Un café avec… Homa Hoodfar

En solidarité avec les Iraniennes

La dernière fois que j’ai rencontré Homa Hoodfar, elle sortait tout juste d’une longue saison en enfer. C’était en octobre 2016. L’anthropologue montréalaise d’origine iranienne était de retour à la maison après avoir survécu à la prison d’Evin, à Téhéran, où on lui a reproché de « baigner dans des activités féministes ».

Six ans plus tard, alors que l’on assiste en Iran, dans la foulée de la mort de Mahsa Amini, au plus grand soulèvement de l’histoire de la République islamique, j’étais curieuse de savoir quel regard Homa Hoodfar, spécialiste en études féministes, posait sur ce mouvement mené au péril de leur vie par des femmes iraniennes.

Depuis la mort en détention, le 16 septembre, de Mahsa Amini, 22 ans, arrêtée pour un voile « mal » porté, le vent de révolte ne s’essouffle pas en dépit de la répression qui s’intensifie, constate Homa Hoodfar, qui valse entre inquiétude et espoir pour son pays d’origine.

« Je m’inquiète beaucoup devant la violence. D’un côté, c’est exaltant de voir toutes ces jeunes femmes et ces jeunes hommes ensemble qui descendent dans la rue pour les droits des femmes et scandent “Femme, vie, liberté”. Cela témoigne d’une maturité de la culture politique. D’un autre côté, je sais à quel point ce régime peut être brutal et déchaîner la violence. »

Homa Hoodfar y voit un important point de bascule. Il aura fallu trois générations depuis l’avènement de la République islamique en 1979 pour que se produise cette révolution de la culture politique collective.

« Ces jeunes Iraniens veulent vivre leur vie comme ils l’entendent, qu’ils soient religieux ou pas. Ils ne veulent pas que l’État s’en mêle. Ils ne sont pas tant contre la religion que pour un État laïque. »

— Homa Hoodfar

On voit dans la rue des femmes qui portent le voile aux côtés d’autres qui l’enlèvent, souligne-t-elle. « L’idée est qu’elles puissent décider par elles-mêmes et que les mains de l’État ne touchent plus au corps des femmes ni aux droits individuels. »

S’il y a eu d’autres mouvements de rébellion par le passé en Iran, celui-ci se distingue par son aspect particulièrement rassembleur. Il regroupe des femmes et des hommes de toutes les classes sociales, de grandes villes et des régions, de différents groupes ethniques. Et ses revendications vont bien au-delà de la contestation du voile obligatoire, symbole choisi par le régime pour inscrire son identité et son idéologie sur le corps des femmes.

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Homa Hoodfar a toujours été irritée par l’image stéréotypée que l’Occident se fait de la « pauvre-femme-iranienne-soumise » qui n’attend que d’être sauvée.

D’abord pour des raisons bien personnelles. Née à Téhéran en 1951 dans une famille de classe moyenne, elle a grandi entourée de modèles de femmes très fortes.

« Pour moi, cette représentation des femmes du Moyen-Orient en victimes a toujours paru étrange. Ni ma grand-mère, ni ma mère, ni mes tantes n’étaient des femmes soumises ! »

— Homa Hoodfar

Son père était un intellectuel nationaliste et féministe et un poète, impliqué dans le mouvement antibritannique. Il était agnostique. Sa mère s’intéressait à l’aspect spirituel de l’islam soufi. Elle ne portait pas le voile. Ses filles non plus. « Je me souviens être allée dans une garderie où on voulait que je le porte. Mon père était furieux ! »

Attachés à la laïcité, les parents d’Homa Hoodfar encourageaient leurs enfants à respecter les croyances de chacun. « C’est malheureux qu’aujourd’hui, embrasser la laïcité signifie être athée ou être antireligieux. À l’époque, ça voulait juste dire que vous ne vouliez pas mêler religion et politique. »

Le féminisme est entré dans la vie de la jeune Homa un jour de 1960, alors qu’elle avait 9 ans. Elle a entendu avec stupeur son enseignante dire que « les fous, les criminels et les femmes » n’avaient pas le droit de vote en Iran. Elle était convaincue qu’il s’agissait d’une erreur. « Les femmes ne peuvent pas voter ? »

C’était un fait – le droit de vote a été accordé aux Iraniennes trois ans plus tard, en 1963. En rentrant à la maison, elle a demandé à son père ce qu’il en pensait. C’était tout à fait injuste et elle aurait à se battre pour que ça change, lui a-t-il dit.

« Étudie d’abord. Tu te battras après.

— Non ! Je ne veux pas attendre. Je veux me battre tout de suite ! »

En 1971, à l’âge de 20 ans, la jeune Homa déménage en Angleterre pour y poursuivre ses études. Une décision encouragée par ses parents qui craignent que leur fille à l’esprit contestataire ne s’attire des ennuis en Iran.

Elle s’y marie avec un Iranien qui veut rentrer au pays après avoir obtenu son doctorat. Quelques mois plus tard, lorsqu’elle réalise qu’il n’entend pas la laisser poursuivre ses études en Angleterre, elle entreprend des démarches de divorce. « Même si on était mariés en vertu des lois britanniques, je ne pouvais pas quitter le pays sans sa permission ! »

Cette injustice, qu’elle mettra deux ans à réparer devant un tribunal iranien, provoque chez elle un grand éveil féministe. « J’ai fait un grand party pour mon divorce. Le lendemain, j’ai pris l’avion pour Londres avec ma mère. »

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Homa Hoodfar vivait en Angleterre lorsque la Révolution islamique de 1979 a eu lieu, provoquant la chute du régime du chah. « Nous étions très excités au début. On voulait la démocratie et la liberté. On ne pensait pas qu’un régime pire que celui du chah allait s’installer. »

