Prévention en milieu professionnel

au travail contre la violence conjugale

Pour lutter contre la violence conjugale, la maison Simonne-Monet-Chartrand veut former des « sentinelles » en milieu de travail. Une approche qui rappelle l'importance du milieu de travail pour assurer la santé et la sécurité des femmes dans toutes les sphères de leur vie.

UN REPORTAGE DE CATHERINE HANDFIELD

Des anges gardiens au boulot

« Le comportement de l’homme me donnait le goût de prendre mon ordinateur et de le garrocher au bout de mes bras. J’ai beaucoup de difficulté à comprendre pourquoi la femme reste là. Comment peux-tu accepter l’inacceptable ? »

Nous sommes dans un bureau de la Maison Simonne-Monet-Chartrand, une maison d’hébergement et de soutien pour femmes victimes de violence conjugale, au sud de Montréal. Par visioconférence, la directrice générale de la maison, Hélène Langevin, anime une séance de sensibilisation à la violence conjugale destinée aux milieux de travail.

En sous-groupes, les participants discutent du court métrage qu’ils viennent de visionner, Repérez les signes. Le personnage féminin, interprété par Pascale Bussières, est sous l’emprise d’un conjoint violent. Il l’insulte, la dénigre, lui crie après, géolocalise son téléphone cellulaire.

Les participants à la sensibilisation sont des délégués syndicaux de l’Alliance de la fonction publique du Canada de partout au Québec. La Maison Simonne-Monet-Chartrand nous a demandé de ne pas divulguer le nom des participants pour qu’ils se sentent libres de s’exprimer.

« Il y a une femme comme ça, au bureau, raconte une déléguée. Elle, ce n’est pas des claques, mais c’est de la violence pareille. »

« Des fois, elle me conte des affaires… Comment ça se fait que tu ne te rends pas compte que c’est un trou du cul, ce gars-là ? J’ai juste le goût de lui dire ça, mais je sais que je ne peux pas. »

— Une déléguée syndicale de l’Alliance de la fonction publique du Canada participant à la séance de sensibilisation

Hélène Langevin rassure la déléguée syndicale : elle n’est pas la seule à ne pas comprendre le pouvoir coercitif exercé par un partenaire violent. Et à ressentir l’envie irrépressible de « raisonner » sa collègue – une approche qui risque d’isoler encore plus la victime, qui se sentira jugée.

« On fait quoi, alors ? », demande la déléguée syndicale.

L’atelier en cours vise justement à répondre à cette question. La Maison Simonne-Monet-Chartrand veut former des « sentinelles » en milieu de travail, des gens sensibles aux signes de la violence conjugale (isolement, appels répétés du conjoint, crainte du télétravail, banque de congés épuisée, retards, etc.). Des gens qui sont là pour écouter les victimes – sans jugement – et pour les diriger vers des ressources compétentes capables de faire une évaluation des risques qu’elles courent.

Pendant la pause, Hélène Langevin et ses deux collègues de la Maison Simonne-Monet-Chartrand font le point sur ce début de matinée. Dans un autre sous-groupe, le film a réveillé des souvenirs douloureux. Deux participants ont pleuré. Il faudra faire un suivi auprès d’eux pour leur offrir un soutien.

Hélène Langevin nous avait avertis : « La violence conjugale est souvent pas mal plus près que vous pensez. »

Le tiers des employés concernés

Les milieux de travail qui pensent échapper à la violence conjugale se trompent.

« C’est un problème tellement répandu que c’est tout simplement impossible de dire que ça ne nous affecte pas », résume Barbara MacQuarrie, directrice de communauté du Centre de recherche et d’éducation sur la violence envers les femmes et les enfants de l’Université Western, en Ontario.

En 2014, son équipe a publié la première enquête pancanadienne sur la violence conjugale en milieu de travail. Pas moins du tiers des répondants ont déclaré avoir été victimes d’une forme de violence conjugale dans leur vie. Et chez 54 % d’entre eux, cette violence les a suivis au travail : appels répétés du partenaire, harcèlement sur leur lieu de travail, appels du partenaire aux superviseurs, etc.

Les intervenantes à qui nous avons parlé s’entendent sur un point : la réaction du milieu de travail – en particulier celle de l’employeur – fait toute la différence pour les victimes. « Les milieux de travail sont un élément essentiel en matière de prévention et de réponse », résume Barbara MacQuarrie.

