Le combat ne fait que commencer
Spécialiste des hépatites virales, il a côtoyé les maladies infectieuses tout au long d’une carrière de très haut niveau. Cette pandémie, Christian Bréchot l’a immédiatement prise au sérieux. Mis à la retraite de l’Institut Pasteur, il a répondu à l’appel du Global Virus Network, un réseau de recherche qui réunit des virologues du monde entier, pour en prendre la présidence. Le hasard a voulu qu’il ait participé à la création du laboratoire épidémiologique P4 de Wuhan, dans lequel les complotistes ont voulu voir un chaudron infernal. Sûr de l’efficacité du système de santé français, il nous donne ses pistes pour affronter le virus.
Pr Christian Bréchot. Ce virus nous renvoie à notre humilité de chercheur. Quand nous l’avons vu arriver, fin décembre, nous en avons compris la gravité, mais nous pensions pouvoir stopper sa diffusion. Il m’est apparu comme la suite du SRAS de 2003 et d’Ebola en 2014, deux épidémies que j’ai vécues lorsque je dirigeais l’INSERM puis l’Institut Pasteur. Il y avait eu alors un réveil des autorités sanitaires de nombreux pays, des progrès considérables. Au moment d’Ebola, on se disait : « C’est terrible, mais la prochaine fois pourrait survenir une infection par un virus respiratoire qui évoluerait en pandémie mondiale… »
C’est hallucinant. D’une certaine manière, on a eu du mal à se projeter dans l’idée qu’une telle pandémie pouvait réellement arriver, on a « manqué d’imagination » ; les responsables de la santé publique étant sans doute trop accaparés par la gestion du quotidien, par des questions budgétaires. Mais ne l’oublions pas : ce SARS-CoV-2 est particulièrement redoutable, moins tueur que celui de 2003, mais plus « intelligent », plus difficilement détectable, car il peut être asymptomatique. Il est aussi plus contagieux, une récente étude montre qu’il infecte le poumon, mais aussi la gorge, ce qui explique sa diffusion rapide.
On a évidemment perdu un temps précieux, début janvier, quand le pouvoir chinois a muselé les lanceurs d’alerte comme ce jeune ophtalmologue, Li Wenliang. Au sein du Global Virus Network, on sentait bien que la parole des scientifiques était sous contrôle, on supputait déjà que les chiffres de malades et de morts étaient sous-estimés. Mais, au même moment, paradoxalement, les Chinois partageaient leurs données, le séquençage du virus s’est fait très rapidement. Et ils fournissent un effort de recherche impressionnant.
Tout est né de la volonté de Jacques Chirac de créer, en 2004, un Comité franco-chinois des maladies émergentes, confié à Alain Mérieux. Ce grand industriel, avec qui j’ai travaillé, a joué un rôle clé pour développer une collaboration scientifique et médicale avec la Chine. Le projet du P4 de Wuhan a ainsi émergé en 2008. Les discussions ont été interminables ; certains craignaient des problèmes de sécurité, d’autres, comme Alain Mérieux et moi, pensaient que, tout en restant prudent, on ne pouvait pas délaisser la Chine, ce pays doté d’un immense réservoir de maladies infectieuses, qu’il fallait l’aider, ne pas céder le terrain à nos concurrents américains et allemands. Le P4 a finalement été inauguré en 2015, mais la coopération scientifique s’est malheureusement peu développée, en partie du fait d’un sentiment « anti-chinois » de certains politiques et responsables de grandes administrations. C’est regrettable. J’ai été atterré par la rumeur disant que le virus avait été fabriqué dans ce P4. Totalement démentie par l’analyse de la séquence du coronavirus, elle est partie de soi-disant chercheurs chinois, avant qu’un sénateur américain accuse Pékin d’avoir lancé l’épidémie. Et maintenant, les Chinois accusent les États-Unis d’avoir fabriqué le virus ! Tout ça est lamentable.
D’abord, avant que le pays soit touché, j’ai vu une incroyable mobilisation des chercheurs, des firmes pharmaceutiques et des sociétés de biotech. C’était enthousiasmant, d’autant que Donald Trump n’a pas été à la hauteur, passant du déni à l’outrecuidance – la presse a même rapporté ses tentatives de s’assurer, à coup de millions de dollars, l’exclusivité du vaccin sur lequel travaille le laboratoire allemand CureVac. Puis le coronavirus a débarqué et ce fut la panique. Ici aussi, tout a manqué : masques, tests, respirateurs… La « machine » américaine s’est mise en marche, mais un retard terrible a été pris, plus encore qu’en France où le système de santé est nettement supérieur.
