1/3 Russie : Le réveil de la superpuissance 

La tentation impérialiste

La Russie en mène large sur la scène internationale. Annexion de la Crimée, soutien indéfectible au régime syrien, interventions alléguées dans l’élection présidentielle américaine, principal obstacle aux sanctions contre la Corée du Nord… Quel avantage Vladimir Poutine tire-t-il de son rôle de grand adversaire de l’Occident ? Et qu’en pensent les Russes ? Des réponses dans ce premier de trois volets de notre reportage en Russie.

UN REPORTAGE DE LAURA-JULIE PERREAULT

« Condamnée à être un empire »

Aux prises avec un ralentissement économique, le pouvoir russe mise sur le nationalisme pour maintenir ses appuis dans la population. Les groupes ultranationalistes profitent du vent de patriotisme. Nous les avons rencontrés.

OULIANOVSK, Russie — Sur la terrasse d’un restaurant bordant la Volga, à Oulianovsk, la ville qui a vu naître Lénine, l’homme d’affaires Sergueï Lakovski expose avec grand sérieux comment la Russie est en voie de devenir la « troisième Rome », sauvant les hommes de la déchéance de la société occidentale.

« La Russie est l’héritière de l’Empire byzantin, dans lequel la civilisation blanche a été construite. Pendant la période soviétique, il y a eu une métamorphose de la société byzantine, mais nous étions toujours un empire. Aujourd’hui, Vladimir Poutine est notre empereur. Nous disons que nous avons une démocratie, mais ce n’est pas vrai. Ce n’est pas naturel pour la Russie d’être une démocratie », dit-il en sirotant un thé noir.

Il rappelle que, hormis quelques années de flottement démocratique sous Eltsine, période marquée par un écroulement économique de la Russie, le pays a toujours été mené par un autocrate, que ce soit un tsar, un leader soviétique ou l’actuel président.

Ce qui est plutôt naturel pour la Russie, dit Sergueï Lakovski, c’est d’être un empire avec une large influence sur le monde et une réponse à l’hégémonie américaine.

Comme elle l’a été pendant l’ère soviétique et la guerre froide.

Sur le plan politique, certes, mais aussi spirituel. Fervent croyant, l’homme d’affaires croit que la Russie peut ramener l’être humain au cœur du monde en se basant sur les valeurs traditionnelles du christianisme orthodoxe. Ce que ça veut dire ? « Un homme doit être un homme et une femme, une femme, dans des rôles traditionnels. Et ce n’est pas normal de changer de sexe. L’homosexualité, elle, est une maladie. Sur ces questions, il ne peut y avoir de discussion, ça doit être comme c’était dans le passé », dit l’homme d’affaires qui craint que le statu quo mène les humains à leur perte, avec l’adhésion au monde numérique qui déshumanise et la disparition des identités nationales fortes. Il pense que la montre du monde doit être remontée jusqu’au XIXe siècle, soit au faîte du pouvoir des tsars.

Un illuminé ? Les propos de l’homme d’affaires russe ne peuvent être pris à la légère. Propriétaire d’une entreprise de produits laitiers, d’un zoo et d’un lieu de retraite spirituel, Sergueï Lakovski est un homme influent à Oulianovsk, la 22e ville de Russie par sa population. Il est aussi un des leaders officiels du « club de Byzance », organisation fondée récemment au ministère des Affaires étrangères de la Russie.

Le club a été créé après la visite de Vladimir Poutine en Grèce l’an dernier au mont Athos, lieu saint de l’orthodoxie, et se donne pour objectif de faire la promotion de « l’alternative russe » en Russie, mais aussi à l’étranger. « Nous avons de grands plans », dit l’homme dans la cinquantaine, avant de prendre congé.

Le philosophe qui fait peur

À Moscou, soit à près de 900 km à l’ouest d’Oulianovsk, dans un bureau de la rue Tverskaïa, un des philosophes d’extrême droite les plus redoutés au monde tient à peu près les mêmes propos. Dans un français impeccable, assis devant une reproduction dorée du Kremlin, Alexandre Douguine explique qu’avec l’immigration massive, la perte des repères identitaires et des spécificités nationales, l’Occident, avec Justin Trudeau et Emmanuel Macron en première ligne, est entré dans une ère « transhumaine », préparant le terrain pour le remplacement de l’être humain par des robots interchangeables.

