économie carboneutre en 2050

Réalité ou vœu pieux ?

Pour atteindre la carboneutralité au Québec en 2050, tous les secteurs de l’économie, y compris les plus polluants, doivent s’y mettre. Les acteurs de l’industrie ont mis en place divers plans pour y arriver, mais les experts demeurent sceptiques. Tour d’horizon. un dossier d’hélène baril

Industries polluantes

Des plans pour la décarbonation

Si le Québec est sérieux dans ses engagements, il ne suffira pas de rouler électrique ou d’acheter une thermopompe pour atteindre les objectifs en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Tous les secteurs de l’économie, y compris les plus polluants, doivent s’y mettre. Aperçu des plans qui devraient conduire l’économie vers la carboneutralité en 2050.

Production de pétrole

Objectif  2050

Clé  captage et stockage du carbone

Conscientes de faire partie du problème, les grandes entreprises pétrolières ont des stratégies pour réduire les émissions liées à leurs activités. Au Canada, les producteurs de pétrole bitumineux, considéré comme plus polluant que le pétrole conventionnel, se sont engagés à atteindre la carboneutralité en 2050.

Suncor, Canadian Natural Resources, Cenovus et d’autres entreprises qui représentent ensemble 95 % de la production totale de pétrole issu des sables bitumineux au Canada se sont regroupées pour atteindre cet objectif.

Elles misent sur différents moyens, mais le plus important est le captage et le stockage du carbone. Le projet phare du regroupement, baptisé Alliance nouvelles voies en français, est la construction d’un centre de stockage du carbone souterrain qui serait alimenté par 14 installations de production de pétrole bitumineux, reliées entre elles par un pipeline pour le transport du carbone.

De tels centres existent ailleurs, à plus petite échelle, mais celui de l’Alberta serait le plus important dans le monde. Les membres de l’Alliance se sont engagés à investir 16,5 milliards dans ce projet, qui bénéficie par ailleurs de l’aide financière du gouvernement de l’Alberta et d’un crédit d’impôt fédéral couvrant de 37,5 % à 50 % des investissements requis. Malgré les profits records encaissés cette année, l’industrie a fait savoir que davantage d’aide publique sera nécessaire pour mener à bien le projet.

Mines

Objectif  indéterminé

Clés  équipements électriques, électricité et carburants de remplacement

L’industrie minière dans son ensemble n’a pas de plan d’action commun pour atteindre la carboneutralité, mais toutes les entreprises membres de l’Association minière sont engagées sur cette voie, selon sa présidente-directrice générale Josée Méthot. Ses 85 membres adhèrent obligatoirement au protocole sur les changements climatiques de l’Association et travaillent à réduire leur empreinte carbone sur une base individuelle.

ArcelorMittal, qui exploite le fer de la Côte-Nord, a entrepris par exemple de remplacer une partie du mazout qu’elle consomme par de l’huile pyrolytique produite à partir des sous-produits du bois.

Nouveau Monde Graphite, à Saint-Michel-des-Saints, qui veut être la première mine de graphite carboneutre au monde, s’est associée à Caterpillar pour tester des équipements 100 % électriques. Des tests sont aussi menés en Abitibi-Témiscamingue, où Agnico Eagle met à l’essai des chargeuses-navettes entièrement électriques.

La même entreprise a installé à la mine La Ronde des panneaux solaires qui lui permettent de réduire de 20 % sa consommation de gaz naturel. Le secteur minier n’est pas le plus grand émetteur industriel de gaz à effet de serre. C’est le raffinage et le traitement des métaux extraits des mines qui posent le plus de défis.

Acier et aluminium

Objectif  2050

Clés  électricité, hydrogène et biocharbon

Les fonderies, les aciéries et les alumineries sont des secteurs énergivores qui sont aussi de grands émetteurs de gaz à effet de serre. Pour la décarbonation du secteur de l’aluminium, un poids lourd de l’économie du Québec, l’espoir réside dans la technologie Elysis actuellement en développement au Saguenay. Cette technologie ne sera pas déployée commercialement avant plusieurs années et pourrait ne pas pouvoir s’appliquer aux alumineries existantes comme celles du Québec, selon les dirigeants de Rio Tinto.

Rio Tinto a un plan pour ses six usines de Sorel, qui transforment du minerai en dioxyde de titane, en fer et en acier et bientôt en scandium et en lithium. Une technologie en développement baptisée BlueSmelting vise à remplacer le gaz et le charbon actuellement utilisés dans les procédés de réduction par de l’hydrogène et du biocharbon. L’entreprise vise ainsi à réduire les émissions de son complexe industriel de Sorel de 70 %.

À Contrecœur, ArcelorMittal vise aussi la neutralité carbone en 2050 pour sa production d’acier. Elle teste actuellement le remplacement du gaz naturel par de l’hydrogène vert dans son procédé. Le premier test a permis de remplacer 6,8 % du gaz naturel par de l’hydrogène vert pendant 24 heures. L’entreprise prévoit poursuivre dans cette voie et produire elle-même l’hydrogène vert dont elle a besoin, si elle peut obtenir l’électricité nécessaire d’Hydro-Québec.

