Effacer ou surligner ?

Un comité d’experts indépendants a rendu sa décision : la statue déboulonnée et décapitée de John A. Macdonald ne devrait pas être réinstallée sur son socle de la place du Canada.

Je rappelle que la statue de celui qui fut premier ministre du Canada de 1867 à 1873, puis de 1878 à 1891, a été détachée de son assise lors d’une manifestation, en août 2020, qui s’est déroulée au moment où on a découvert l’existence de centaines de sépultures anonymes sur des terrains d’anciens pensionnats.

Aujourd’hui, 131 ans après la mort de Macdonald, de nombreux citoyens prennent conscience du rôle que l’un des Pères de la Confédération a joué dans l’instauration du système de pensionnats pour Autochtones, où des centaines d’enfants ont subi de mauvais traitements et ont perdu la vie.

Les auteurs de ce déboulonnage ont jugé que celui qui a appliqué des politiques assimilatrices et génocidaires à l’égard des peuples autochtones n’a pas le droit de connaître la reconnaissance éternelle, celle qu’on aime couler dans le bronze.

Le comité suggère donc de prendre du recul face à cette « vision coloniale représentée par le monument ».

Le comité avait deux options : remettre la statue ou ne pas la remettre. Les membres ont toutefois proposé une autre avenue : que le socle demeure vide, mais qu’une plaque interprétative y soit ajoutée pour expliquer l’existence de ce bloc de granite aujourd’hui dégarni.

Par ailleurs, une équipe d’étudiants en architecture de l’Université de Montréal a proposé d’installer une balançoire orange en hommage aux victimes des pensionnats.

L’avis des experts sera débattu au cours d’une séance publique qui aura lieu le 7 décembre prochain. Les citoyens seront invités à offrir leur point de vue aux membres du comité, qui rédigeront ensuite leur avis final.

Je ne déteste pas l’idée du socle vide et de la plaque. Mais tant qu’à surligner le retrait de ce symbole, faisons preuve d’audace. D’une véritable audace.

Au moment où je prenais connaissance du point de vue du comité montréalais, le hasard a voulu que je tombe sur une histoire étrangement semblable au sort que l’on réserve à la mémoire de John A. Macdonald.

En plein cœur de Vienne, la présence d’une statue à la gloire du maire Karl Lueger (1844-1910) suscite un énorme malaise depuis de nombreuses années. Cet antisémite notoire, admiré par Adolf Hitler (les prises de position antisémites de Lueger auraient inspiré Hitler lors de la rédaction de Mein Kampf), est une source de honte pour les Autrichiens.

En octobre 2020, un collectif d’artistes a d’ailleurs inscrit le mot « honte » sur le socle du monument qui trône depuis près d’un siècle sur la Ringstrasse. Il fait régulièrement l’objet d’actes de vandalisme. Malgré cela, la mairie de Vienne a pris une décision que personne n’a vue venir.

Tout en maintenant la statue en place, elle a confié à deux artistes autrichiens, Nicole Six et Paul Petritsch, le soin de créer une œuvre qui met en relief le passé sulfureux de Lueger. Le résultat, dévoilé à la mi-octobre, prend la forme d’une immense structure en bois aux couleurs vives. Je m’empresse de dire qu’il s’agit d’une installation éphémère et qu’une œuvre permanente sera créée dans un an.

Serez-vous surpris si je vous dis que la présence de cette œuvre divise complètement la population ? À commencer par l’Union des étudiants juifs d’Autriche qui estime qu’« avec ces couleurs et cette taille disproportionnée, on ne voit absolument pas que cette installation est censée traiter de l’antisémitisme ».

Certains trouvent l’installation quelconque (je suis assez d’accord), d’autres pensent qu’on devrait retirer la statue, la déplacer dans un musée et rebaptiser cette place publique.

« L’objectif de cette œuvre n’était pas d’être spécifiquement une sculpture contre l’antisémitisme, mais d’ouvrir un espace de discussion », a déclaré Veronica Kaup-Hasler, responsable de la culture à la Ville de Vienne, qui prône plutôt une contextualisation du monument.

La réplique est pertinente. Ce qui compte pour le moment, c’est qu’il y ait une réflexion et un rappel (cette histoire a été rapportée dans plusieurs médias du monde) de la nature profonde de cet homme. Lueger a été un grand maire (il a révolutionné Vienne). Mais il était aussi un antisémite. C’est ce qu’il a été. Peut-on le dire en toute franchise ?

Au cours des dernières années, plusieurs symboles rappelant un passé raciste, esclavagiste ou génocidaire ont été malmenés. Même si l’âge d’or des statues est derrière nous, on continue de créer des monuments à la gloire d’hommes et de femmes dont certains gardent des squelettes dans leur coquille de bronze.

Bref, nous n’avons pas fini de déboulonner.

L’idée de mettre en évidence les erreurs du passé plutôt que de les faire disparaître est une option que je trouve très intéressante dans certains cas. Elle rejoint celle des camps de concentration, comme celui de Dachau, qui sont aujourd’hui des lieux d’éveil et d’éducation, notamment pour les jeunes.

La décision de la Ville de Vienne mérite qu’on s’y arrête. Montréal, dont l’administration se targue d’être proche de l’art et des artistes, devrait s’en inspirer pour les décisions qu’elle aura à prendre lorsque certains de ses symboles tomberont en disgrâce.

En rangeant une statue dans un entrepôt poussiéreux, on croit naïvement corriger l’histoire. Je crois plutôt que ce geste nous empêche d’avoir un vrai dialogue avec la mémoire.

La nuance est capitale, vous ne trouvez pas ?

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