Le privilège de la colère

Il y a un certain temps que je n’ai pas écrit. J’essayais de faire autre chose, ou la même chose, mais autrement, ailleurs. Je me pose enfin avec toute la liberté dont j’avais tellement soif. Permettez-moi de regarder un peu en arrière avant de reprendre mon souffle, de sonder mon intérieur. Pas seulement comme femme autochtone, mais comme être humain.

Il y a un moment déjà, je me suis mise à réfléchir à la colère. En fait, elle s’est imposée à moi, tout doucement, une colère qui fait sa place sur la pointe des pieds dans un noir absolu, à peine perceptible. Et puis, elle était là.

Sur le coup, je n’ai pas trop compris. Vous vous demandez peut-être de quoi je parle.

Ça peut paraître banal, puisque le droit à la colère paraît évident, sans doute. Plus j’y réfléchis, cependant, plus je la décortique, plus je me dis que l’on peut ajouter la colère dans la longue liste des privilèges auxquels les Autochtones n’ont pas droit. Ou si peu.

Ça vous choque peut-être ? Je sais, je n’ai pas l’habitude de parler en matière de privilèges. Je n’ai jamais trouvé que ça faisait de belles rencontres, de belles conversations. Mais, parfois, il faut dire les choses.

D’aussi loin que je me souvienne, on demande aux Autochtones, tacitement du moins, de ne pas faire de bruit, de ne pas se fâcher ou parler trop fort, de tendre la main, de créer des ponts, d’être patients et compréhensifs, d’enseigner, de se mettre à la place de l’autre et, parfois même, de sourire. Comme un sous-texte de la paix esthétique et de l’encaissement forcé. On peut être tristes, mais pas en colère. Ce n’est pas beau, la colère. Ce n’est pas constructif non plus.

Au pire (ou au mieux, c’est selon), on nous invitera à négocier. Négocier à s’en épuiser dans un essaim de belles paroles et de promesses à demi tenues. Pardonnez mon cynisme, mais c’est tout ce que je connais.

Mardi, les ministres Marc Miller et Patty Hajdu ainsi que plusieurs leaders autochtones annonçaient les détails d’une entente de la dernière chance dans le cadre de la plainte déposée conjointement par l’Assemblée des Premières Nations et la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada en 2007. Cette plainte affirmait que le sous-financement des services de protection de l’enfance dans les communautés autochtones créait un état discriminatoire pour les enfants des Premières Nations et leur famille. En 2016, le Tribunal canadien des droits de la personne concluait que le gouvernement fédéral avait en effet fait preuve de discrimination envers les enfants des Premières Nations au pays. Quatorze ans de batailles juridiques. Quatorze. Davantage si on regarde le dossier dans son ensemble.

En effet, le traitement différencié des enfants autochtones par rapport aux autres enfants canadiens remonte à l’ère des pensionnats. Dans certains cas, le sous-financement chronique entre un enfant autochtone et un enfant de la même province démontre un écart de 25 %. Un cumul déficitaire qui laisse des traces. Combien d’enfants ont souffert de ne pas connaître leur culture, leur langue et leur territoire puisqu’on les a placés, souvent par la contrainte, dans des familles allochtones loin de leur communauté, faute de moyens adéquats pour soutenir les services aux enfants dans leurs communautés et auprès de leurs familles, placement principalement justifié par les conditions de pauvreté qui y sévissent ? Il ne faut pas beaucoup connaître les réalités historiques, légales et socio-économiques des Premières Nations pour ne pas voir la roue qui tourne.

On dit d’ailleurs qu’il y aurait aujourd’hui plus d’enfants autochtones en situation de placement que lors de l’apogée des pensionnats pour Autochtones.

En effet, ces derniers représentent plus de 52 % des placements alors qu’ils ne composent que 8 % de la population infantile canadienne. Une surreprésentation qui s’inscrit comme une autre ombre sur le grand tableau des ombres canadiennes.

Je me souviens du discours du premier ministre Justin Trudeau à l’ONU, en 2017, dans lequel il faisait un grand mea culpa visant à reconnaître « la grande faillite » du Canada en lien avec le traitement des Autochtones. Combien de fois avons-nous entendu ce gouvernement s’excuser et parler de réconciliation ? N’était-ce pas pourtant ce même gouvernement qui a contesté la décision du Tribunal canadien des droits de la personne, allant même jusqu’à interjeter appel, en 2019, sur la question des indemnités à verser ?

Et la colère, là-dedans ?

Un cumul. Une écœurantite. Un manque de patience. Le dos de canard sur lequel on ne veut plus voir couler d’eau, même potable. Et le droit de le dire sur tous les tons et dans toutes les langues que nous voulons.

Justement, l’UNESCO a décrété que la décennie 2022-2032 se veut la décennie internationale des langues autochtones. Une occasion d’apprendre. Voilà le premier enseignement : dans la plupart des langues autochtones, il n’y avait, avant le colonialisme, aucun mot pour dire « je m’excuse ». On ne s’excusait pas, on réparait.

Il est temps de cesser de se perdre dans de beaux discours sans suite, dans des batailles juridiques, des politiques, une bureaucratie ou des façons de faire trop lourdes, rigides et trop complexes pour être changées comme un argument qui devient un conditionnement à force d’être répété.

Alors que cette entente doit encore être entérinée par le Tribunal et la Cour fédérale, réparons. Le système au grand complet s’il le faut. Surtout lorsque l’on parle d’enfants.

Juste, réparons.

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