« Si on continue dans la voie libérale, on s’en va vers la fin de l’humanité. On s’est d’abord débarrassé de la religion, de l’identité collective, puis du genre. La prochaine étape, c’est de se débarrasser de l’identité humaine », dit le philosophe, qui pourfend l’hégémonie américaine et rêve de la création d’un empire eurasien, avec la Russie à sa tête. « La Russie, a-t-il déjà écrit, est condamnée par sa géographie à être un empire. »

Le philosophe, qui a une relation en montagnes russes avec le Kremlin, était sur toutes les tribunes en 2014 après l’annexion de la Crimée par la Russie. Soutenant les rebelles russes se battant dans l’est de l’Ukraine, il a posé avec un lance-roquettes sur l’épaule. Il est depuis retombé dans l’ombre, mais ses idées continuent de faire des adeptes.

Le nationalisme, outil de Poutine

Tant le club de Byzance qu’Alexandre Douguine sont deux manifestations d’un phénomène qui prend rapidement de l’ampleur en Russie et au sein de l’appareil étatique russe : l’ultranationalisme orthodoxe.

« Vladimir Poutine a inculqué une idéologie conservatrice en Russie que l’Église orthodoxe a soutenue, note Alexandre Baunov, expert au Centre Carnegie de Moscou. Il a encouragé les manifestants, les fidèles de l’Église et les Russes ordinaires à propager ces croyances, comme si elles venaient de la base. C’est devenu un véritable phénomène social », écrit l’expert dans une analyse publiée le mois dernier dans Foreign Affairs.

Cet ultranationalisme orthodoxe est aujourd’hui une alliance grandissante entre gens d’affaires, forces de l’ordre, agents des services secrets, politiciens, fonctionnaires et prêtres orthodoxes, écrit-il.

La fatalité de la superpuissance

Si ce courant gagne en popularité, explique Dimitri Suslov, expert en relations internationales à l’École supérieure économique de Moscou, c’est notamment parce qu’il s’appuie sur plusieurs idées qui font consensus en Russie : le rejet de l’hégémonie américaine, la conception de la Russie, civilisation ancienne, en tant qu’option de rechange à l’Occident et le désir de voir la Russie jouer le rôle de grande puissance.

« C’est dans l’ADN russe depuis Ivan le Terrible [au XVIe siècle]. Il disait qu’il était l’héritier de l’Empire romain oriental après la chute de Constantinople. Même sous Ivan III, Moscou se voyait comme la troisième Rome. Pierre le Grand a présenté une nouvelle manière de poursuivre les mêmes objectifs. Les Russes ordinaires ne sont pas les grands gagnants dans tout ça. Quand Alexandre III et l’armée russe marchaient dans les rues de Paris, les Russes ordinaires étaient en servitude dans un pays qui était toujours au Moyen Âge. Mais malgré ça, encore aujourd’hui, on ne peut pas penser la Russie autrement que comme une grande puissance », dit le chercheur.

Vladimir Poutine a su utiliser ce consensus à son avantage, note Aurélie Campana, professeure de sciences politiques à l’Université Laval et experte des mouvements nationalistes russes. Même si le pays a été frappé par la crise économique de 2008 et vit une autre crise depuis la chute du prix du pétrole et l’imposition de sanctions économiques à la suite de l’annexion de la Crimée en 2014, le président maintient le soutien de près de 85 % de la population grâce à une politique étrangère vigoureuse.

« Le nationalisme a servi à gonfler le patriotisme pour pallier les problèmes économiques. »

Aurélie Campana, professeure de sciences politiques

Mme Campana note que Vladimir Poutine s’est graduellement engagé dans cette voie autour de 2007.

