Vous avez six mois (bis)

« Il faut bien les forcer à adopter le français. »

« Six mois, c’est amplement suffisant et même généreux. »

« Ils n’apprendront jamais si on est trop conciliant. »

« Ils doivent s’intégrer. S’ils ne sont pas contents, qu’ils déménagent en Ontario. Et allez-y donc avec eux… »

Voilà un condensé des réactions de lecteurs en désaccord avec ma chronique de mercredi où je m’inquiétais des effets du projet de loi 96 sur les populations immigrantes les plus vulnérables1.

À l’opposé, ce qui ressortait aussi des réactions d’un grand nombre de lecteurs, c’est que je ne suis manifestement pas la seule à m’inquiéter. J’ai reçu de nombreux témoignages de gens travaillant auprès de demandeurs d’asile et de réfugiés, que ce soit dans les écoles ou en francisation, qui trouvent ce volet du projet de loi inhumain et contre-productif. Je pense notamment au témoignage poignant d’une directrice d’école en région qui me racontait à quel point elle était fière de l’excellente maîtrise du français d’élèves réfugiés qu’elle a accueillis. Si l’école a réussi sa mission, c’est bien parce que la directrice, qui n’a pas accès à des interprètes, a pu créer un lien de confiance avec les parents qui ont eu beaucoup plus de mal à apprendre le français. Pour cela, elle a dû leur parler plus que six mois en anglais langue seconde – chose qui sera interdite et même passible de sanctions si le projet de loi 96 est adopté dans sa forme actuelle.

Si la tendance se maintient, ce sera le cas. L’amendement proposé par Québec solidaire pour faire passer de six mois à deux ans le délai au-delà duquel les nouveaux arrivants ne pourront se faire servir dans une autre langue que le français (sauf si « la santé, la sécurité publique ou les principes de justice naturelle l’exigent ») a été rejeté. À moins d’un sursaut d’empathie de dernière minute du ministre Simon Jolin-Barrette, qui pourrait encore proposer une exception pour des raisons humanitaires ou encore l’accès à des interprètes subventionnés par l’État pour les demandeurs d’asile et les réfugiés, tout indique que le projet de loi 96 sera adopté sans tenir compte des effets néfastes qu’il aura sur l’intégration de ces populations vulnérables.

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Un des problèmes, c’est que le projet de loi 96 ne fait aucune distinction entre la francisation des immigrants économiques très scolarisés et celle des réfugiés fuyant la guerre et la persécution, parfois sous-scolarisés, pour qui survivre au quotidien est en soi un défi.

On ne peut pas s’attendre à ce qu’une famille de réfugiés qui atterrit au Québec en catastrophe, traînant avec elle un lourd bagage de traumatismes et vivant dans la précarité, réussisse à apprendre le français avec autant d’empressement qu’un immigrant qui a choisi de vivre dans une société francophone et qui mûrit son projet depuis des années.

Cela ne veut pas dire que ces gens ne veulent pas apprendre le français ou qu’ils manquent de respect vis-à-vis de leur société d’accueil. Cela veut juste dire que pour favoriser leur francisation, il faut leur offrir les conditions pour y arriver : du temps, de la flexibilité et du soutien.

« Toutes mes recherches montrent que les gens veulent apprendre le français, ils veulent s’intégrer. Mais parfois, ils n’ont pas les conditions pour le faire. Il faut créer ces conditions », me dit Garine Papazian-Zohrabian, professeure à l’Université de Montréal et directrice scientifique de l’Équipe de recherche interdisciplinaire sur les familles réfugiées et demandeuses d’asile.

Le gouvernement Legault devrait le savoir puisqu’il a lui-même commandé à cette chercheuse une étude sur les besoins psychosociaux des immigrants les plus vulnérables en francisation – ceux qui sont sous-scolarisés.

La recherche, remise en avril 2021 au ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI), n’a jamais été rendue publique. Comme par hasard, ses recommandations pour favoriser l’apprentissage du français vont complètement à l’encontre du projet de loi 96.

J’ai moi-même sollicité Garine Papazian-Zohrabian pour une entrevue après avoir vu qu’elle était l’une des cosignataires d’un mémoire très étoffé soumis lors de la commission parlementaire sur le projet de loi 96, qui s’inspire notamment de cette recherche que le gouvernement a ignorée.

