URGENCE DÉMOGRAPHIQUE

De « voleurs de jobs » à sauveurs

Aux prises avec une pénurie de main-d’œuvre, le Québec pourrait vivre la fin de l’accroissement naturel de sa population et voir les morts supplanter les naissances d’ici dix ans, du jamais vu dans son histoire. Y a-t-il une solution sans immigration ?

UN DOSSIER DE NICOLAS BÉRUBÉ

Urgence démographique

Quelle croissance sans naissances ?

Sans l’apport de l’immigration, le Québec est condamné à voir sa population diminuer. « Regardez les villages dépeuplés d’Abitibi, de la Côte-Nord… Qui souhaite un tel destin pour le Québec ? », demande un expert.

Avoir des enfants est de plus en plus difficile. Nourriture, logement, transport : tout coûte plus cher. La vie moderne nous éloigne des conditions requises pour avoir de grosses familles, et donc les naissances vont continuer à décliner.

Ce sont les conclusions d’un rapport alarmant rédigé en 1930 par le couple de chercheurs suédois Gunnar et Alva Myrdal. Il était économiste, elle était sociologue. Ils allaient plus tard remporter chacun un prix Nobel pour leurs travaux.

Leurs recommandations ? Le gouvernement devrait aider les familles en leur fournissant les services dont elles ont besoin.

« Éducation gratuite, soins de santé et, plus tard, garderies subventionnées pour permettre aux femmes de travailler : tout cela remonte à cette crainte de voir la population diminuer à cause d’une baisse du taux de natalité », explique Benoit Laplante, professeur au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique à Montréal. « C’est la naissance du modèle suédois. »

Près d’un siècle plus tard, la baisse de la natalité est plus criante que jamais, surtout dans les pays développés. Au Québec, le nombre de morts pourrait dépasser le nombre de naissances dans une décennie à peine.

Parallèlement, la pénurie de main-d’œuvre fait les manchettes presque chaque jour.

Pas moins de 55 % des entrepreneurs au pays ont de la difficulté à recruter les employés dont ils ont besoin, ce qui les oblige à travailler de plus longues heures et à reporter ou à refuser des commandes, rapporte une récente analyse de la Banque de développement du Canada (BDC).

Auparavant dénoncés comme des « voleurs de jobs », les immigrants ont vu leur image faire un virage à 180 degrés dans l’imaginaire populaire : ils sont désormais considérés comme faisant partie de la solution à cette urgence démographique. Cet automne, Québec cherche à recruter plus de 4000 travailleurs de la santé à l’étranger, surtout des infirmières – des chiffres jamais vus jusqu’ici.

Plus de 1,4 million de postes seront à pouvoir au Québec d’ici 2028, selon les données du plus récent Sommet de l’immigration tenu à Québec en octobre, note Victor Piché, professeur honoraire au département de démographie de l’Université de Montréal.

« C’est évident que l’immigration a un rôle à jouer. La baisse de la natalité est là, et il n’y a pas de politique qui semble fonctionner pour renverser la tendance. Si l’immigration pouvait réduire de 20 à 25 % la pénurie de main-d’œuvre, ce serait déjà énorme. »

— Victor Piché, professeur honoraire au département de démographie de l’Université de Montréal

Nationalisme contre immigration

La société a fait deux choix fondamentaux, constate Victor Piché : elle a décidé de faire moins d’enfants, et elle a décidé d’implanter un modèle économique qui repose sur la croissance.

« Ceux qui veulent diminuer les seuils d’immigration afin de préserver l’ethnicité “canadienne-française” du Québec doivent nous expliquer quel modèle économique ils entendent adopter, car le modèle largement dominant dans la société québécoise est contradictoire avec un tel choix », dit-il.

Pour voir comment une société fonctionne avec moins de résidants et moins de travailleurs, il suffit de regarder du côté de l’Abitibi ou de la Côte-Nord, note M. Piché.

