La fraude scientifique est une bombe à retardement

Le sujet ne provoque pas de débats à l’Assemblée nationale. Il n’enflamme ni les soupers d’amis ni les réseaux sociaux.

Pourtant, le merveilleux monde de la publication scientifique est malade. Et on se magasine de graves problèmes en laissant la situation dégénérer.

Récemment, notre collègue Philippe Robitaille-Grou braquait les projecteurs sur des « usines à articles » qui produisent de fausses publications scientifiques. Des articles vendus à des chercheurs désespérés de publier n’importe quoi pour propulser leur carrière.

À cela s’ajoutent les « revues prédatrices » qui font payer les scientifiques pour publier dans leurs pages, en fermant les yeux sur la qualité du travail pour empocher l’argent.

Sans compter les éditeurs privés certes crédibles, mais qui font des profits éhontés avec la diffusion d’une science largement financée par l’argent public.

Ces modèles tordus vont finir par nous exploser au visage.

Laisser des résultats scientifiques frauduleux s’insérer parmi les bons fait courir le risque de discréditer l’ensemble du processus scientifique.

Or, la pandémie a démontré plus que jamais à quel point la science est essentielle à nos sociétés. Et révélé toute l’importance pour les citoyens de la comprendre et d’y faire confiance.

Il suffit d’une proportion un peu trop importante de citoyens qui estiment que les vaccins sont dangereux pour faire dérailler des stratégies entières de santé publique.

À l’heure où les théories du complot se propagent plus rapidement qu’un virus respiratoire dans une garderie, chaque fraude scientifique est donc une bombe à retardement.

La bonne nouvelle est qu’il existe des façons de désamorcer ces bombes. Mais pour ça, il faut revenir à la source du problème : la marchandisation des résultats scientifiques.

Dans le monde, une poignée de grands éditeurs comme Elsevier, Springer ou Sage contrôlent des milliers de journaux scientifiques (pensez à des revues comme Nature ou The Lancet).

En 2017, un article du Guardian a montré que ces éditeurs forment une industrie incroyablement profitable, générant des marges plus élevées que celles d’Apple ou de Google.

Pourquoi ? C’est simple. Alors qu’un magazine conventionnel doit payer ses journalistes, les journaux scientifiques, eux, reçoivent gratuitement les manuscrits des chercheurs. Ils font ensuite évaluer ces manuscrits par d’autres scientifiques sans les payer (la fameuse révision par les pairs). Puis revendent les articles par l’entremise d’onéreux abonnements à des institutions souvent financées par des fonds publics, comme les bibliothèques universitaires.

Nous ne sommes pas les premiers à conclure qu’on se fait avoir.

« L’État paie la grosse part de la recherche, paie les salaires de la plupart de ceux qui vérifient la qualité de cette recherche, puis achète la grosse part des produits publiés », a déjà résumé la Deutsche Bank dans un rapport où elle qualifiait le modèle de « bizarre ».

Pour y remédier, des journaux dits « à libre accès », donc qu’on peut lire gratuitement, sont apparus. Mais puisqu’il n’y a rien de gratuit dans la vie, plusieurs d’entre eux demandent aux scientifiques de payer pour y être publiés.

Ces échanges d’argent, d’un côté ou de l’autre, ont créé des marchés de la science. Des marchés qui ne manquent jamais de clients, les chercheurs étant soumis à une pression malsaine de publier, particulièrement dans des pays comme la Chine.

Sans surprise, cela a conduit à des abus et à des marchés parallèles. C’est ainsi que des chercheurs achètent de faux articles produits en « usine » pour tenter de les faire publier dans de vraies revues. Et que de fausses revues publient n’importe quoi pour faire de l’argent.

Pour l’instant, les plus avisés parviennent généralement à distinguer la vraie science de la fausse. Mais pas toujours, et l’apparition d’outils d’intelligence artificielle comme ChatGPT pourrait rendre les frontières encore plus difficiles à cerner.

La solution ?

Comme plusieurs, Jean-Claude Guédon, professeur honoraire à l’Université de Montréal, conclut qu’il faut publier les résultats scientifiques sur des plateformes publiques.

Cela se fait déjà. Au Québec, la plateforme Érudit publie, en français de surcroît, plus de 300 revues scientifiques, surtout en sciences humaines. Elle est notamment financée par les Fonds de recherche du Québec et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. Le principe est celui du « libre accès diamant », c’est-à-dire que la publication est gratuite tant pour les auteurs que pour les lecteurs.

En Amérique du Sud, en particulier, de telles plateformes (Redalyc, SciELO) connaissent un grand succès.

Le libre accès diamant ne règle pas tout. Mais il élimine un gros problème de l’équation : l’intérêt financier des revues à publier de la mauvaise science.

Évidemment, le prestige des grandes revues comme Nature demeure grand par rapport aux plateformes publiques. Mais il faudra apprendre à juger du travail scientifique selon d’autres critères. Le modèle actuel est brisé, et c’est toute la crédibilité de la science qui est en jeu.

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