Aviation

Objectif  2050

Clé  carburant renouvelable

Le transport aérien émet moins de gaz à effet de serre que le transport routier, mais la croissance exponentielle dans ce secteur a augmenté la pression pour qu’il réduise son empreinte carbone.

L’initiative est venue tant des Nations unies, dont les pays membres se sont entendus en octobre dernier à Montréal pour viser la neutralité carbone du secteur aérien en 2050, que de l’industrie. Les 300 entreprises membres de l’Association du transport aérien international (IATA), qui transportent 85 % des voyageurs dans le monde, ont adopté un plan de réduction des émissions à plusieurs volets, dont le principal est le remplacement du kérosène par du carburant renouvelable plus connu sous l’acronyme SAF, pour Sustainable Aviation Fuel.

Le remplacement, en tout ou en partie, du kérosène par du carburant renouvelable permettrait de réaliser 65 % de l’objectif de carboneutralité de l’industrie.

Ce carburant existe déjà. Une entreprise québécoise, SAF+ Consortium, en produit dans une usine pilote à Montréal-Est. Des compagnies aériennes en utilisent déjà aussi. En 2002, 450 000 vols ont été réalisés avec une partie de carburant de remplacement dans les réservoirs des appareils, selon l’IATA.

Le problème, c’est que le carburant renouvelable de nouvelle génération n’est pas produit en quantité suffisante et ne le sera vraisemblablement pas dans un avenir prévisible.

La production, estimée actuellement à 125 millions de litres, devrait augmenter à 4 milliards de litres en 2025. L’industrie consomme actuellement 1 milliard de litres de kérosène par jour, selon le département américain de l’Énergie, et ce chiffre est en croissance. Le nombre de passagers transportés par avion devrait être multiplié par cinq d’ici 2050, prévoit l’IATA.

Le carburant de remplacement coûte deux fois plus cher que le kérosène et nécessite des infrastructures standardisées et adaptées partout dans le monde. Des investissements estimés au bas mot à 1550 milliards seront nécessaires, dont une bonne dose de fonds publics, pour décarboner le secteur aérien, selon l’IATA.

Transport lourd

Objectif  indéterminé

Clés  électricité, gaz naturel et diesel renouvelables

L’électrification est déjà une solution efficace pour réduire l’empreinte carbone du transport de personnes et du transport léger par camion. Des entreprises testent des camions de classe 8 mus par l’électricité. Kruger, par exemple, a recours à de tels camions pour faire la navette entre ses installations de production de Crabtree et son entrepôt de Laval, avec l’intention d’électrifier complètement le transport de ses produits.

Des transporteurs comme le Groupe Robert misent sur le gaz naturel liquéfié (GNL) pour remplacer le diesel. Le GNL réduit les émissions par rapport au diesel, mais ne les élimine pas.

L’électrification complète du transport lourd n’est pas une solution, selon la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal, qui a étudié la question. Il faudrait des capacités électriques supplémentaires considérables alors que l’électricité est déjà beaucoup sollicitée par la transition énergétique.

Il faut diversifier les solutions : miser sur le diesel et le gaz naturel de sources renouvelables et explorer le transfert du transport de marchandises vers d’autres modes comme le train et le bateau.

Le rôle de l’hydrogène, qui est considéré comme une solution possible pour la transition énergétique du transport lourd, reste « une question en suspens », selon l’étude Chaire de gestion du secteur de l’énergie.

C’est aussi l’avis du spécialiste Bruno Pollet, de la Chaire de recherche en production d’hydrogène vert de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Les études sont encore contradictoires quant au rôle de l’hydrogène pour décarboner le transport lourd, observe-t-il.

Décarbonation

« Des promesses moins crédibles que d’autres »

Les engagements de l’industrie pour atteindre la carboneutralité en 2050 ne se réaliseront probablement pas, estiment les experts interrogés par La Presse, mais ils sont néanmoins utiles pour pouvoir avancer sur une route qui s’annonce longue et chaotique.

« Il y a des promesses moins crédibles que d’autres », dit Normand Mousseau, directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier à Polytechnique Montréal.

« Ça dépend du sérieux de la démarche et des moyens qu’on veut prendre pour y arriver, explique-t-il. Dans plusieurs cas, les technologies envisagées n’ont pas encore été développées à grande échelle. »

C’est par exemple ce que fait l’industrie pétrolière canadienne qui mise sur le captage et le stockage du carbone. Normand Mousseau croit que ni les milliards en investissement annoncés pour développer cette solution ni ses résultats ne se matérialiseront.

Vouloir décarboner la production de pétrole est tout simplement « absurde », estime de son côté Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal. « Pourquoi investir pour décarboner un produit qu’on ne veut plus consommer ? », demande-t-il.

Selon lui, il n’est pas logique de s’engager à la fois à décarboner et à produire toujours plus. « Ce n’est pas crédible », dit-il.