En 2019, la professeure Rachel Cox et trois groupes de femmes de la Côte-Nord ont rencontré Jean Boulet, ministre du Travail et de l’Emploi, dans le cadre de la réforme du régime de santé et de sécurité au travail. Elles ont remis au ministre une feuille recto verso résumant des histoires rapportées par des survivantes, toutes en lien avec le milieu de travail.

D’un côté, des exemples négatifs : un employeur qui congédie une employée de supermarché parce que son ex-conjoint la harcèle à sa caisse ; un propriétaire de bar qui tente de dissuader une employée de porter plainte contre son conjoint violent, un bon client ; un employeur qui blâme une employée parce que son ex-conjoint a agressé un collègue. De l’autre côté de la feuille, des exemples positifs : une employée à qui on permet de rencontrer une intervenante sur son lieu de travail, un employeur qui a fait poser des serrures au bureau, un autre qui a fait escorter une victime dans le stationnement du bureau, après sa séparation…

La mobilisation des groupes de femmes a porté ses fruits. Depuis octobre dernier, avec l’adoption de la nouvelle loi 27, les employeurs québécois ont l’obligation de protéger les travailleuses et les travailleurs victimes de violence conjugale sur leur lieu de travail et aux alentours.

« Dans les six mois suivant une séparation, la femme qui part est vraiment vulnérable à une escalade de violence. Et l’auteur des violences sait où elle travaille. »

— Rachel Cox, professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM

Le Québec emboîte ainsi le pas à d’autres provinces, comme l’Ontario, qui avait introduit une règle semblable à la lumière du rapport du coroner sur la mort de l’infirmière Lori Dupont. En 2005, cette dernière a été poignardée par son ex – un médecin – à l’hôpital où tous deux travaillaient. Lori Dupont, 36 ans, était mère d’une fillette de 8 ans. Ses collègues étaient bien au fait du harcèlement qu’elle subissait.

Avec ce changement à la loi, « on passe le message que la violence conjugale n’est pas une fatalité et qu’on peut la prévenir, estime Rachel Cox. Et quand l’employeur prend position contre la violence conjugale, ça aide à renverser l’idée que ça se passe au sein d’un couple et qu’il ne faut pas s’en mêler ».

Les femmes n’appelleront pas nécessairement les ressources humaines pour demander de l’aide, d’où l’importance de sensibiliser aussi les collègues, qui sont les mieux placés pour percevoir que quelque chose ne va pas, note Rachel Cox.

Le rôle des collègues est celui de soutien à la victime, sans jugement, sans faire les choses à la place. « Il faut lancer le message suivant : “Si tu as besoin de parler, si tu as besoin de soutien, je suis là”, résume Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes. Et il faut aussi la diriger vers nos services. »

« Ça ne les intéressait pas »

Hélène Langevin, directrice générale de la Maison Simonne-Monet-Chartrand, est bien placée pour parler de l’impact que peut avoir le milieu de travail chez une femme victime de violence. Sur le plan professionnel, mais aussi sur le plan personnel.

Après avoir quitté le père de ses enfants, il y a 23 ans, Hélène a rencontré ses supérieurs pour obtenir une plus grande flexibilité dans son horaire. Elle travaillait pour une grande entreprise québécoise, dont elle préfère taire le nom.

Hélène traversait une période difficile. Elle se sentait coupable. Et elle avait peur.

« Je n’ai pas été battue, physiquement. C’était très psychologique. J’ai failli, par deux fois, mettre fin à mes jours. »

— Hélène Langevin, directrice générale de la Maison Simonne-Monet-Chartrand et ex-victime de violence conjugale

Les mots qu’encaisse le personnage interprété par Pascale Bussières, dans le film Repérez les signes, Hélène Langevin nous confie les avoir entendus pendant des années. « En rafale. »

Elle a donc demandé à son employeur de diminuer sa charge de travail pour être en mesure d’aller chercher ses enfants à temps au service de garde. Elle n’a pas parlé des remous que ses enfants et elle traversaient, parce qu’elle ne sentait pas l’ouverture pour le faire. Elle se sentait jugée.

« Ils m’ont demandé d’être aussi performante que je l’étais avant, se souvient Hélène Langevin. Le reste ne les intéressait pas. » Un jour, elle a immobilisé sa voiture en bordure de l’autoroute, de peur de perdre connaissance tant elle était épuisée. Elle a fini par remettre sa démission.

