La personnalité du Canada

Les bonnes histoires ne font pas les meilleures analyses.

On le constate avec l’altercation entre Justin Trudeau et Xi Jinping, ou encore dans l’apparente tension entre les stratégies à l’international de Chrystia Freeland et de Mélanie Joly.

Il serait trop facile de personnaliser ces sujets. La version se lirait ainsi: si M. Trudeau a été apostrophé par le président chinois, c’est parce qu’il manque d’envergure et qu’il ne réussit pas à se faire respecter. Et si Mme Freeland, ministre des Finances, s’est permis d’esquisser la vision du nouvel ordre géopolitique mondial dans un discours à Washington, c’était pour se poser en dauphine de M. Trudeau, quitte à empiéter sur le travail de Mme Joly et à la faire mal paraître.

La réalité est plus complexe, et les personnalités comptent moins que le contexte.

Si on met de côté nos préjugés sur M. Trudeau pour examiner froidement l’échange, on réalise qu’il ne paraît pas mal, au contraire.

Mardi, MM. Trudeau et Xi ont eu une courte rencontre informelle. Fidèle à son habitude, le Canada en a offert un résumé. Seuls les propos de notre premier ministre y étaient rapportés.

Le président chinois s’en est pourtant indigné. Et pas n’importe où. Dans un endroit où il y avait des caméras. Ce n’était sûrement pas une coïncidence.

Dans la vidéo, M. Trudeau paraît au début déstabilisé, et c’est normal. Il ne comprend pas. Il attend la traduction. Et dès qu’il commence à la recevoir, il interrompt M. Xi. Tout sauf une position de faiblesse. C’est la lecture qu’en fait Dimitri Soudas, ex-directeur des communications de Stephen Harper qui a participé à plusieurs missions en Chine.

Pour y voir plus clair, j’en ai parlé aussi avec quatre autres experts : les politologues Justin Massie (UQAM), Stéphane Roussel (ENAP), Laurence Deschamps-Laporte (Université de Montréal) et Roland Paris (Université d’Ottawa). Ces deux derniers ont déjà travaillé pour le gouvernement Trudeau avant de redevenir des chercheurs indépendants.

La Chine a bel et bien montré qu’elle respecte peu le Canada. Elle n’aurait jamais agi ainsi avec Joe Biden. Mais ce n’est rien de personnel.

Elle se sert de pays peu menaçants comme le Canada pour faire un exemple, note M. Paris. L’Australie y avait goûté il y a quelques années.

Que faire ? « Je ne vois pas de solution facile, répond M. Roussel. Nos relations avec l’Inde sont aussi mauvaises, donc on ne peut pas l’utiliser comme contrepoids. Il n’y a pas vraiment de précédent dans notre histoire pour cela. Mais chose certaine, avec la Chine, l’amadouement ne mènera nulle part. »

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On ne peut pas en même temps accuser M. Trudeau d’être trop mou et de vexer la Chine.

En début de mandat, il marchait sur des œufs. Il s’en remettait à son allié américain. Cette stratégie a toutefois révélé ses limites durant la présidence de Donald Trump et l’affaire Meng Wanzhou.

Depuis, le Canada essaie de se montrer un peu plus ferme. À la fin d’octobre, trois entreprises chinoises ont été forcées de se départir de leurs investissements dans le secteur minier. Après une longue hésitation, la société Huawei a été exclue en mai du réseau 5G canadien. Mais le gouvernement reste prudent. L’année dernière, il a refusé d’appuyer une motion sur le génocide des Ouïghours.

M. Trudeau est écartelé. D’un côté, le milieu des affaires rêve de relations commerciales plus étroites avec la Chine. De l’autre, les États-Unis et nos agences de sécurité l’exhortent à être plus prudent.

On comprend pourquoi en voyant l’arrestation récente de Yuesheng Wang, employé d’Hydro-Québec accusé de vol de secrets industriels.

La semaine dernière, Global TV révélait que la Chine aurait interféré dans nos élections fédérales de 2019. Au moins 11 candidats auraient reçu du financement. « Cette information ne vient pas de nulle part, note M. Massie. Une personne des services de renseignement a dû trouver qu’on n’en faisait pas assez. On a voulu sonner l’alarme. »

C’est ici qu’intervient Mme Freeland. En octobre, elle a prononcé un discours remarqué à Washington devant la Brookings Institution. Les démocraties doivent resserrer les liens entre elles et réduire leur dépendance aux autocraties comme la Russie, a-t-elle soutenu. Cela a été interprété par défaut comme la nouvelle doctrine internationale du Canada. D’autant que la dernière politique étrangère du pays remonte à près de 20 ans, tout comme la stratégie de sécurité nationale.

L’ambition de Mme Freeland est indéniable, et les tensions à l’interne sont réelles. Son discours devançait d’ailleurs le dépôt attendu en décembre de la stratégie indopacifique de Mme Joly.

« Mais il faut contextualiser, nuance Mme Deschamps-Laporte. La ministre des Finances parlait entre autres de sécuriser les chaînes d’approvisionnement, ce qui relève de son rôle. »

L’approche de Mme Joly est plus générale et flexible. Elle reconnaît que pour certains enjeux comme le climat, le Canada doit collaborer avec la Chine. « Les deux ministres ne se contredisent pas. C’est plutôt complémentaire », observe Mme Deschamps-Laporte.

M. Roussel n’y voit pas non plus forcément une opposition. Tout dépend de l’application de ces principes.

Roland Paris ajoute deux éléments à la réflexion. Plusieurs petits pays se situent entre la démocratie et l’autoritarisme. À cause de ses moyens limités, le Canada doit choisir où il déploie ses efforts diplomatiques, militaires et commerciaux. « Un bon exemple est le Viêtnam. C’est un régime à parti unique, mais aussi un important partenaire commercial pour nous dans la région qui sert de contrepoids à la Chine. »

Au-delà des discours, l’approche du Canada se révélera dans les gestes concrets. « Par exemple, va-t-on restreindre plus sérieusement les investissements chinois dans des secteurs stratégiques ? Quelle relation commerciale aura-t-on avec Taiwan ? Quels exercices militaires dans la région ? », demande M. Massie.

Une fois de plus, la réponse dépendra de nos intérêts, de notre rapport de force et d’autres circonstances qu’on ne contrôle pas. De choses qui ne changeront pas, peu importe le visage de nos élus.

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