Le secteur aérien, par exemple, a un objectif de carboneutralité en 2050 tout en prévoyant une hausse considérable du nombre de passagers transportés. Ça n’arrivera pas, « à moins que le père Noël existe », dit Mehran Ebrahimi, professeur à l’Université du Québec à Montréal et directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile.

« Ce n’est pas envisageable. Je comprends que l’industrie [aérienne] veut tendre vers la carboneutralité, mais prendre des engagements pour 2050 relève plus du marketing que de la réalité. »

— Mehran Ebrahimi, directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile

Selon lui, le mouvement anti-avion prend de l’ampleur dans le monde et l’industrie aérienne est sous pression pour réduire son empreinte carbone.

Le secteur du transport aérien met de l’avant des carburants pour remplacer le kérosène et diminuer ses émissions de gaz à effet de serre (GES).

C’est une solution qui n’est pas viable, soutient Mehran Ebrahimi. À grande échelle, la production de carburants d’avion durables exige des ressources considérables pour récolter la matière première, l’huile de cuisson ou autres, la traiter et la transporter, explique-t-il.

« Ça prend de l’énergie et des milliers de camions », qu’il faut mettre dans l’équation.

Mehran Ebrahimi est d’avis que la décarbonation du transport aérien ne passe pas par le carburant d’avion durable, mais par un ensemble de petites solutions qui, une fois mises ensemble, feront une différence.

Plusieurs recettes, peu d’ingrédients

Beaucoup de stratégies qui doivent mener à la décarbonation misent sur des technologies éprouvées mais encore peu disponibles. L’ingrédient de plusieurs recettes risque d’être difficle à trouver, comme l’électricité.

Il faudrait construire 13 centrales comme celle de la Romaine pour répondre à la demande générée par la transition énergique, estimée à 23 000 mégawatts par Hydro-Québec.

Les biocarburants ainsi que le gaz naturel et le diesel renouvelables, dont la production n’augmente pas au même rythme que la demande, sont d’autres ingrédients qui risquent de manquer.

C’est la même chose pour l’hydrogène, qui est au cœur de la stratégie de décarbonation de l’industrie lourde, comme les aciéries.

« L’hydrogène fera certainement partie de la solution dans les secteurs difficiles à électrifier, mais ce ne pourra pas être la seule solution. »

— Bruno Pollet, directeur de la Chaire de recherche du Canada sur la production d’hydrogène vert de l’Université du Québec à Trois-Rivières.

D’abord, il n’y aura pas assez d’hydrogène vert pour répondre aux besoins, explique Bruno Pollet. Le Québec produit actuellement 3000 tonnes d’hydrogène vert par année et il y a actuellement des projets pour en produire 130 000 tonnes par année.

Le gouvernement du Québec, par la voie du ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, a déjà fermé la porte de la filière de production d’hydrogène vert parce qu’elle exige trop d’électricité pour les capacités de production d’Hydro-Québec.

L’autre défi est le coût élevé de l’hydrogène, qui augmentera les coûts de production des entreprises, souligne Bruno Pollet. « Même si l’hydrogène est disponible, ça coûte très cher », dit-il.

Dans certains secteurs, comme les aciéries, « cela a du sens de se tourner vers l’hydrogène, mais dans d’autres, comme le transport lourd, je ne suis pas sûr », avance le spécialiste.

Et la concurrence ?

Les efforts de décarbonation pourraient bien se heurter à la logique de la compétitivité, surtout dans le secteur des produits de base qui se vendent sur les marchés internationaux.

Une entreprise comme Rio Tinto espère que l’aluminium qui sera produit avec la technologie carboneutre Elysis sera acheté à un prix plus élevé par des clients soucieux de leur empreinte carbone.

Nouveau Monde Graphite, qui a un projet de mine de graphite 100 % électrique et qui veut traiter ce graphite pour en faire un matériau de batterie dans une usine carboneutre à Bécancour, croit aussi que ses clients paieront plus cher pour un produit « propre », dit Julie Paquet, porte-parole de l’entreprise.

L’entreprise ne cache pas que l’appui du gouvernement du Québec, en capital-actions et en subventions, est indispensable à la réalisation de ses ambitions environnementales.

L’apport de fonds publics est d’ailleurs en filigrane dans toutes les stratégies de carboneutralité des entreprises, grandes ou petites.

« Ça prendra des subventions, admet Normand Mousseau, dans un horizon défini dans le temps. » Il faut surtout un plan d’ensemble, ce que le Canada et le Québec n’ont pas, selon lui, contrairement à l’Europe.

Selon lui, la bonne recette vers la décarbonation pourrait être calquée sur celle qui assure le succès de la voiture électrique : un mélange de technologie, de mesures contraignantes, comme l’interdiction de la vente de voitures à essence, et de subventions.

Même si elles ne se réalisent pas, les stratégies des entreprises ne seront pas inutiles, estiment nos interlocuteurs : il faut commencer quelque part et elles ont le mérite de montrer le chemin.

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