Un outil d'émancipation pour le Québec
Québec — Le premier à occuper le poste de ministre de la Culture, le libéral Georges-Émile Lapalme, traitait ses fonctionnaires d’« ignares ». Un de ses successeurs, Jean-Noël Tremblay, un unioniste, s’opposait au Grand Théâtre de Québec, destiné aux « snobs de la Grande Allée ». Il reportera le paiement destiné à l’artiste Jordi Bonet, qui avait inscrit « Vous êtes pas écoeurés de mourir, bande de caves ? » sur sa fameuse murale. François Cloutier, autre ministre, fit jaser ; il demandait à son chauffeur de porter une redingote. Pourquoi Jean-Paul L’Allier n’a-t-il pas réalisé son « livre vert », le document que ses fonctionnaires ne voulaient pas écrire ? La grande histoire du ministère de la Culture du Québec ne peut se passer de la petite.
Le Québec, c’est d’abord une culture distincte. Ce qui paraît une évidence aujourd’hui devait d’abord être inscrit dans l’administration publique québécoise il y a 60 ans. Le 24 mars 1961, l’Assemblée nationale, encore « législative » à l’époque, adoptait le projet de loi créant le ministère de la Culture. L’ancien chef libéral Georges-Émile Lapalme en deviendra le premier responsable, quatre jours plus tard.
« Le moment est venu de concevoir politiquement l’État provincial du Québec comme un phénomène culturel », écrivait alors M. Lapalme. Sous sa gouverne, entre mars 1961 et septembre 1964, le nouveau ministère touchera à tous les domaines qui sont encore de nos jours des enjeux brûlants.
La langue d’abord, pierre angulaire de la culture : M. Lapalme souscrira à la création d’un Office de la langue française. Le patrimoine bâti : on créera un Bureau provincial d’urbanisme, « régulateur, en quelque sorte, de notre apparence extérieure », qui imposera des normes d’affichage tout en veillant à la préservation des bâtiments historiques. Le rayonnement aussi : Georges-Émile Lapalme, disciple d’André Malraux, sera l’instigateur de la Délégation générale du Québec à Paris, avec comme objectif secret de « reléguer dans l’ombre l’ambassade canadienne », lancera-t-il de son siège à l’Assemblée.
Avec une patience de moine, ancien sous-ministre de la Culture, ex-député libéral de Bourget, puis maire de Verdun, Claude Trudel vient de publier Une histoire du ministère de la Culture aux éditions Boréal. Recension exhaustive des évènements qui ont marqué les 60 années du ministère, le livre permet de retrouver, régime après régime, ministre après ministre, les réalisations comme les échecs qui ont marqué ce parcours.
Claude Trudel avait failli être nommé ministre de la Culture. Juste failli. Lors de la formation du cabinet de Robert Bourassa, élu député libéral de Bourget en juin en 1985, réélu aux élections générales de décembre, les observateurs prédisaient son entrée dans le Saint des Saints. Or, M. Trudel avait choisi d’appuyer Daniel Johnson, adversaire de Bourassa à la direction libérale deux ans plus tôt. La présidence de la commission parlementaire de la culture sera son prix de consolation.
En entrevue, la semaine dernière, M. Trudel observe que le ministère de la Culture « a connu le sort de tous les petits ministères ». À l’issue de son étude minutieuse, les citations et les notes de bas de page sont nombreuses, mais il a résisté à la tentation de passer un coup de fil aux anciens ministres.
« Quand j’ai décidé d’écrire ce livre, ma première décision a été de ne consulter personne, parce qu’ils auraient tous tenté de s’approprier des choses ! »
— Claude Trudel
S’il était nommé demain matin comme ministre de la Culture ? M. Trudel réfléchit un moment. « À 79 ans, j’ai perdu ces ambitions, blague-t-il. J’essaierais de m’imposer davantage que la ministre actuelle pour harmoniser la politique culturelle gouvernementale. Faire en sorte que chaque ministère s’implique dans les réalisations culturelles du gouvernement. » Aussi, une condition sine qua non : « Exiger d’être nommé pour tout un mandat. La moyenne des ministres à ce poste est d’un peu plus de deux ans, ceux qui ont fait trois ou quatre ans ont tous réalisé des choses durables », souligne-t-il.
