Sexualité

L’insoutenable confinement des célibataires

As-tu voyagé ? Vois-tu tes parents ? Passe par la porte de côté. Et surtout, ne stationne pas ton auto dans l’entrée ! Depuis le début du confinement, certains célibataires vivent des situations épiques, se posent toutes sortes de questions éthiques et se plongent dans des aventures un tantinet clandestines. Quoi penser de ces transgressions plus ou moins avouées ? Avant de juger, un peu d’humanité, plaident les experts interrogés. Témoignages, analyse et réflexion.

« Le confinement, c’est une game vraiment différente, si on est célibataire et seul, ou en couple et en famille. Des fois, les couples se disent donc tannés d’être ensemble, mais mon Dieu, vous ne savez pas la chance que vous avez de vous avoir ! On le réalise quand on ne l’a plus… »

Ce cri du cœur, lancé par Amélie, 35 ans, de Québec, résonne chez la poignée de célibataires sondés dans le cadre de ce reportage, qui ont tous préféré taire leur nom de famille, pour des raisons que vous comprendrez. Personne ne veut se faire montrer du doigt. Ni dénoncer aux autorités. Si ce confinement est vécu par tous différemment (du confiné pur et dur au confiné mou, quoique toujours discret), tous confirment que la solitude pèse lourd depuis deux, presque trois mois.

Aux débuts, la jeune femme dit avoir ressenti un manque d’abord physique et sexuel. Puis, avec les semaines, ses besoins ont « migré », dit-elle. « Je m’ennuie de faire des câlins… » Retournée, le temps du confinement, vivre chez ses parents, elle confie avoir rencontré une ou deux personnes. Oui : en cachette. Parce qu’avec les semaines et au fil des bulletins de nouvelles, « une honte s’installe… », avoue-t-elle. « J’ai rencontré quelqu’un sur Instagram qui me plaisait, il est venu me voir deux fois. […] On s’est embrassés, mais on n’a pas été plus loin. On a fermé sa région, et je me suis dit : oublie ça. Lui venait d’un coin chaud… »

Comme si les risques en matière de fréquentations avaient eux aussi « migré », pandémie oblige. « Des fois, on s’en fait pour les ITS, là, c’est une autre affaire de plus. Une autre affaire qui s’ajoute. » Aujourd’hui, un célibataire se doit d’être COVID-19 négatif, certaines professions (plus à risque) et régions (rouges) semblent moins avoir la cote et, surtout, les consignes en matière de distanciation doivent être appliquées avec la même ardeur. Cindy, 45 ans, l’a appris à ses dépens. Après avoir précipité un début de relation (en se confinant plus ou moins ensemble), elle a réalisé que monsieur était un peu, beaucoup, « à cheval sur les principes ». Plus qu’elle, à tout le moins, c’est certain. Avec les gardes partagées et toutes les personnes impliquées malgré elles dans leur relation embryonnaire, « c’est devenu extrêmement compliqué. Et moi, ça ne me tente pas que ce soit trop compliqué. » Cela étant dit, la Montréalaise ne ferme pas la porte aux relations, confinement ou pas.

« Si je tombe en amour, me connaissant, je ne pense pas que le Dr Arruda serait fier de moi… »

— Cindy, 45 ans

Tout est question de « risque calculé », croit pour sa part Albert, 49 ans, confiné six semaines avant d’oser, après textos et apéros Zoom, rencontrer en chair, en os et à deux mètres de distance, une célibataire jusqu’ici religieusement confinée comme lui. Jusqu’à ce que madame, au bout d’une bonne bouteille de vin partagée, l’invite à s’asseoir à ses côtés. Oui : collés. « Ç’a été le premier geste de transgression, duquel tous les autres ont découlé », résume-t-il, pas trop énigmatique.

Cela dit, il ne s’en vante pas. « Je n’en parle pas. Non. Je pense que ce serait mal vu. Je serais critiqué. On jugerait ça irresponsable, c’est sûr. Tout le monde trouverait ça horrifiant, j’ai l’impression. Ils ont le droit et probablement raison. Mais à un moment donné… »

« À un moment donné », c’est aussi ce que s’est dit Julie, 45 ans, aujourd’hui « confinée joyeuse », qui « grafignait des murs » au début du confinement. Pourtant, elle est loin d’être une « dateuse en série », précise-t-elle. Mais le confinement a eu cet effet particulier sur elle. Alors, après avoir relancé une fréquentation pré-COVID-19, posé les questions désormais d’usage (« as-tu voyagé dans les deux dernières semaines ? ») et pris quelques précautions (« on ne fait pas exprès pour attirer les voisins »), elle a osé. « C’est ça qui est ça », dit-elle. Elle non plus ne le crie pas sur tous les toits. « Je suis consciente que ça n’est pas vraiment la chose à faire, concède-t-elle. Mais je l’ai fait, parce que j’avais envie ! » Précision : ni elle ni son partenaire ne voient leurs parents, et leurs enfants respectifs n’ont aucun souci de santé.