La professeure ne peut pas rendre publique cette recherche remise au MIFI. Toutefois, comme chercheuse qui continue d’approfondir ces enjeux et revendique sa liberté universitaire, elle ne peut pas non plus se taire en constatant que ce que propose le gouvernement va à l’encontre des avis d’experts sur le sujet.

« C’est inhumain », dit-elle, sans détour.

Quand certains disent : « S’ils ne sont pas contents, qu’ils retournent dans leur pays ou qu’ils déménagent en Ontario », ils oublient que les demandeurs d’asile et les réfugiés n’ont pas choisi de quitter leur pays.

Ils n’ont pas spécifiquement choisi le Québec. Ils ont fui vers l’endroit où on pouvait peut-être les accueillir, en vertu de la convention de Genève. Pour être en paix. Pour que leurs enfants ne soient pas en danger de mort.

Forcer ces gens à suivre des cours de français dès leur arrivée et leur imposer un délai de six mois au-delà duquel ils devront comprendre le français pour avoir accès à un service public n’est pas la meilleure façon de favoriser leur intégration. Au contraire. Les études montrent que les approches coercitives sont plutôt un frein à l’apprentissage d’une langue seconde. Un frein aussi au sentiment d’appartenance des nouveaux arrivants, observe la professeure de psychopédagogie et d’andragogie.

Les premiers mois d’exil sont particulièrement difficiles pour les jeunes parents, qui vivent d’énormes pressions et doivent à la fois veiller aux besoins de leurs enfants et à ceux de leurs parents âgés. Ils tentent tant bien que mal de concilier travail, famille et francisation, d’envoyer de l’argent à leurs proches restés là-bas tout en subvenant aux besoins de leur famille ici. Il faut s’occuper de l’intégration des enfants à l’école, de leurs problèmes de santé. Il faut composer avec les deuils et les traumatismes.

Dans un tel contexte, certains de ces réfugiés ne s’inscrivent pas aux cours de français parce qu’ils n’ont d’autre choix que de travailler pour arriver à joindre les deux bouts.

Ils sont donc absents physiquement. Lorsqu’ils s’inscrivent malgré tout, ce n’est pas nécessairement mieux.

« Oui, ils sont là physiquement, mais ils sont absents psychiquement. Parce qu’ils sont tout le temps préoccupés par leur famille laissée dans un pays encore en guerre. »

Il arrive qu’ils reçoivent un coup de fil au beau milieu d’un cours d’un proche en Syrie ou au Congo. « Ils apprennent la mort de quelqu’un alors qu’ils sont en classe. “Mon cousin a été assassiné…” Comment voulez-vous qu’ils étudient ? »

Pour compliquer davantage les choses, l’horaire de la francisation n’est pas arrimé à l’horaire scolaire. Souvent, le parent – le plus souvent la mère – n’a donc d’autre choix que de s’absenter pour aller faire manger ses enfants le midi ou durant les journées pédagogiques.

Bref, pour toutes ces raisons, ces nouveaux arrivants ont besoin de beaucoup plus que six mois pour vraiment apprendre le français. « Ils veulent apprendre. Ils sont reconnaissants envers le Québec, le Canada de les avoir accueillis. Mais ils ont besoin de temps pour créer des repères pour être plus disponibles aux apprentissages. »

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Pourquoi le gouvernement commande-t-il des études d’experts, financées à même les fonds publics, pour ensuite proposer un projet de loi qui va à l’encontre de leurs recommandations ? Mystère.

Au MIFI, on m’a dit vendredi ne pas être en mesure de m’envoyer l’étude contenant les recommandations de Garine Papazian-Zohrabian. Pourquoi ? Mystère.

Comme la machine bureaucratique de l’État a parfois aussi ses mystères et qu’il arrive que des documents soient discrètement déposés en ligne, j’ai tapé le prénom de la chercheuse dans le moteur de recherche du site du MIFI, juste au cas où…

« Garine ».

La réponse m’a surprise.

« Essayez plutôt : margarine. »

Remarquez, c’est quand même une bonne réponse pour une étude qui est passée dans le beurre. Après tout, pourquoi se fier aux études pour favoriser la francisation des nouveaux arrivants quand on peut juste surfer sur ce vieux cliché du vilain étranger qui refuse de s’intégrer ?

1. Lisez la chronique « Vous avez six mois »

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