« Les villages qui se sont dépeuplés parce qu’il n’y a pas d’avenir sur place pour les jeunes... C’est ça, l’avenir d’une société qui voit sa population et sa croissance économique diminuer. Qui souhaite un tel destin pour le Québec ? Je n’ai jamais entendu personne défendre une telle idée. »

À ceux qui croient que l’immigration va changer la composition fondamentale de la société, le démographe répond qu’ils ont raison. « Et c’est déjà fait, de toute façon. Même si on arrêtait l’immigration aujourd’hui, cette diversité est là, et elle va rester. »

Selon Mia Homsy, présidente-directrice générale de l’Institut du Québec (IDQ), la notion des immigrants vus comme des concurrents à des emplois convoités ne tient plus la route.

« Les données nous montrent que les immigrants n’ont pas pris les emplois des Québécois : le taux d’emploi chez les personnes nées au Canada a augmenté dans les dernières années. Les immigrants ne prennent pas d’emplois : ils permettent à l’économie de croître. »

— Mia Homsy, présidente-directrice générale à l’Institut du Québec

Cela ne veut pas dire qu’il faut monter dramatiquement les seuils d’immigration, parce qu’il y a encore un chômage plus élevé chez les immigrants que chez les natifs, note Mia Homsy, ajoutant qu’il est impossible d’annuler complètement l’effet de la baisse des natalités au Québec.

« Le mieux qu’on puisse faire, c’est estomper les effets les plus criants dans certains secteurs pour les services essentiels, avec l’immigration, et aussi avec le fait de faire travailler les personnes plus âgées... Et encore, ça va prendre de l’organisation, ça ne va pas se faire tout seul. »

Délais administratifs

Jusqu’à il y a 30 ou 40 ans, les immigrants étaient considérés comme des travailleurs qui arrivaient pour donner un coup de main dans des périodes de boom économique. « C’était ponctuel, c’était la logique derrière l’immigration, note Benoit Laplante. Aujourd’hui, ce n’est plus ça du tout. »

Il existe désormais une « bataille politique » sur la question de l’immigration au Canada, et plus encore au Québec, à cause de la situation linguistique, dit-il.

Or, jusqu’ici, l’argument souvent véhiculé d’une baisse de l’utilisation du français n’inquiète pas Victor Piché.

« Les dernières statistiques de l’Office de la langue française n’ont rien d’alarmant. On veut une société où le français domine dans la sphère publique, et c’est la réalité. Par exemple, la langue parlée par les gens à la maison n’est pas le bon indicateur pour mesurer l’état du français. C’est sûr que les non-francophones vont parler une autre langue que le français à la maison. C’est mathématique. Est-ce que les gens vont pouvoir apprendre et parler français ? La réponse est oui. Travailler en français ? La réponse est oui. Et le bilinguisme, pour moi, ce n’est pas négatif. Le français n’est pas menacé parce que les gens sont bilingues. Encore une fois, sur cet enjeu, on se peinture dans le coin. »

À ce sujet, Mia Homsy remarque que le gouvernement Legault « tient un discours un peu plus nationaliste » et a fait campagne sur l’idée de réduire l’immigration, alors que dans les faits, les gestes qu’il fait ne sont pas très différents de ceux du gouvernement qui l’a précédé.

« Le gouvernement actuel vise un seuil de 50 000 immigrants par année. Si on ajoute le rattrapage du retard pris durant la pandémie, l’augmentation de l’immigration temporaire et du nombre d’étudiants internationaux, on voit que le gouvernement travaille déjà à implanter la solution. »

Le problème se trouve plutôt au chapitre des délais administratifs, qui commencent à avoir un impact important sur les décisions des gens de rester au Québec ou d’aller ailleurs au Canada. « C’est tellement long que des étudiants internationaux recrutés à l’étranger s’en vont en Ontario, en Colombie-Britannique... Il est là, le problème. »

Pas traités à leur juste valeur

Aussi, beaucoup d’immigrants ne travaillent pas à leur juste valeur au Québec, et frappent des murs tant sur le marché du travail que dans le monde de l’éducation, où leurs diplômes et leur expérience ne sont pas reconnus, déplore Victor Piché.

