Mille secrets mille dangers d’Alain Farah

Mille mercis

« T’es pris dans tes histoires de littérature pis tes romans que personne lit, sauf trois ou quatre weirdos. »

Édouard lance ça à son cousin Alain dans Mille secrets mille dangers, le dernier roman d’Alain Farah. J’ai éclaté de rire, me sentant visée. J’ai beaucoup vanté le précédent roman de Farah, Pourquoi Bologne, paru en 2013, que je considère comme l’un des meilleurs livres écrits au Québec dans les 20 dernières années. Mais je dois avouer qu’il s’adresse surtout aux weirdos, Édouard a raison. Ceux qui ont eu par exemple un prof comme Alain Farah, enseignant de littérature française à McGill.

Mille secrets mille dangers rejoindra à mon avis un vaste public. Parce que ce livre-là est irrésistible. Ce roman-là est une fête, avec quelques larmes, qui parle tellement bien du Québec d’aujourd’hui. Il aura mis huit ans à l’écrire.

Je pense qu’il vient de tasser dans mon cœur Pourquoi Bologne dans les meilleurs livres écrits au Québec, et pas juste dans les 20 dernières années.

Avoir la foi

L’écrivain, qui a la réputation d’être un cérébral, apparaît comme personnage dans ses romans (Matamore No 29, Pourquoi Bologne), en se cachant brillamment derrière les artifices complexes de la fiction. Les thèmes de la souffrance, de la maladie, de l’immigration et du rapport à ses parents sont de retour, mais il les aborde maintenant de front, sans sacrifier son exigence envers l’écriture qu’il a déjà vue comme une religion. La vie lui a suffisamment donné de coups durs pour que toutes ses certitudes soient ébranlées, même envers la littérature, qui a été sa porte de sortie.

Le roman est dédié à son amie Myriam, emportée par un cancer en 2014, un tournant dans la vie de Farah, qui raconte en quelque sorte dans ce roman ses points de bascule existentiels, de l’adolescence à l’âge adulte.

« À quel âge comprend-on le monde où l’on est né, où l’on a grandi ? » se demande Alain, au début de Mille secrets mille dangers.

J’ai l’impression qu’on y arrive toujours trop tard et peut-être jamais. Ce roman-là ne vient pas infirmer cette idée, mais il nous aide à aimer la vie, que Farah a l’impression d’avoir comprise à l’envers. Il ne s’y donne pas le beau rôle, puisqu’il craint tellement de tomber dans le cliché d’écrire à partir de ses blessures. Il finit par se demander plutôt ce que ses blessures causent aux autres, et comment il aide le monde, à toujours imaginer le pire.

Les yeux du cœur

J’ai donné rendez-vous à Alain Farah à l’oratoire Saint-Joseph, lieu central de l’intrigue, qui se déroule en une journée sur 500 pages, lors du mariage d’un certain Alain Farah. Un lieu qu’il a fréquenté en souhaitant la guérison de son amie Myriam, sans qui il n’aurait pas rencontré sa femme. « Avec ce livre, j’ai l’impression d’avoir rejoint la communauté des souffrants », dit-il, en regardant la statue du frère André devant nous. « Je l’ai écrit avec le ventre et le cœur. » Il y raconte notamment le destin du célèbre guérisseur, et le dernier chapitre est intitulé Les yeux du cœur, comme dans la toune de Gerry Boulet…

Il y a huit ans, lorsque je l’avais interviewé pour Pourquoi Bologne, il m’avait vaguement confié avoir « la petite santé des écrivains » et d’être incapable d’écrire un livre « normal ».

Avec Mille secrets mille dangers – un titre magnifique dont vous découvrirez l’origine juste à la fin –, il a non seulement écrit un livre normal (en apparence seulement), mais il révèle plein de détails sur cette « petite santé » qui demande beaucoup de médicaments.

« Pendant longtemps, ça a été un gouffre de pouvoir dire ça. Je pense que j’étais rendu là, et fatigué de créer toutes sortes de machines pour dire de façon détournée ce que je raconte ici de façon plus brutale, qui est lié à des histoires de famille, de deuil, de souffrance. Ça m’a pris du temps à savoir comment nommer tout ça. »

L’héritage

« Tout ça », le terme est bien choisi, parce qu’il y en a, du stock. Voici le destin d’un jeune garçon né à Montréal de parents libanais d’Égypte et chrétiens, et qui subira leur guerre civile conjugale, en plus d’hériter des problèmes intestinaux de son père. Ces maux de ventre, est-ce une somatisation de sa situation, puisqu’il souffre en plus d’une panoplie de troubles anxieux ?

Alain adore son cousin Édouard, avec qui il n’a jamais cessé de faire des niaiseries, du Petit Liban montréalais jusqu’aux noces du héros. « Quand je me couchais le soir, je pleurais en craignant la mort de mon cousin, plus que celle de mes parents », confie l’écrivain en soulignant que le vrai couple de ce roman qui se passe pourtant pendant un mariage, c’est bien Alain et Édouard, qui ont manqué de modèles paternels.

Alain est un intello névrosé. Édouard n’aime pas lire (sauf Le seigneur des anneaux) et ne rêve que de faire de l’argent rapidement, en tombant sans arrêt dans un paquet de problèmes.

« Ce n’est pas seulement un roman sur le problème des origines, mais aussi sur les classes sociales. »

— Alain Farah, auteur de Mille secrets mille dangers

L’auteur aborde en plus le racisme, que le antihéros de son roman s’impose à lui-même, par mépris de ce qu’il est.

C’est leur histoire qu’on suit, dès le chapitre 2 intitulé « Les deux imbéciles ». Leurs disputes, leurs espoirs, leurs conneries, leurs amours. Leur survivance, malgré tout.

Je lui demande si sa journée de mariage a été aussi délirante que dans son roman, où l’on trouve dès le début une référence au film Le Parrain, qui commence par le mariage de Connie. Dans Mille secrets mille dangers, Alain arrive à ses noces en remorqueuse, conduite par son cousin qui a encore foiré, après avoir été torturé chez le dentiste Wali Wali, un ami de la famille, qui lui sort une diatribe contre les Arabes envahisseurs du Québec. Il rechute dans les pilules, rajoute de l’alcool pendant la cérémonie, apprend son vrai nom de baptême qu’il ignorait, et les anneaux de mariage vont se perdre. En plus de tout ça, il voit réapparaître son vieux rival et la première fille qui lui a brisé le cœur. Une journée épique qui donne un roman magistral.

« Ce n’était pas une journée très simple, admet Farah. Dans le fond, elle existe maintenant dans une autre version avec le roman. Je pense que je voulais revivre ce jour, et je voulais que ce soit une fête. J’ai en un sens vécu pendant huit ans cette journée-là, en écrivant ce livre. Mais c’était une période dure, et ça laisse des traces. »

Comme ce livre. « C’est vraiment joyeux de le voir là, dit-il en regardant la couverture. De voir qu’il ne m’a pas eu. C’est moi qui l’ai eu. »

Ce roman se passe en une journée, mais j’ai eu l’impression d’avoir fait un immense voyage, peuplé de mille secrets et de mille dangers, de mille mensonges et de mille vérités. Une aventure pour laquelle j’ai envie de dire mille mercis.

Mille secrets mille dangers

Alain Farah

Le Quartanier

498 pages

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