La confrontation du président russe avec l’Ukraine, qui est vue comme une rebuffade à l’Occident qui a poussé trop loin les frontières de l’OTAN, l’intervention russe en Syrie et la voix discordante russe dans le dossier nucléaire nord-coréen, sont perçues comme autant d’exemples de reprise du pouvoir par la Russie sur la scène internationale.

Selon un sondage du centre Levada, 57 % des Russes interrogés croient que leur pays a retrouvé son statut de grande puissance, soit 10 % de plus qu’il y a trois ans ; 31 % supplémentaires estiment que le pays est en voie de retrouver ce statut.

« Il y a des politiciens qui voient la Russie autrement, qui pensent que l’intérêt des gens et la liberté devraient être au cœur de la politique russe plutôt que le rôle de la Russie sur la scène internationale, mais ils n’ont jamais plus que 2 % des intentions de vote, dit Dimitri Suslov. C’est la logique de la politique russe : la Russie ne peut pas être dans le siège du passager. »

Des disciples québécois

Les idées ultranationalistes russes rayonnent par-delà les frontières du pays. Le philosophe Alexandre Douguine, qui maîtrise plus de huit langues, a beaucoup d’adeptes en Europe et en Amérique du Nord. Aux États-Unis, il a l’oreille de Steve Bannon et de Sebastian Gorka, deux des architectes de la victoire de Donald Trump et chantres de l’Alt-Right, l’extrême droite américaine. Au Québec, le philosophe entretient des liens avec des groupes identitaires, dont la Fédération des Québécois de souche et le site Vigile.net, qui a publié plusieurs de ses écrits. « C’est la droite française qui s’est d’abord intéressée à Douguine et par la bande, ses idées se sont rendues jusqu’au Québec », note Aurélie Campana de l’Université Laval.

Les atouts de la Russie sur la scène mondiale

Arsenal nucléaire

Plus d’un quart de siècle après la fin de la guerre froide, la Russie a toujours le plus grand arsenal nucléaire au monde. À lui seul, le pays dispose de 8500 ogives nucléaires, soit 800 de plus que les États-Unis. En comparaison, la France, troisième force nucléaire, a environ 300 ogives.

Veto à l’ONU

Depuis la création du Conseil de sécurité des Nations unies en 1945, la Russie, qui est l’un des cinq membres permanents avec les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Chine, a droit de veto sur toutes les résolutions adoptées par l’organe. Récemment, la Russie ne s’est pas gênée pour utiliser ce veto. Notamment, pour protéger le régime Assad, elle a utilisé ce privilège huit fois.

Médias étatiques

Nouvelle arme de persuasion massive, l’État russe finance une kyrielle de médias qui ont pour objectif de faire rayonner le point de vue de l’État à l’interne, mais aussi à l’étranger. Au pays, certains médias appartiennent au ministère de la Défense, déclinant sa propagande sous la forme tantôt de bulletins d'information, tantôt d’œuvres de fiction. À l’étranger, la chaîne Russia Today (RT) ainsi que le site web Sputnik diffusent de l’information prorusse dans plusieurs langues.

L’étranger proche et  la diaspora

Encore aujourd’hui, la Russie a une influence marquée dans la grande majorité des ex-grandes républiques soviétiques, hormis les États baltes et la Géorgie, ainsi que dans plusieurs anciens pays du bloc de l’Est. La diaspora russe, forte de 30 millions d’âmes, est aussi fort utile au pouvoir russe. Si 8 millions de Russes vivent en Ukraine, ils sont aussi plus de 3 millions au Kazakhstan et aux États-Unis. Les investissements russes, eux, sont concentrés dans des paradis fiscaux, dont Chypre, qui à elle seule reçoit 35 % des investissements russes à l’étranger.

« Soyons fiers ! »

MOSCOU — C’est le jour du 870e anniversaire de Moscou. En ce 10 septembre, les autorités n’ont pas lésiné. Le centre-ville en entier de la capitale russe – avec la place Rouge en son centre – a été fermé à la circulation et des millions de personnes sont accourues pour fêter les exploits de la ville et de leur pays tant dans les sports et les sciences que sur le plan militaire.

