en mai un essai intitulé Radical Markets : Uprooting Capitalism and Democracy for a Just Society, dans lequel il défend cette thèse. La Presse l’a interviewé.

Pourquoi devrions-nous être payés en échange de nos données personnelles ?

L’idée, c’est que les utilisateurs contribuent de plusieurs façons à l’économie numérique en surfant, à travers leur comportement sur le web et en transmettant leurs données. Ces données sont notamment utilisées pour mettre au point des systèmes d’intelligence artificielle (IA) qui risquent d’entraîner des pertes d’emploi.

Au lieu de voir l’IA comme une menace à l’emploi, on peut la considérer comme une opportunité, mais seulement si on commence à rémunérer les utilisateurs. Ce n’est pas le cas en ce moment parce que la valeur de notre contribution en tant qu’utilisateur et la façon dont elle soutient le développement de l’IA sont largement cachées.

Combien vaut, par exemple, un courriel envoyé au moyen du service Gmail de Google ?

Un seul courriel ne vaut probablement pas grand-chose. Mais sur un an, nous pensons qu’un utilisateur issu de la classe moyenne dans un pays riche devrait recevoir entre 500 $ et 1000 $ en échange de l’ensemble de ses données.

À l’avenir, avec le développement de l’IA, cette somme pourrait devenir bien plus grande. Nous estimons que si l’IA ne représentait que 10 % de la taille de l’économie mondiale, une famille de quatre personnes pourrait très bien recevoir 20 000 $ en moyenne par année.

Comment en arrivez-vous à de tels chiffres ?

Nous prenons 10 % de la valeur de l’économie mondiale, et nous divisons ce montant de la même façon qu’il est réparti traditionnellement entre travail et capital. Normalement, 70 % de la rémunération va au travail, et 30 % au capital. Dans ce cas, nous en arrivons environ à cette somme pour une famille d’utilisateurs de la classe moyenne qui reçoit un salaire équitable, comme ça se produit historiquement.

Nous recevons bien quelque chose en échange de nos données personnelles, comme un service de courriel ou une application de navigation gratuits. On y gagne donc déjà quelque chose actuellement, non ?

Nous recevons un tas d’avantages, mais ce qui importe, ce n’est pas de savoir si ce que l’on reçoit a la même valeur que ce que l’on donne.

Il s’agit plutôt de savoir si ce que l’on reçoit nous encourage à transmettre les trucs qui ont le plus de valeur.

Dans l’état actuel de l’économie numérique, comme tout semble gratuit, on perd le signal de prix. Ça nous empêche à la fois de produire ce qui a le plus de valeur pour les entreprises technologiques, pour qu’elles nous donnent en retour ce qui a le plus de valeur pour nous. C’est le concept de base du capitalisme qui est perdu.

La conséquence de tout ça, c’est un faux chômage créé par l’intelligence artificielle alors qu’au fond, ceux qui créent de la valeur, ce sont les utilisateurs.

De quelle façon le développement de l’intelligence artificielle augmente-t-il la valeur des données personnelles ?

Une chose qui n’est pas nécessairement comprise, c’est que l’intelligence artificielle fonctionne aujourd’hui de manière très différente de celle utilisée par l’ordinateur qui a battu le champion d’échecs Gary Kasparov, Deep Blue.

Autrefois, des programmeurs écrivaient simplement un logiciel qui analysait le mieux possible le jeu des échecs. Maintenant, l’approche de l’apprentissage machine étudie la façon dont les humains font certaines choses et tente de le reproduire.

Les médias sociaux fonctionnent en quelque sorte comme un film, dans lequel nous jouons tous. Ce film est ensuite utilisé pour divertir d’autres personnes, qui sont à leur tour enregistrées.

Nous croyons que les gens devraient être payés pour participer à ce film.

Le fait que des géants de la technologie comme Facebook et Google créent peu d’emplois par rapport à leur taille est-il quelque chose qui vous préoccupe ?

Walmart compte environ cent fois plus d’employés que Facebook pour une capitalisation boursière deux fois moindre. Bien entendu, peut-être que Facebook paie mieux ses employés que Walmart, mais pas dans une telle proportion.

Comment croyez-vous que vos idées peuvent être implantées ? Est-ce qu’il faut une intervention gouvernementale ou même une sorte de syndicat des utilisateurs de Facebook ?

Je m’inspire beaucoup du mouvement ouvrier. Ce dernier est le résultat de plusieurs choses : une saine concurrence entre les entreprises de même que l’émergence des syndicats, notamment grâce à l’intervention du gouvernement d’une manière souple et réfléchie.

Le nouveau Règlement général sur la protection des données en Europe est un pas dans la bonne direction. Les lois du travail doivent non seulement empêcher les salariés d’être exploités par leur employeur, mais aussi être assez souples pour que quelqu’un qui passe trois minutes sur Facebook ne reçoive pas nécessairement le salaire minimum durant une heure.

Vous êtes chercheur pour le compte de Microsoft. Qu’est-ce que votre employeur pense de vos idées ?

Microsoft est l’une des rares entreprises à soutenir aussi fortement la recherche fondamentale et la liberté universitaire. Je pense que les idées mises en avant par mon équipe pourraient notamment être dans l’intérêt financier de Microsoft et améliorer sa productivité.

Radical Markets – Uprooting Capitalism and Democracy for a Just Society

Eric A. Posner et E. Glen Weyl

Princeton University Press

368 pages (À paraître)

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