Littérature

Contextualiser plutôt que censurer

Toutes sortes de raisons justifient le retrait de livres. Y compris la censure ? Que se passe-t-il dans les cas, certes rares, où des documents de bibliothèque sont pointés comme scandaleux, polémiques, offensants ?

Ces questions peuvent devenir épineuses pour les établissements. En Ontario, des autodafés d’ouvrages accusés d’entretenir des stéréotypes vis-à-vis des autochtones ont certes mis le feu aux poudres. Mais penchons-nous sur un exemple récent survenu au Québec : l’affaire Gabriel Matzneff. Pour rappel, les agissements pédophiles de l’auteur ont été déterrés l’an passé avec la publication du livre de Vanessa Springora, Le consentement. Dès lors, le sulfureux écrivain et le récit de ses prédations avaient-ils toujours leur place en bibliothèque ?

« Quand un tel livre fait l’objet d’une contestation, il n’est pas retiré des tablettes, et un processus va se mettre en place, avec la formation d’un comité de professionnels qui mènera une étude sur les raisons de le garder ou de s’en débarrasser, avant de prendre une décision. »

— Marie D. Martel, professeure de bibliothéconomie, Université de Montréal

Une des questions à soulever : pourquoi tel titre, qui a auparavant passé le test du processus d’acquisition, pourrait-il ne plus répondre aux critères de sélection ?

Une telle réflexion s’est observée dans le réseau des bibliothèques publiques montréalais, aussitôt que les œuvres de Matzneff commençaient à devenir problématiques.

« Ces cas-là sont très discutés par des comités de bibliothécaires. Ce qu’on va toujours préférer faire, c’est conserver le document, mais établir une mise en contexte, en expliquant au lecteur ce qu’est ce livre, son contenu, pourquoi il est choquant aujourd’hui, plutôt qu’un retrait », abonde Chloé Baril, cheffe de division, programmes et services aux arrondissements, aux Bibliothèques de Montréal. Présentoirs, listes et conférences avec des suggestions de lectures sur des enjeux de société (le racisme, le féminisme, etc.) ou des polémiques peuvent ainsi être échafaudés, afin de créer des mises en contexte.

« Dans les rares cas où une demande de retrait est présentée par un citoyen, un comité ad hoc réunissant des professionnels et des gestionnaires de BAnQ est formé. Pendant la durée de l’évaluation, le document demeure disponible pour la consultation et l’emprunt. Afin de réaliser cette évaluation, il peut s’avérer inévitable de retirer un document de la circulation de façon temporaire », précise pour sa part Mélanie Dumas, directrice de la Collection universelle à BAnQ.

Ainsi, Hansel et Gretel d’Yvan Godbout, un ouvrage qui a fait les manchettes et valu des accusations de pornographie juvénile et un procès à son auteur, n’a jamais quitté les tablettes de la Grande Bibliothèque. L’écrivain a été totalement acquitté en septembre 2020.

En revanche, dans le cas de l’affaire Matzneff, l’institution a préféré exclure d’emblée les exemplaires du journal de l’auteur en janvier 2020, avant de les réintégrer huit mois plus tard (la pandémie a ralenti le processus), en plaidant finalement la « neutralité » de l’institution, préférant laisser aux usagers le soin « de se forger leur propre opinion ».

Contestations massivement rejetées

Les demandes de retrait de collection émanent généralement du public ou d’une pression médiatique, plutôt que des bibliothèques elles-mêmes, note Mme Baril. Ces contestations seraient d’ailleurs généralement rejetées après leur examen par les bibliothèques du pays – du moins par celles ayant répondu en détail à une étude de la Fédération canadienne des associations de bibliothèques évoquée par Mme Martel. « Les valeurs des bibliothécaires, c’est plutôt la liberté d’expression », souligne cette dernière. Par ailleurs, du côté de la Grande Bibliothèque, aucune demande de contestation formelle du public n’a encore été enregistrée cette année.

Cependant, même si la décision d’un des conseils scolaires ontariens a été fortement critiquée, la question des représentations des Premières Nations n’en reste pas moins une corde sensible. « Les bibliothécaires ont bien vu qu’ils avaient des ouvrages avec des représentations des Premiers Peuples stéréotypées ou discriminatoires. C’est un vrai défi, personne n’a de réponse, c’est un débat qu’il faudrait avoir avec le public », rappelle la professeure de bibliothéconomie. Un des nœuds du problème : il peut s’agir de grands classiques, quasi incontournables, et figurant dans la littérature jeunesse, comme les séries de Tintin ou Lucky Luke. « C’est peut-être l’occasion de faire de la médiation critique, sans nécessairement les élaguer », propose l’universitaire.

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