« Soyons fiers ! », peut-on lire en alphabet cyrillique sur une immense œuvre murale au-dessus du premier restaurant McDonald’s de la ville, ouvert en 1990 par des entrepreneurs canadiens. La fierté : le thème est central dans la politique étrangère de Vladimir Poutine. Dans ce cadre, des Russes nous ont donné leur opinion sur les orientations de leur président à l’étranger et le rôle de la Russie dans le monde. La plupart ont refusé d’être pris en photo ou de nous donner leur nom en entier. Fiers, peut-être, mais prudents, certainement.

La comptable retraitée

Pour Liliana, 79 ans, une comptable à la retraite de la banlieue de Moscou qui a fait le voyage en train pour venir au centre-ville, Moscou et la Russie ont bien des raisons de célébrer. Elle ne pourrait être plus fière du président Vladimir Poutine et du rôle d’empêcheur de tourner en rond qu’il joue sur la scène internationale. «  Tout le monde serait heureux d’avoir un président comme Vladimir Poutine. La Russie reprend enfin sa place dans le monde, comme à l’époque de l’empire russe. Je ne dis pas que je suis une impérialiste, mais comme pays, nous avons retrouvé notre dignité  », dit la retraitée, assise à un kiosque de rue qui vend des chachliks, des brochettes sur charbon de bois.

La réfugiée de l’est de l’Ukraine

Quelques tables plus loin, Valentina Arisova partage les mêmes constats. « La Russie doit s’élever à nouveau, c’est dans l’ordre des choses », dit Mme Arisova. Dans son cas, la nouvelle « puissance » russe n’a rien de théorique. Originaire du Donbass, de mère russe et de père ukrainien, elle s’est réfugiée à Moscou pour fuir les combats qui font rage dans l’est de l’Ukraine entre les forces ukrainiennes et des combattants prorusses. « Je ne veux pas que l’Ukraine soit coupée en deux, mais je suis heureuse que des forces prorusses nous protègent contre les ultranationalistes ukrainiens qui veulent diviser le pays. »

Si elle souffre aujourd’hui du conflit entre les deux pays qui s’est accéléré après le soulèvement de la place de l’Indépendance en 2014, elle pense qu’à long terme, la Russie gagnera au change en défendant ses intérêts dans son « étranger proche » (soit l’espace postsoviétique), mais aussi à travers le monde.

« Plus nous serons puissants, plus notre économie se développera et plus les pensions seront généreuses. »

— Valentina Arisova, réfugiée

Pourtant, les dernières années lui ont prouvé le contraire. Depuis que les pays occidentaux ont imposé des sanctions à la Russie à la suite de son incursion en Ukraine, le rouble a plongé du nez et une grande partie de la population a vu la valeur de son salaire et de sa pension fondre. La chute du prix du pétrole a exacerbé la situation en privant l’État d’une grande partie de ses revenus. « C’est de la politique, tout ça. Nous ne devons pas nous laisser intimider. L’Amérique veut être forte et donc essaie de nous intimider. Nous devons regarder ce qu’ils font et faire la même chose », dit-elle.

L’étudiant universitaire

Dans la vingtaine, Vatislav Ogneev ne fait pas le même calcul. « La puissance retrouvée de la Russie sert surtout à faire augmenter le budget militaire, dit-il, pas à enrichir la population. Économiquement, le conflit avec l’Occident nous fait du mal, mais politiquement, nous avons fait de grands gains. C’est une question de compromis. Pendant que nous gagnons sur un tableau, nous perdons sur l’autre », dit l’étudiant universitaire. Sa mère, Elena, l’interrompt. « Vladimir Poutine est un homme confiant. Nous n’avons pas honte de lui. » Son fils lui sourit gentiment. « Non, c’est vrai, nous n’avons pas honte ! », répond-il avec tendresse.