Cela restera, avec la pénurie de masques, l’une des grandes leçons de cette crise. L’OMS a tôt reconnu un test dit PCR standardisé par plusieurs laboratoires. La Corée du Sud a été très réactive, comme la Chine qui propose aujourd’hui des tests à l’Europe et aux États-Unis… En France, cela a pris plus de temps, même si l’Institut Pasteur a immédiatement mis au point le test, puis fourni aux centres hospitaliers les protocoles permettant de le développer. Des entreprises se sont mises aussi à produire des kits. Ces tests ne sont pas fiables à 100 %, mais ils constituent la seule voie de sortie possible. Il faut désormais dépister à grande échelle, en utilisant ceux qui décèlent la présence du virus et les autres qui examinent si des anticorps ont été développés pour avoir une idée de l’immunité de la population. Il sera essentiel de procéder par étapes, nous allons ainsi devoir vivre avec ce virus encore longtemps.
Je connais bien Didier Raoult et je l’estime. Au-delà des effets d’annonce et des controverses, l’hydroxychloroquine est une piste sérieuse, tentée dans de nombreux pays, pour le traitement des infections par Covid-19 au stade précoce de l’infection et, possiblement, à titre prophylactique. Comme tout médicament, elle n’est pas sans risques – cardiovasculaires, notamment – et il aurait été bon d’éviter que les gens, aux États-Unis comme en France, se ruent sur les pharmacies… Mais le Pr Raoult a eu raison de bousculer le système, car l’urgence est là. Les scientifiques testent tous des traitements utilisés pour d’autres infections où maladies, des molécules comme le remdesivir, le lopinavir, le favipiravir, des antiviraux classiques, certains utilisés contre le VIH. L’hydroxychloroquine, elle, agit sur la cellule infectée ; on peut jouer sur des traitements agissant à la fois sur la cellule infectée et la réponse immunitaire au virus, comme les interférons alpha et bêta. Enfin, on peut cibler non pas le virus mais la réaction immunitaire et inflammatoire qu’il déclenche, celle qui est responsable du syndrome respiratoire aigu et des décès. Dans ce contexte sont proposées des molécules comme des anticorps monoclonaux contre le récepteur IL6, molécules actuellement utilisées pour l’immunothérapie du cancer. Des résultats prometteurs ont été obtenus, les essais sont en cours. Enfin, soulignons l’importance de tester des molécules comme l’hydroxychloroquine ou le nitazoxanide pour la prophylaxie chez des personnes exposées, notamment le personnel soignant, les salariés et pensionnaires des maisons de retraite.
Dans dix-huit mois au mieux. Les premiers essais débutent déjà mais il faudra être vigilants, bien évaluer d’abord leur innocuité sur les modèles animaux. Le précédent de la vaccination contre la dengue nous incite en particulier à cette prudence, car, paradoxalement, certains anticorps peuvent non pas prévenir, mais « faciliter » une seconde infection. Il faut rappeler qu’aucun vaccin fiable n’a, jusqu’à présent, été mis au point contre un coronavirus. Les études actuelles montrent que le Covid-19 induit bien la production d’anticorps et qu’ils nous protègent, mais pour combien de temps ?
On en apprend tous les jours et les données varient d’une étude à l’autre. Mais on sait que sur une surface plane, une table, un livre, par exemple, le virus reste intact durant plusieurs heures, voire plusieurs jours. Certains craignent qu’il ne se transmette par les aérosols – ce qui semble partiellement vrai ; d’autres redoutent que les animaux domestiques soient un vecteur. Il est certain qu’on trouvera des ARN du virus sur le chien d’un maître atteint du Covid-19, ou sur ses vêtements : cela ne signifie pas que ce soient des particules infectées. Il y a heureusement un geste simple qui permet de freiner la contagion : lavez-vous les mains. Apparemment, ce coronavirus, comme tous les autres, n’aime pas trop la chaleur et l’humidité, mais il faut être prudent alors qu’il se développe en Afrique. Ce que l'on peut dire de manière certaine, c'est que tout virus, en particulier ceux à ARN, génère des variants, c'est-à-dire qu'il mute. La question est de savoir comment, avec quel impact. Les études sur ce point se multiplient, en particulier en Chine et en Italie ; elles suggèrent, sans certitude encore, l'existence de variants associés à la mortalité élevée. Autre question clé : quelle est la durée de l'immunité acquise ? Peut-on être infecté plusieurs fois ? Cela n'est pas exclu même si nous manquons encore de données solides. Il est généralement admis que lorsqu'au moins 50 à 60 % de la population a été infectée, le virus ne peut plus se développer. La vérité est qu'aucun pays n'échappera vraisemblablement à ce terrible coronavirus. Il faudra, pour le vaincre, lutter contre les nationalismes et les guerres habituelles d'ego, d'argent, de brevets, afin d'instaurer enfin une vraie collaboration internationale.