État du français

Les gens derrière les statistiques

Derrière les données du recensement de 2021 de Statistique Canada, il y a des gens. La Presse est allée à la rencontre de Québécois qui parlent une « autre » langue à la maison. Les portraits montrent la complexité et la fluidité des comportements linguistiques. À noter, les entrevues ont toutes été faites en français.

« À Montréal, tout le monde préfère l’anglais »

Yasmine Hachemi, 23 ans, est née en Algérie. Arrivée ici à 6 ans, elle ne parlait pas le français. Encore moins l’anglais. À la maison, la langue parlée était l’arabe.

« J’ai appris le français dans une classe d’accueil à LaSalle », précise la jeune femme qui, après avoir fait un bac bilingue en administration des affaires, poursuit sa scolarité en anglais. « J’aurais pu faire mes certifications en français, mais ça m’aurait fermé énormément de portes. Le marché du travail, si tu es en finance, à Montréal, c’est 100 % en anglais. »

À la Banque TD, où elle travaille, la langue d’usage est l’anglais à « 90 % ».

« Avec mes amis, c’est moitié, moitié, ajoute Yasmine. Mes amis de Repentigny, c’est en français. Mais mes amis de Montréal, c’est en anglais. À Montréal, tout le monde préfère l’anglais au français. »

« La langue la plus forte des enfants est le français »

Ingénieure chimiste et professeure à l’Université McGill, Nathalie Tufenkji, 46 ans, parle arménien, anglais et français à la maison. Et parfois, italien !

« On change souvent de langue », précise-t-elle.

Née au Québec de parents nés au Liban et en Grèce, Mme Tufenkji habite dans le quartier Sainte-Dorothée, à Laval, avec son mari et ses deux enfants. Elle a appris le français au primaire en classe d’immersion et a fait ses études secondaires, collégiales et universitaires en anglais.

« On trouve ça très important que les enfants soient bilingues, assure-t-elle. Ils ont 10 et 12 ans et vont à l’école en français. Je dirais que la langue la plus forte des enfants est le français. Le bilinguisme est une richesse pour nous, pour nos enfants et les futures générations. Je pense que c’est une grande force au Québec. J’ai beaucoup d’amis qui avaient le droit d’envoyer leurs enfants à l’école anglophone, mais qui ont décidé de les envoyer dans le système francophone, comme nous. »

« À la maison, c’est un mélange »

Chez Kar Ho Tom, à Brossard, on parle quatre langues : mandarin, cantonais, français et anglais. « On veut que nos enfants de 9 et 11 ans soient à l’aise dans les quatre langues, explique-t-il. On paye pour des cours privés pour qu’ils perfectionnement leur français. »

Né au Québec de parents nés en Chine, M. Tom maîtrise très bien le français même s’il travaille surtout en anglais, dans le domaine de l’informatique. « Dans quatre-vingt-dix pour cent du temps, on parle anglais au bureau avec des gens de partout dans le monde. Mais avec les collègues, c’est moitié anglais, moitié français », note-t-il.

État du français

Doit-on s’inquiéter ? Les experts divisés

La complexité des parcours des immigrants et de leurs pratiques linguistiques fait en sorte qu’il est difficile de traiter de ces enjeux « noir ou blanc ». Si certains experts sont alarmistes, d’autres proposent une analyse plus nuancée de la situation révélée par les données du recensement de 2021.

« Si on favorise une immigration en général, qui est à hauteur d’environ 70 % composée de personnes qui n’ont pas le français ou l’anglais comme langue maternelle et qui, au moment de leur arrivée ici, continuent à parler leur langue tierce plus souvent à la maison, est-ce qu’il faut être complètement abasourdi par le fait que le poids démographique du français parlé le plus souvent à la maison diminue, ainsi que le poids de la langue maternelle française ? Probablement pas », affirme Jean-Pierre Corbeil, professeur associé au département de sociologie de l’Université Laval.

Selon lui, les données s’expliquent en partie par le fait que le gouvernement fédéral a favorisé davantage l’immigration temporaire, au cours des dernières années, notamment pour répondre aux besoins du marché du travail. Le Québec n’a reçu que 15 000 résidents non temporaires entre 2011 et 2016, alors que ce nombre a décuplé à 150 000 entre 2016 et 2021, détaille M. Corbeil, qui a été responsable pendant 15 ans du programme de la statistique linguistique de Statistique Canada. « Les caractéristiques linguistiques de ces résidents non permanents sont différentes : ils ont davantage tendance à s’orienter vers l’anglais. »

Davantage de données nécessaires

De son côté, Charles Castonguay, professeur retraité de l’Université d’Ottawa et spécialiste des enjeux démographiques, ne s’étonne pas des données de Statistique Canada. « Je m’attendais à ce que l’anglais continue à pousser et que le français continue à reculer, analyse-t-il. La seule chose qui me frappe, c’est l’ampleur de l’essor de l’anglais et l’ampleur du recul du français, notamment à Montréal. »

La loi 96 ne va pas assez loin « pour renverser la tendance », croit M. Castonguay. « Il faut étendre la loi 101 au cégep et au premier cycle d’études universitaires et revenir à l’affichage en français seulement. »

Calvin Veltman, sociolinguiste à l’UQAM, est plus optimiste.

« Je suis quelque part entre “pas du tout” et “un peu” inquiet, déclare-t-il. J’ai besoin de voir des données beaucoup plus détaillées pour savoir ce que ça veut dire. Le chiffre le plus important pour moi, c’est le pourcentage de gens qui parlent français à la maison. On nous dit que c’est descendu de 87,1 % à 85,5 %. J’admets facilement que le français est moins parlé à la maison aujourd’hui qu’en 2016. Mais ça ne veut pas nécessairement dire que le français a été remplacé par l’anglais. »

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