Froome en doit une au Québec !
C’est pour le moins ironique.
Si le Britannique Chris Froome a pu partir ce week-end à la chasse d’un cinquième triomphe au Tour de France, il le doit en grande partie au travail de la directrice du Laboratoire de contrôle du dopage de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), Christiane Ayotte.
Froome l’ignore sans doute, mais la scientifique québécoise est à l’origine d’une nouvelle règle adoptée en novembre dernier par l’Agence mondiale antidopage (AMA) et que les avocats du coureur ont utilisée pour le faire innocenter.
Le leader de l’équipe Sky faisait l’objet d’une enquête après qu’un échantillon de ses urines, prélevé lors du Tour d’Espagne de 2017, eut révélé que son taux de salbutamol, un médicament contre l’asthme, était deux fois plus élevé que la limite permise de 1000 nanogrammes par millilitre.
La nouvelle règle, appliquée depuis le 1er mars, stipule qu’il faut maintenant tenir compte du degré de déshydratation d’un athlète pour déterminer le taux de salbutamol détecté dans ses urines.
« Il y a plusieurs athlètes à qui ça arrive [de dépasser la limite permise] pour de bonnes raisons, parce que quelqu’un qui est asthmatique, des fois, il s’énerve et il a tendance à abuser de la pompe, selon Christiane Ayotte.
« Ce que je ne trouvais pas correct dans la façon de gérer ces cas-là, c’est qu’on se rendait compte souvent que quelqu’un qui était positif avait des urines qui étaient très, très, très concentrées. […] Si vous ne buvez pas d’eau et que vous faites un exercice intense, vous allez avoir de grosses urines très concentrées, très brunes. Les gravités spécifiques sont plus élevées, ce qui veut dire que les produits que vous avez dans votre vessie se sont concentrés dans l’urine. »
« Je trouvais ça injuste que des athlètes qui étaient positifs étaient des gens dont le seul péché avait été de ne pas boire une bouteille d’eau. »
— Christiane Ayotte, directrice du Laboratoire de contrôle du dopage de l’Institut national de la recherche scientifique
Pendant des années, la directrice du laboratoire lavallois a donc travaillé à ce que le seuil admissible soit ajusté en fonction de la dilution de l’urine, jusqu’à voir la règle finalement changée par l’AMA, ce qui a amené un autre problème, à son avis, lorsque les avocats de Froome sont entrés dans la danse, se sont emparés de cette nouvelle règle et l’ont exploitée à leur avantage.
« Ça a tourné tout le monde en bourrique, puis ça a fini par être un débat sur la précision de la mesure de dilution de l’urine. J’imagine que ses avocats ont questionné la façon de mesurer [qui, elle, n’a jamais changé] plutôt que le résultat. C’est la seule chose que je peux voir. »
Selon elle, les instances de l’AMA et de l’Union cycliste internationale se sont retrouvées dans une impasse devant les doutes soulevés par l’équipe juridique du Britannique sur des détails très pointus : « On a découpé les ailes des mouches ! […] Ils ont craint que les doutes soulevés les empêchent de gagner la cause. »
DEUX POIDS, DEUX MESURES
Mme Ayotte craint l’instauration d’un régime à deux vitesses, selon l’ampleur des moyens de l’athlète et de son entourage. « Je veux que tout le monde soit traité de la même façon, sinon ce n’est pas juste. […] Quand les moyens financiers de l’athlète ou de son équipe ont une influence, je ne trouve pas ça juste. Tout le monde devrait être tout nu de la même façon devant un résultat antidopage. »
Là-dessus, des coureurs partagent l’opinion de la réputée professeure.
Antoine Duchesne, de l’équipe Groupama-FDJ, récent gagnant du Championnat canadien de course sur route, ne mâche pas ses mots : « Ça montre, au bout du compte, que c’est comme ça partout dans le monde. Ce sont les plus forts, les plus puissants et l’argent qui mènent le monde et pas les lois, l’éthique et le respect. »
Le coureur originaire du Saguenay ajoute : « Si moi, demain matin, je me fais pogner en course avec la même substance et la même quantité, bien y en aura pas de procès pendant un an et demi. Ça va être partout dans les journaux : le coureur Antoine Duchesne est pris pour ça, puis merci, bonsoir ! »
Le premier Québécois à avoir terminé le Tour de France, David Veilleux, acquiesce : « C’est un reflet de la société. Si un homme d’affaires fait des niaiseries mais qu’il est multimillionnaire, il a plus de chances de s’en sortir qu’un autre qui n’a pas les moyens de se payer les meilleurs avocats. »
DOPAGE RELATIVISÉ
À la retraite depuis son Tour historique en 2013, Veilleux insiste pour relativiser la faute de Froome. « À l’époque de [Lance] Armstrong, on parlait de 15 à 20 % d’augmentation de performance physique, tandis que Froome, c’est plus l’idée du dopage. […] Ce n’est pas la fin du monde, ce qu’il a pris. Oui, il s’est dopé, mais est-ce que cela l’a vraiment aidé à gagner la Vuelta ? C’est vraiment discutable. »
« On parle de salbutamol. On ne parle pas d’EPO ou de stéroïdes anabolisants, renchérit Mme Ayotte. Pour moi, ce n’est pas un dopage à me tirer une balle dans la tête, là. Y a même des gens qui se demandent pourquoi ça reste sur la liste des interdictions, si on n’est pas capables d’appliquer les sanctions. »
Mais voilà, le mal est fait. On se doute bien que si Froome – qui accuse un retard de 67 secondes sur le meneur après avoir chuté dans la première des deux étapes du week-end – parvient à rejoindre les Merckx, Anquetil, Hinault et Indurain avec un cinquième titre sur les Champs-Élysées, le nuage du doute restera installé bien solidement au-dessus de sa tête.