Témoignage

Une belle gang de pneus crevés

Le temps vient toujours à manquer en cette période achalandée de l’année.

Depuis le début du mois, la plupart de mes rencontres commencent en commentant les cernes qui pendent sous nos yeux fanés. On partage notre désarroi face à cette période achalandée du dernier mois du calendrier. Et bien qu’on tente maladroitement de se la justifier, ont fini par simplement s’encourager : « On lâche pas. Ça va passer. » Pareil auprès de mes proches, d’enseignant à luthier : ras-le-bol, fatigue insatiable… Une belle gang de pneus crevés. Elles sont où, nos roues de secours ? Rupture de stock à l’échelle de maints métiers.

Des ressources humaines qui pleurent, des VP qui doivent se retirer, lessivés, et des coordos qui ne savent plus où se placer. Licenciements par-ci, démissions par-là. On parle d’une pénurie de main-d’œuvre généralisée alors que notre traumatisme collectif n’est pas encore réglé.

On dirait que le bonheur au travail est en chute libre et qu’on est tous et toutes trop fatigués pour même le remarquer.

Quelqu’un m’a dit dernièrement espérer un reconfinement pour ravoir du temps. Quelqu’un d’autre m’a confié rêver de gravement se blesser pour ainsi être obligé de s’arrêter.

Cet automne, une de nos employées, crevée, est passée à temps partiel. Le mois dernier, notre nouvelle embauche a duré deux semaines : la pauvre était déjà vidée avant même de commencer. Je passe donc actuellement des gens en entrevue et, sans exception, ils me parlent d’antécédents d’épuisement, que ce soit physiquement ou mentalement. Éprouvés d’ex-gestionnaires à l’empathie déficiente et ternis d’expériences professionnelles malveillantes. Ils appliquent ici, au bec, dans l’espoir que nous, en tant qu’organisme axé sur la santé et le bien-être, on walk the talk.

Il va sans dire qu’on est hyper sensibles à ça. On ne fait pas juste attention, on prête attention. Toujours aux aguets des signes et symptômes ; ouverts et flexibles quant aux horaires ; adaptables aux imprévus et prônant la prévention plutôt que la guérison. Et pourtant, bien que nos babines suivent réellement nos bottines, une partie de moi se sent imposteur.

Imposteur parce qu’inhérent à la situation actuelle est un paquet de facteurs insidieux : le stress, la conciliation travail-vie personnelle, la surcharge d’affects, notre capacité d’adaptation froissée, nos mœurs chamboulées, l’anxiété de performance, la lumière du jour de trop courte durée…

Imposteur parce qu’au cœur du problème, il y a surtout le temps.

Vendredi dernier, j’ai pris l’après-midi de congé. J’ai consciemment utilisé, de ma banque de vacances, 0,5 journée. Pas pour aller au spa ni pour faire du ski avec des amis, mais bien pour pouvoir faire mon épicerie.

On attend avec impatience les congés. Les calendriers de l’avent sont bien plus que des simples chocolats. Ils sont notre ancrage dans la réalité, nous rassurant qu’on y arrivera. On parle de ces deux semaines du temps des Fêtes comme une soupape, une pause, un moment pour se ressourcer. Comme les enfants avec le père Noël… Adultes, il semblerait que notre conte de fées, c’est d’imaginer se reposer.

Quatorze jours vont passer. Du vin sera bu, des cadeaux échangés, et sûrement une ou deux journées bien méritées à s’allonger sans l’intention de se relever. Puis, on passera en mode anticipation. Déni du retour, accablés que le temps se soit évaporé. On se retrouvera de l’autre côté de la nouvelle année, la langue encore à terre, quoique prêts à tout refaire.

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