Très vite, quand le voile est devenu obligatoire entre autres mesures répressives à l’égard des femmes, elle a réalisé que son père, viscéralement opposé au régime des mollahs, avait raison. « Il me disait : “Tu ne comprends pas comment la religion peut être utilisée contre le peuple et spécifiquement contre les femmes.” »

Le 8 mars 1979, des Iraniennes sont descendues dans la rue par milliers, manifestant contre le port du voile obligatoire et pour l’égalité. D’autres mesures anti-femmes ont été adoptées dans la foulée. Le témoignage d’une femme à la cour valait moitié moins que celui d’un homme. Les femmes juges ont été mises à la porte…

À l’époque, contrairement à aujourd’hui, le mouvement des femmes n’a pas obtenu l’appui des hommes ni celui des organisations politiques iraniennes qui considéraient que la lutte contre l’impérialisme était prioritaire et qu’elle mènerait à la démocratie. Pour Homa Hoodfar, il était impensable de fonder une démocratie en niant dès le départ les droits de 50 % de la population.

La résistance des Iraniennes n’a jamais cessé. Dans les années 1980, Homa Hoodfar a cofondé avec une dizaine de féministes originaires de pays musulmans le mouvement Femmes vivant sous lois musulmanes. Ce réseau de solidarité internationale militant pour les droits des femmes et la laïcité est né d’un constat : alors que beaucoup de femmes étaient arrêtées, emprisonnées et certaines étaient exécutées en Iran ou en Algérie, il était à l’époque impossible d’obtenir le soutien d’une organisation de défense des droits de la personne comme Amnistie internationale.

Lorsque Homa Hoodfar a été emprisonnée à Téhéran en 2016, son militantisme au sein de ce mouvement lui a été reproché. « C’était la principale chose qui a été retenue contre moi. Être une féministe… »

Elle n’a jamais nié ses allégeances féministes. « Pour eux, c’est comme si j’admettais un crime ! »

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Comment est-ce encore possible en 2022 qu’un régime misogyne qui piétine les droits de la moitié de sa population ait pu survivre aussi longtemps sans être rappelé à l’ordre par la communauté internationale ?

Une partie de la réponse réside dans le fait que les droits des femmes sont trop souvent utilisés par les pays les plus puissants comme des excuses sans qu’ils s’en préoccupent vraiment. Cela leur permet d’intervenir en mobilisant l’opinion publique quand c’est à leur avantage. « Ils veulent aller en Afghanistan ? Ils disent que c’est pour les femmes… »

En attendant un monde où les droits de la personne en général, et les droits des femmes en particulier, feraient partie des critères qui déterminent avec quel pays on fait affaire, Homa Hoodfar salue le mouvement international de solidarité avec les femmes iraniennes.

Elle n’est pas de ceux qui ont trouvé dérisoires les vidéos montrant des femmes d’Iran et d’ailleurs ainsi que des célébrités comme Juliette Binoche et d’autres se couper une mèche de cheveux en signe de solidarité avec les Iraniennes.

Elle a vu avec émotion à la BBC Nazanin Zaghari-Ratcliffe, une Irano-Britannique qui a été emprisonnée en même temps qu’elle, en 2016, et libérée il y a quelques mois seulement, couper ses cheveux en nommant à chaque coup de ciseau une femme assassinée.

« Se couper les cheveux est une tradition préislamique pour les femmes en deuil. D’une certaine façon, on fait revivre cette tradition pour marquer sa solidarité. Ce n’est pas violent, et en même temps, c’est très éloquent et très beau comme geste. Même si c’est une tradition féminine, j’ai vu de jeunes hommes en Iran couper leurs cheveux aussi. »

De tels gestes symboliques ne changent pas fondamentalement le cours des choses, bien sûr. Mais ils rappellent à la jeunesse iranienne qui lutte pour sa liberté qu’on ne l’oublie pas.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Je bois surtout du thé et de l’eau parfumée aux pétales de rose. Mais j’ai toujours aimé l’odeur du café. Je me souviens qu’à 6 ans, à Téhéran, je suis passée avec ma mère devant un célèbre café et je lui ai dit : « Maman, pourquoi tu n’achèterais pas un parfum au café ? »

Des gens, morts ou vivants, que vous aimeriez réunir à votre table : Je réunirais ma famille, mes sœurs et mes amies féministes de partout dans le monde capables de voir l’aspect positif des choses. Après tout ce que j’ai vécu – une révolution, une guerre, des bouleversements, la prison… –, j’ai besoin de voir ce qu’il y a de beau dans ce monde pour pouvoir changer ce qui ne l’est pas.

Une lecture marquante pour vous : Sexual Contract de la féministe britannique Carole Pateman, ouvrage publié en 1988. Il y est question de l’origine des inégalités de genre et des raisons pour lesquelles ça continue.

Votre film préféré : Il y en a plusieurs, mais je dirais Docteur Jivago (David Lean, 1965), que j’ai vu quand j’étais adolescente. Je l’ai aimé d’abord pour la musique, mais aussi parce qu’il montre le côté humain de la révolution dont on parle moins, et ça m’a touchée.

Qui est Homa Hoodfar ?

• Née à Téhéran en 1951

• Titulaire d’une maîtrise en sociologie du développement de l’Université de Manchester et d’un doctorat en anthropologie sociale de l’Université du Kent en Angleterre

• Cofondatrice en 1984 du mouvement Femmes vivant sous lois musulmanes

• Arrive à Montréal en 1989, après avoir reçu une bourse de recherche de l’Institut Simone de Beauvoir, de l’Université Concordia

• Embauchée comme professeure d’anthropologie à l’Université Concordia en 1991

• Emprisonnée en Iran durant 112 jours en 2016, elle est libérée le 26 septembre 2016, après une mobilisation internationale monstre

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