Chronique 

Loi du sang, loi du cœur

Dans le temps où j’avais des bébés, on entendait encore des vieux et des pas si vieux nous dire qu’un enfant, tant qu’il ne parle pas, n’est qu’un tube digestif en plus compliqué.

Plus personne ne pense ça, non ?

On dirait pourtant que notre Loi sur la protection de la jeunesse, qui date de 1977, a l’air de ne pas être tout à fait au courant de l’état des sciences neurologiques et de la psychologie…

Et c’est ainsi qu’encore aujourd’hui, les tribunaux donnent cette troisième ou quatrième dernière chance à des parents incompétents, toxiques, malades… dangereux.

Toute la tragique affaire de Granby ne se résume pas à cette volonté de redonner « à tout prix » une fillette de 7 ans à son père biologique. Mais on sent le vieux courant souterrain à l’œuvre : un enfant est toujours mieux avec ses « vrais » parents biologiques.

Dans l’immense majorité des cas, évidemment. Mais je ne parle pas de l’immense majorité. Je parle de cas limites, je parle de négligence grave, de maladie mentale, je parle de cas où, dès le premier jour, les parents sont incapables de prendre soin de l’enfant.

L’article 4 de la loi nous dit qu’en matière de protection, « toute décision […] doit tendre à maintenir l’enfant dans son milieu familial ».

Ce que ça veut dire ? Ça veut dire que, des fois, une mère junkie, dont le bébé naissant a été placé en famille d’accueil pendant un an, deux ans… se pointe devant les autorités, après une thérapie, une cure, pour s’occuper de son enfant. Et, après des rapports d’experts, ça donne parfois une décision de la cour en sa faveur. Oups, elle rechute. Re-placement. Re-thérapie…

Bonne chance, bébé !

La même loi dit pourtant, encore plus fort, que chaque décision doit être prise « dans l’intérêt de l’enfant ».

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Quand Yvon Gauthier et d’autres professionnels ont fondé la Clinique de l’attachement, ils avançaient des idées nouvelles sur les bébés : ce sont les deux ou trois premières années de la vie d’une personne qui sont les plus déterminantes. Ça semble difficile à croire, mais, en 1970, ça allait à contre-courant.

« Je me suis basé sur les travaux du psychiatre britannique John Bowlby, l’un des premiers a avoir écrit sur le sujet », me dit le docteur Gauthier.

« Bowlby a insisté sur le fait que les années cruciales pour un enfant, ce n’est pas à 3 ou 4 ans. Ce sont les deux ou trois premières années de sa vie. C’est là que l’enfant développe un sentiment de sécurité avec ses parents, et c’est la qualité des liens avec ses parents à cette période de la vie qui déterminera la qualité de ses liens émotionnels dans sa vie adulte. »

À 92 ans, Yvon Gauthier est aussi éloquent que dans ses années de clinique comme psychiatre pour enfants. Mais, à la lumière des évènements, lui, qui a fait le tour du Québec pour former des gens, se demande jusqu’à quel point cette idée a pris racine.

« On traitait des enfants de 0 à 5 ans et, ceux qui étaient les plus malades, c’étaient ceux qui avaient été placés en famille d’accueil, puis retournés à leurs parents, et placés encore, mais dans une autre famille, et des fois quatre, cinq fois. Et on disait : “Arrêtez de les changer de place, vous voyez que la famille d’accueil va bien.” Quand on formait les intervenants, ils nous disaient : “Aidez-nous à convaincre les juges.” Et quand on avait la chance de témoigner en cour, on était entendus. Les choses ont beaucoup changé. Mais la génétique prend encore tellement de place. C’est comme si, pour certains, l’enfant appartient de droit à sa famille naturelle. »

« Les parents veulent retrouver leurs enfants, c’est normal. C’est complexe, tout ça. Il faut les convaincre que leur enfant sera mieux. Les familles d’accueil aussi s’attachent, et c’est très dur pour elles. »

« Quand un enfant a passé les deux premières années de sa vie avec ses grands-parents, ou une famille d’accueil, ses parents, c’est eux ! »

— Le docteur Yvon Gauthier

On demande à l’enfant qu’on déplace de faire un deuil chaque fois. Il perd ses repères, son sentiment de sécurité, sa confiance dans les adultes. « Il y a maintenant des études longitudinales en quantité sur le sujet, ce n’est plus controversé du tout. »

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Il y a bien d’autres choses à examiner dans cette histoire. Hier, une pédopsychiatre me disait avoir quitté le milieu en 2016, incapable de travailler honnêtement dans l’état actuel du réseau. « On vous demande une évaluation psychiatrique d’une famille en une heure ou une heure et demie. »

La pression sur les gens de première ligne, celles et ceux qui vont dans les familles, est énorme. Ce qui devrait être urgent est parfois repoussé.

Je sais aussi qu’on a déjà reproché l’inverse au Directeur de la protection de la jeunesse : enlever les enfants d’une famille sans motifs valables. Je sais que des parents peuvent apprendre à être de bons parents. Rien n’est tranché au scalpel dans ces matières humaines.

Mais quand on aura fait le tour de toutes les difficultés, des effets des compressions, des quotas, quand on aura examiné tout ça, il restera quand même une question.

Une question fondamentale : c’est quoi, le point de non-retour dans « la famille » d’un tout petit enfant ?

À partir de quand un parent devrait-il cesser d’être un parent ?

Et, en ce moment, j’ai comme l’impression que la réponse de la justice est trop souvent : “Pas tout de suite, donnons-leur encore une chance.” Dans le doute, ressayons…

Sauf que le risque, tout le risque, c’est ce garçon, cette fille sans voix qui le subit.

Si l’intérêt de l’enfant veut vraiment dire quelque chose, le point d’équilibre devrait être déplacé dans le sens de l’attachement de l’enfant. Et que, si on doute de la compétence des parents biologiques, on devrait refuser de leur « remettre » l’enfant juste parce qu’ils ont procréé.

Me semble que la vieille loi du sang devrait céder la place à la loi du cœur.

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