Son avocate l’a mise en lien avec une maison d’hébergement qui cherchait des agents de sensibilisation. Elle en est devenue la directrice générale.

« Je me suis dit que je ne voulais plus jamais être employée de personne, raconte Hélène. Que ce serait moi, l’employeur. Et que si jamais une de mes employées n’allait pas bien, je serais empathique et j’essaierais de faciliter sa situation. »

Comment l'employeur doit-il répondre ?

« La réponse de l’employeur ne peut être : “On va te renvoyer.” La réponse doit être : “Voici comment nous allons te soutenir.” »

La professeure Barbara MacQuarrie souligne que, trop souvent, les victimes de violence conjugale font l’objet de mesures disciplinaires. Parce que leur rendement a baissé. Parce qu’elles arrivent en retard ou s’absentent trop souvent. Cela peut mener au renvoi. « Parfois, c’est justement ce que le partenaire abusif souhaite », souligne-t-elle.

« La recherche montre que les femmes ayant des antécédents de violence conjugale ont souvent des parcours professionnels plus perturbés, et en conséquence, des revenus inférieurs. »

— Barbara MacQuarrie, directrice de communauté du Centre de recherche et d’éducation sur la violence envers les femmes et les enfants de l’Université Western

La première chose à faire, pour l’employeur, c’est de reconnaître le problème et d’instaurer une culture de communication ouverte, qui permettra aux survivantes de se sentir en confiance, indique Barbara MacQuarrie. Les employeurs devraient aussi suivre des formations, repérer les ressources de leur région et mettre en place une politique qui stipule clairement comment divulguer une situation de violence à la maison.

Rio Tinto est souvent citée comme tête de file en matière de prévention et de réponse à la violence conjugale. Depuis 2018, le géant minier offre 10 jours de congé payés supplémentaires à ses employés victimes de violence conjugale, en plus des jours de congé déjà prévus par la loi. L’entreprise propose aussi des conseils et des services pour mettre en œuvre des plans de sécurité (dispositif de sécurité, nouveau numéro de téléphone, filtrage des appels, protection du courrier électronique), une aide financière à court terme et même un logement d’urgence. Des sentinelles – nommés champions – donnent des formations à tous les gestionnaires. Et au début de la pandémie, Rio Tinto a mis en place un système de mots codés pour que les employés en télétravail formulent subtilement une demande d’aide par courriel.

La violence conjugale constitue un risque réel en matière de santé et de sécurité au travail, indique Lise Bibeau, conseillère sénior en avantages sociaux. « Mais c’est d’abord par bienveillance qu’on le fait, précise-t-elle. Ce n’est pas une chasse gardée : on pense vraiment que la majorité des organisations devraient offrir ces services-là. »

« Si les femmes savent qu’elles ne perdront pas leur travail et que leur employeur sera compréhensif, c’est un facteur majeur pour quitter un conjoint violent. »

— Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes

Au sein de la fonction publique fédérale, la question de l’impact de la violence conjugale et familiale en milieu de travail fait aussi son chemin, souligne Toufic El-Daher, vice-président exécutif au Syndicat des employé-e-s des Anciens Combattants. À la table de négociations, en 2018, M. El-Daher et ses collègues ont fait ajouter à la convention collective 10 jours de congé payés. Les employeurs sous compétence fédérale étant aussi tenus de protéger les victimes de violence conjugale, le ministère des Anciens Combattants développe actuellement un guide pour aider les gestionnaires à gérer ce type de situation.

« Les intentions sont bonnes, mais ce n’est pas un enjeu facile à traiter pour les gestionnaires, parce que son traitement n’est pas uniforme, souligne Toufic El-Daher. Ça va prendre un changement de mentalité et un changement de culture pour faire comprendre ce que c’est, la violence conjugale et familiale. Et surtout, que ce n’est pas une affaire personnelle. »

Et les partenaires violents ?

Quand un collègue est soupçonné d’être l’auteur de violences à la maison, le congédier n’est pas une solution viable, disent les expertes à qui nous avons parlé. « Le fait d’être au chômage est un facteur de risque pour commettre un homicide conjugal chez les hommes violents », souligne la professeure Rachel Cox, qui prône une politique de redevabilité. On te garde à l’emploi, mais voici les conditions. La poursuite d’une thérapie demeure centrale.

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