La future journaliste et son amoureux bulgare

Katia Vorobiova, qui vit en Occident depuis 10 ans, est en visite chez ses parents à Moscou. La jeune femme de 23 ans, qui fait sa maîtrise en journalisme, n’a aucune sympathie pour le président Poutine et ses politiques. « Mon amoureux pense que Poutine est un héros, mais moi, je le hais. Je déteste ce que la Russie fait à l’étranger, notamment en Syrie et en Ukraine. Et en plus, ce sont les contribuables qui payent pour ça. On s’en fout d’avoir une armée puissante qui fait la loi ailleurs. On veut de la nourriture et de l’éducation ! Au lieu de ça, les pensions en Russie sont minuscules. Mes parents dépendent de moi pour leur survie alors qu’ils ont trimé fort toute leur vie. »

« Avant de jouer aux gros bras ailleurs, Poutine devrait essayer de s’occuper de son propre pays ! »

— Katia Vorobiova, étudiante en journalisme

Son amoureux, originaire de Bulgarie, écoute la jeune femme en souriant. « Moi, je pense que c’est normal que la Russie soit puissante à l’étranger. C’est le plus grand pays du monde. La Russie a le territoire et la population nécessaires pour avoir un impact. En Bulgarie, les Russes nous ont sauvé de l’esclavage imposé par l’Empire ottoman. Nos leaders veulent américaniser le pays. Nous détestons ça. J’admire les positions de Poutine », dit Georgi Krastev, 22 ans.

L’ancien militaire

« Soyez fiers ! Mais soyez fiers de quoi au juste ? Qu’est-ce que la Russie a accompli de magnifique dans les dernières décennies ? » Ancien officier, Alexeï ne pourrait être plus cynique ces jours-ci à l’égard de son pays. Pour lui éviter des représailles, nous avons modifié son nom. Selon lui, Poutine montre ses muscles à l’étranger pour faire oublier les problèmes à l’interne : la crise économique qui perdure et les sanctions imposées par les pays occidentaux, ainsi que la lourde répression politique, qui frappe aveuglément tous ceux qui tiennent tête au pouvoir en place.

« J’ai un ami dont le fils de 18 ans a passé trois semaines en prison pour avoir tenu une pancarte critique pour le gouvernement, dit-il. Ça commence mal une vie de citoyen. » Selon lui, la Russie devrait surtout penser à sa sécurité plutôt que de jouer les gendarmes ailleurs. « Nous avons voulu faire la loi en Afghanistan dans les années 80. Ça s’est retourné contre nous », dit l’ancien militaire qui a pris part à cette guerre qui a grandement affaibli l’Armée rouge et, selon de nombreux experts, contribué à la chute de l’URSS.

Cette Russie qui veut s’ouvrir sur le monde

Alors que le gouvernement Poutine prône l’autosuffisance russe pour faire face aux sanctions occidentales imposées au pays, une communauté de jeunes entrepreneurs rêve plutôt de conquérir le monde à coups d’innovation et de collaboration avec des entreprises étrangères. Visite à Skolkovo, un projet de Silicon Valley à la russe, à contre-courant du climat politique actuel.

MOSCOU — Il faut prendre son mal en patience pour arriver à Skolkovo. Après un voyage en métro, on doit monter à bord d’un autobus qui sillonne la banlieue ouest de Moscou pendant près de 40 minutes avant de voir apparaître les premiers édifices et les premières grues. L’idée, lancée par l’ancien président Dimitri Medvedev en 2010, est de mettre sur pied une ville de l’innovation dans laquelle 30  000 ingénieurs, scientifiques, entrepreneurs et universitaires vivront, créeront et feront des affaires, en collaborant avec des entreprises et des investisseurs des quatre coins du monde.

Pour le moment, cependant, Skolkovo est surtout un immense chantier de construction qui roule au ralenti, snobé par l’actuel président, Vladimir Poutine. Ce dernier n’a jamais visité le projet de son prédécesseur et a plutôt accordé des fonds à sa fille, Katerina Tikhonova, pour construire un projet concurrent en marge de l’Université d’État de la Russie, la célèbre MGU, située au sud-ouest du centre-ville.

