Parlons poulet

C’est une entreprise spécialisée de l’Ontario, m’a-t-on raconté, qui a été chargée de tuer les poulets. La méthode est simple et efficace : d’abord, on bouche les trous de la ferme d’élevage. On calfeutre le moindre interstice. Puis, on envoie le gaz carbonique.

Après, il suffit de ramasser les carcasses. Des dizaines de milliers de carcasses, qu’on empile dans un camion, pour être envoyées à la poubelle – ou, au mieux, à l’usine d’équarrissage, qui les réduit en farine animale.

Un million de poulets ont été tués comme ça, depuis trois semaines. Depuis qu’une grève paralyse l’abattoir Exceldor de Saint-Anselme. Le plus gros du Québec.

Un million d’oiseaux nourris, élevés, puis… zigouillés en pure perte. Si je calcule bien, c’est l’équivalent de quatre millions de quarts de poulet, cuisses et poitrines, chez St-Hubert.

Quatre millions de repas.

Aux ordures.

On m’a raconté que les employés de l’entreprise chargée d’euthanasier les poulets proviennent, pour plusieurs, d’Amérique centrale. Peut-être font-ils leur boulot sans état d’âme. N’empêche, je me demande ce qui doit bien leur traverser l’esprit – eux qui ont quitté femme et enfants pour gagner de quoi les nourrir – lorsqu’ils balancent tous ces poulets bien gras aux ordures.

Ils doivent se dire qu’ils sont fous, ces Québécois.

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Beaucoup de choses enragent Jean-Pierre Vaillancourt dans la catastrophe aviaire qui se déroule sous nos yeux. À commencer par l’apathie du public.

Le 2 juin, ce prof à la faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal m’a écrit un courriel intitulé « Bien pire que les cerfs de Virginie ». Il voulait me parler de ces oiseaux dont « la vie a un sens » : celui de nous nourrir.

Mais quand on les tue sans les manger, ça n’a plus de sens, tout d’un coup. Ça devient cruel et absurde.

Quel rapport avec les cerfs de Virginie ? Jean-Pierre Vaillancourt faisait référence à ceux de Longueuil. Vous savez, les 15 chevreuils que la Ville prévoyait euthanasier l’an dernier parce qu’ils ravageaient le parc Michel-Chartrand. Il y a eu des pétitions. Des manifs. Des menaces de mort, même.

Pour 15 chevreuils.

Mais pour le million de poulets euthanasiés, rien. Silence radio.

« Le contraste est assez spectaculaire, s’étonne Jean-Pierre Vaillancourt. Je comprends que ce n’est pas la même affaire. Mais où est l’émotion face au gaspillage ? »

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Jean-Pierre Vaillancourt a reçu son lot de critiques, en février, quand il a rejeté un plan de sauvetage des 15 chevreuils. Tous les experts étaient d’accord : ce plan bâclé, élaboré par des amateurs, aurait été catastrophique pour les cervidés.

À ce jour, tous les experts continuent d’ailleurs à croire qu’il vaut mieux euthanasier Bambi et sa bande. C’est la solution la plus rationnelle, la plus éthique.

Tuer un million d’oiseaux pour les foutre aux poubelles, voilà ce qui est irrationnel.

Et pas la moindre pétition pour protester.

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La pression monte, malgré tout.

Les médias publient de plus en plus de reportages. Celui de ma collègue Émilie Bilodeau, ce jeudi, raconte le choc des éleveurs devant le « tapis blanc » formé par leurs poulets gazés.

Chaque semaine, 13 % de la production de poulets au Québec est détruite. « Il y a un mot pour ça. C’est du gaspillage. Et il faut que ça cesse », s’est impatienté François Legault, mercredi, sur Facebook.

« Les travailleurs ont le droit de grève et les employeurs ont le droit de lock-out, a-t-il admis. Mais on ne devrait pas avoir le droit de gaspiller aussi bêtement des quantités énormes de nourriture. C’est indécent. »

Le premier ministre ne doit pas s’arrêter en si bon chemin, estime Jean-Pierre Vaillancourt. Il doit arrêter l’hémorragie et forcer le retour au travail des syndiqués, tout en incitant les deux parties à négocier.

Chaque jour compte. Chaque jour qui passe, des dizaines de milliers d’oiseaux meurent en vain.

« Le gouvernement se vante de son Panier bleu. Ce poulet, c’est du poulet québécois. D’un côté, on nous dit : approvisionnez-vous localement, et de l’autre, on jette deux millions de kilos de protéines animales… »

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On n’a pas le choix de les euthanasier, semble-t-il.

Parce que les capacités d’abattage, au Québec, sont insuffisantes pour que tous les poulets soient redirigés ailleurs. Et parce que si on attend trop longtemps – on parle de quelques jours, ici – les oiseaux deviendront… trop gros.

Trop gros pour l’assiette, chez St-Hubert. Trop gros pour les instruments d’abattage, à l’usine. Trop gros pour les installations, à la ferme.

« Je comprends qu’on doive les euthanasier, dans les circonstances, dit Jean-Pierre Vaillancourt. Ce qui est inacceptable, c’est que ces circonstances soient permises. »

Il admet que le travail, à l’abattoir, est ingrat.

Peu de Québécois sont prêts à saigner, à désosser et à éviscérer des animaux morts à une cadence infernale, dans le froid, debout à longueur de journée. Ceux qui le font doivent être payés à leur juste valeur.

Ces travailleurs se sont retrouvés sur la ligne de front pendant la pandémie. Les éclosions de COVID-19 dans les abattoirs, aux quatre coins de l’Amérique du Nord, ont montré à quel point leur travail était dangereux. Et essentiel.

Ils méritent qu’on le reconnaisse.

L’équation est simple : ils iront travailler si on les paie en conséquence, comme les préposés aux bénéficiaires ont investi les CHSLD en masse après que le gouvernement leur a offert un meilleur salaire.

Au bout du compte, nos ailes de poulet coûteront sans doute un peu plus cher. Ça tombe bien, note Jean-Pierre Vaillancourt : ça fait des décennies qu’on nous répète qu’on mange trop de viande. Ça nous fera un bon prétexte pour adopter une alimentation plus équilibrée…

Mais ça, c’est un autre débat.

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