Un besoin de connexion

Mélanie Trudel, fondatrice du site GoSeeYou (sorte de Tinder québécois), voit deux types de célibataires se profiler depuis le début du confinement. Ceux qui respectent les consignes à la lettre, et les « célibataires malcommodes et pressés ». Des gens qui, hier encore, disaient vouloir prendre leur temps se retrouvent ici à « tricher ». « Même des femmes prennent les devants plus qu’à l’habitude, constate-t-elle. Mon feeling : l’interdit vient alimenter des envies… » Pour répondre à une demande plus « coquine », elle a aussi décidé de lancer une application distincte : « l’univers olé de GoSeeYou », l’originale étant officiellement vouée aux rencontres plus « sérieuses ». Avis aux intéressés : celle-ci devrait être disponible dès le mois prochain.

« Mais ce n’est pas juste pour du sexe, croit pour sa part Kanina Saphan, une jeune sexologue à la clientèle tout aussi jeune. Il faut que les gens s’enlèvent ça de la tête ! » À ses yeux, les célibataires ont d’abord et avant tout un urgent besoin de « connexion ». « Et c’est ça qui est difficile avec le confinement, dit-elle. Après deux mois, ça commence à peser sur tout le monde. » Car difficile de connecter devant un écran, on s’entend. Difficile, également, à deux mètres de distance. « Alors oui, les gens commencent à se voir. Mais ils ont peur du jugement des amis. » D’où les nouveaux questionnements : « On le dit ? On va se faire juger ? C’est ce que je vois. »

Cela étant dit, en matière de tricherie, elle n’a pas vu de cas « irresponsables » de « dating » en série. « Les one night, on dirait que les gens sont plus réticents. » Ce qu’elle voit : des histoires comme celles qui sont rapportées ici de personnes qui se fréquentent malgré les consignes du fameux deux mètres.

« Je comprends ce problème de connexion. La solitude, c’est un problème de santé publique… »

— Kanina Saphan, sexologue

Cette question de santé publique a, sauf erreur, totalement été évacuée du débat au Québec. À part un clin d’œil du premier ministre en conférence de presse sur l’importance d’être monogame ces jours-ci, pas un mot sur les célibataires. Ce n’est pas le cas ailleurs : au Danemark, le chef de la Santé publique a précisé que les mesures de distanciation ne devaient pas empêcher les célibataires de rester actifs (« Le sexe, c’est bien, […] nous sommes des êtres sexuels et naturellement les célibataires doivent aussi avoir des relations sexuelles », une citation surprise, reprise par tous les médias). Au pays, en Colombie-Britannique (légèrement en avance sur nous en matière de déconfinement), les autorités encouragent désormais les célibataires à se fréquenter « intelligemment » (« thoughtful ways ») : « Si vous rencontrez quelqu’un avec vous vous voulez prendre plus de temps, faites vos connexions », ont dit les autorités, rapporte le Daily Hive. À l’autre bout du spectre, les New-Yorkais célibataires ont été invités subtilement à se borner aux plaisirs solitaires (« Vous êtes votre partenaire le plus sécuritaire »).

Or, « des décennies de recherches en santé sexuelle démontrent l’échec des programmes d’abstinence », fait valoir Bryn Williams-Jones, directeur des programmes bioéthiques à l’École de santé publique de l’Université de Montréal. « La santé, ce n’est pas juste la santé physique, et ce n’est pas que les personnes âgées qui souffrent de solitude. Les jeunes célibataires aussi, dit-il. La sexualité, cela fait partie de la santé physique et mentale. Les gens ont besoin de relations intimes. »

Parlant de besoins intimes, la psychologue et conférencière Rose-Marie Charest croit aussi que ce besoin d’intimité est d’autant plus fort en temps de crise, justement. « Quand on est réduits à nos besoins essentiels, les besoins d’intimité prennent le dessus sur les besoins de party. » Qu’on se le dise, la solitude fait peur. « Et le besoin de stabilité, de former un nous, est alors agrandi », dit-elle, faisant écho à l’anthropologue Helen Fisher, qui signait dernièrement une chronique dans le New York Times sur les valeurs du slow love en temps de confinement (Helen Fisher a aussi dit au Time magazine craindre un retour des speakeasies et des rencontres clandestines, si ce confinement perdure…). Car qui dit slow dit réflexion. Meilleure connaissance de soi, et de l’autre, le cas échéant. C’est précisément le constat qu’a fait Jean, 40 ans, de Québec, après avoir respecté à la lettre toutes les consignes de confinement. « Tout seul, c’est dur, conclut-il, et ça fait réfléchir à ta situation de célibataire. […] Il va falloir que je sois plus actif, si je veux rencontrer quelqu’un… »

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