Sous Philippe Couillard, pas moins de trois ministres ont défilé en quatre ans. Dans son premier passage au pouvoir (1970-1976), Bourassa avait, lui, nommé cinq ministres en six ans à la Culture. « C’est sûr que le sang neuf est important, mais dans certains ministères, cela prend un peu de stabilité », tranche M. Trudel.
« Je le dis, et je le crois fermement. Sur 60 ans, c’est un match nul entre le PQ et le PLQ pour l’avancement des politiques culturelles », observe-t-il.
Le Parti libéral a eu davantage de ministres parce qu’il aura été au pouvoir plus longtemps, 34 ans sur les 60 années d’existence du ministère, mais « les Denis Vaugeois, Louise Beaudoin et Agnès Maltais ont fait des choses drôlement importantes », précise-t-il.
Au Québec, le ministère des Affaires culturelles ou de la Culture représentait une avancée certaine sur les autres provinces.
« Cela a été le premier ministère de la Culture pour une province. On avait l’exemple du ministère français de la Culture, dirigé par André Malraux, qui avait beaucoup impressionné M. Lapalme. »
— Claude Trudel
À Ottawa, il y avait seulement le Conseil des arts du Canada ; un petit organisme avait les mêmes objectifs pour la Ville de Montréal.
« Lapalme l’avait conçu comme un outil d’émancipation pour le peuple québécois », observe M. Trudel. Il avait mis la structure en place ; homme aussi cultivé qu’irascible, il s’était mis à dos bien des collègues, sa démission devenait prévisible. « Mais, souligne M. Trudel, c’est lui qui avait tout inventé. S’il n’avait pas été là… » Dans sa lettre de démission, Georges-Émile Lapalme expliquera être fatigué de devoir s’expliquer devant « un fonctionnaire ignare ».
Autant de ministres, autant de chapitres. Trudel relèvera surtout les bons coups des titulaires. Pierre Laporte et Jean-Paul L’Allier n’ont guère eu de temps, mais ont laissé des documents importants. Lise Bacon fera faire un bond de géant aux artistes en leur reconnaissant un statut, Liza Frulla mettra en place une nouvelle structure, créant le Conseil des arts et des lettres et la SODEC, qui a résisté à l’épreuve du temps. Pour le PQ, Denis Vaugeois, pragmatique, mettra au monde le réseau des bibliothèques publiques au Québec. Louise Beaudoin aura une politique de diffusion des arts, de la lecture et du livre. Surtout, elle mènera à bien le projet de Grande Bibliothèque à Montréal.
Pour Trudel, un bon ministre est celui ou celle qui fait avancer les choses, et qui laisse une marque durable, pour ne pas dire un legs, de son passage au ministère. Pas question pour lui, toutefois, de dresser « un palmarès ou un tableau d’honneur » ; « sauf de rares exceptions, le Québec a connu de bons ministres de la Culture ».
Plus près de nous, la péquiste Agnès Maltais a redonné aux musées leur place de « formidable outil de développement éducatif, social, culturel et économique ». La libérale Line Beauchamp bataillera ferme pour la reconnaissance de la « diversité culturelle » par l’UNESCO en octobre 2005.
Le sort du ministère de la Culture est souvent lié à la relation du titulaire avec le premier ministre. Robert Bourassa avait nommé une alliée indéfectible, Lise Bacon, à ce poste. Il ne connaissait guère Liza Frulla, mais elle était appuyée sans réserve par le chef de cabinet, Mario Bertrand. Louise Beaudoin était bien connue de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard. En revanche, Louis O’Neill n’avait pas d’atomes crochus avec René Lévesque, pas plus que Rita Dionne-Marsolais avec Jacques Parizeau. Leurs mandats n’ont pas duré longtemps.
Aussi, la préoccupation des premiers ministres pour la culture a beaucoup fluctué. Jean Lesage avait déposé le projet de loi créant le Ministère, mais ne s’y intéressait guère. Robert Bourassa et Jean Charest étaient plutôt indifférents, mais leurs femmes, Andrée Simard et Michèle Dionne, étaient très sensibles à ces enjeux. Jacques Parizeau était, lui, un passionné de culture ; sa première femme, Alice, était auteure à succès – il occupera lui-même le poste de responsable de la Culture, de janvier à août 1995. Lucien Bouchard aussi, immense lecteur et amateur de musique. Pauline Marois lit beaucoup, comme Philippe Couillard, féru d’histoire.