Les débuts de Skolkovo n’ont pas été de tout repos. Accusé de corruption, un des initiateurs du projet, Ilya Ponomariov, a fui à l’étranger où il soutient que les accusations contre lui sont politiques. Les sanctions imposées à la Russie par les pays occidentaux dans la foulée de l’annexion de la Crimée ont aussi compliqué la donne. « Les sanctions n’ont pas mis notre projet en péril, mais limitent le financement international. Nous voulons être un projet international, alors nous sommes en contradiction avec ce qui se passe dans la relation de l’État russe avec les États-Unis et les pays occidentaux  », dit Lyubov Korotestskaya, directrice des projets médiatiques à Skolkovo, en nous faisant visiter le plus grand parc technologique au monde, ouvert au début de l’année.

Malgré les obstacles politiques, plus de 1700 entreprises en démarrage (start-up) des quatre coins de la Russie sont liées aujourd’hui à Skolkovo. Le nouveau parc technologique abrite gratuitement 300 d’entre elles, soit bien au-dessous de sa capacité. Si Skolkovo n’est pas encore la « ville d’innovation » qu’elle rêve de devenir, certains entrepreneurs ont décidé de faire le saut et de s’établir à temps plein sur place. C’est le cas de Sergei Maltsev, 37 ans, originaire de Sibérie, qui vient tout juste d’emménager avec sa femme et ses deux jeunes enfants dans une des résidences qui viennent d’ouvrir leurs portes. Son entreprise, RoboCV, fabriquant des robots qui peuvent travailler en collaboration avec l’homme, a des liens avec Skolkovo depuis cinq ans. « J’ai reçu beaucoup de fonds pour la recherche et le développement, du soutien pour les relations avec les médias, on nous donne de l’espace pour tester nos inventions. »

L’immense coup de main qu’il a reçu de Skolkovo lui a notamment permis d’investir les marchés étrangers. Le constructeur automobile Volkswagen fait partie de ses clients. « Cependant, ce n’est pas facile de vivre dans la situation actuelle, sous les sanctions. La monnaie russe a perdu beaucoup de valeur et c’est difficile d’importer quoi que ce soit. C’est aussi difficile de convaincre les entreprises américaines d’acheter de nous. La suspicion envers les entreprises russes est forte et les barrières sont élevées », témoigne Sergei Maltsev, en ne cachant pas que les accusations de piratage informatique russes pendant la campagne présidentielle américaine ont un impact sur tous les secteurs de la technologie russe.

À 28 ans, ingénieur en robotique, Ilya Check aurait facilement pu faire carrière à l’étranger comme des dizaines de milliers de ses compatriotes. « J’ai eu des offres en Europe, mais je voulais rester en Russie », dit-il, notant qu’il est attaché autant à la langue qu’à la culture du pays. Réalisant qu’aucune prothèse artificielle de qualité n’était fabriquée pour les enfants amputés en Russie, il a développé un produit tout russe grâce au soutien fourni par Skolkovo. Colorées, les prothèses de Motorica, assorties de lecteurs MP3 et de caméras, ont l’air de jouets appartenant à un costume de superhéros. « C’est exactement ce qu’on voulait. On ne veut pas que les enfants aient honte de leur prothèse. On voulait qu’ils la voient comme un avantage », dit le jeune homme.

L’an dernier, Motorica a remporté le prix « Made in Russia » décerné par le magazine russe Snob. Cette année, 160 enfants russes recevront une prothèse faite sur mesure, grâce à une imprimante 3D, et cousue à la main dans les locaux de Skolkovo. Motorica offre aussi une formation à ses clients et des prothèses de remplacement aux enfants qui grandissent trop vite. Le produit fait tourner les têtes à travers le monde. « Notre site web est seulement en russe, alors on a été surpris que des entreprises américaines nous contactent », dit-il. « Mais le problème auquel nous offrons une solution existe ailleurs. Nous voulons étendre nos activités », ajoute le jeune homme né en Biélorussie. Selon lui, l’isolationnisme ne peut être une solution pour la Russie, autant sur le plan économique que politique. « Le courant de la globalisation est fort. Nous pouvons produire beaucoup de choses chez nous, mais nous ne pouvons pas travailler seuls. Nous devons collaborer avec des gens ailleurs dans le monde. »

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