« Quand on parle de la fameuse discrimination systémique, ça en fait partie. Les mécanismes d’embauche ne donnent pas la pleine mesure aux immigrants. L’impact de l’immigration pourrait être beaucoup plus positif encore si on utilisait mieux cette main-d’œuvre. »

On parle aussi beaucoup ces jours-ci de l’importance de faire venir des travailleurs temporaires. M. Piché note qu’il faudrait offrir à ces travailleurs une voie qui puisse leur permettre d’accéder à la résidence permanente.

« C’est comme si on leur disait : “On a besoin de vous autres, mais on ne veut pas que vous restiez.” On crée une politique d’immigration à deux vitesses. Les travailleurs moins qualifiés, si on les laissait circuler à l’intérieur du marché du travail, ils pourraient combler énormément de besoins, alors que pour le moment, on ne le leur permet pas, car ils sont rattachés à un seul employeur, et ne peuvent travailler ici que pendant quatre ans. Les employeurs eux-mêmes se plaignent de ce système, qui est limitant. Il y a un travail à faire de ce côté-là. »

Urgence démographique

Les politiques familiales, un échec ?

Dans un rapport intitulé Natalité et interventions publiques publié en 2004, le ministère de l’Emploi, de la Solidarité sociale et de la Famille du Québec concluait que « des interventions publiques peuvent influencer la réalisation du désir d’enfant ».

Le rapport suggérait au gouvernement de s’inspirer de la Scandinavie pour ses politiques familiales, notamment sur le plan des congés parentaux et des garderies subventionnées.

L’indice de fécondité était alors de 1,4 enfant par famille au Québec. Quinze ans plus tard, après une légère hausse, il est à 1,5, et semble sur une pente descendante. Dans tous les cas, nous sommes loin de l’indice de 2,1 enfants par famille, soit le seuil de renouvellement d’une population.

Doit-on conclure que les programmes implantés depuis ont été un échec ? Pas du tout, répond Benoit Laplante, professeur au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique à Montréal.

« Depuis le début de l’implantation de mesures de politiques familiales du Québec, en 1997, le Québec a dépassé l’Ontario sur le plan de la fécondité et sur le taux d’activité des femmes. Donc ça marche », dit-il, ajoutant que les politiques familiales visent à aider les familles, et n’ont pas pour objectif de hausser le taux de natalité.

Le pessimisme montré du doigt

Depuis la crise économique de 2008, les pays développés voient une chute de la fécondité, et le Québec ne fait pas exception.

« Ça baisse partout dans les pays nordiques. Ça tombe vraiment. »

— Benoit Laplante, professeur au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique à Montréal, à propos de la fécondité

L’hypothèse qui a le vent dans les voiles chez les démographes, dit-il, c’est qu’à partir de 2008, un pessimisme par rapport au rôle de l’État, à la perspective d’amélioration des conditions économiques et à la précarité s’est installé en Occident.

« C’est une hypothèse, c’est très difficile à vérifier, mais des recherches sont en cours, notamment en Finlande. » La Finlande a un taux de natalité de 1,35, l’un des plus bas du monde développé.

Tout le raisonnement derrière les politiques familiales repose sur l’idée que les gens veulent avoir des enfants, et que la société leur donne le moyen d’en avoir en réduisant le coût.

« La grande question, désormais, c’est : “Est-ce que les gens veulent encore avoir des enfants ? Et combien ?” Nous en sommes là. Les projets de recherche sur la question sont plus nécessaires que jamais. »

Quelques chiffres

8 575 950

C’est la population du Québec au 1er janvier 2021, soit une croissance de 19 300 par rapport à la même date un an plus tôt, comparativement à près de 110 000 personnes en 2019, un ralentissement dû à la pandémie de la COVID-19.

81 850

Nombre provisoire de naissances en 2020, soit 224 naissances par jour

74 550

Nombre provisoire de morts en 2020, soit 204 morts par jour

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