Les CHSLD de L'hécatombe

Dans certains CHSLD, plus de 40 % des résidants sont morts, selon une analyse des 170 principaux établissements au Québec faite par La Presse. Deux points communs aux 10 pires cas recensés dans ce bilan de la première vague : Laval et le privé non conventionné. Données et témoignages sur les échecs de ces maisons pour aînés face à la COVID-19. Un dossier d'Ariane Lacoursière et de francis vailles

Dans les pires CHSLD, plus du tiers des patients décimés

Après plusieurs jours de combat, Pierrette Meloche, 98 ans, a finalement vaincu la maladie. « Elle est très fatiguée et amaigrie. Mais elle a gagné », dit sa fille Lise Le Blanc, soulagée.

Tous n’ont pas eu la chance de Mme Meloche. Ni au CHSLD St-Jude, de Laval, où elle vit, ni dans la plupart des CHSLD de Laval.

Selon le décompte des taux de décès de La Presse, l’île Jésus présente le pire bilan parmi les CHSLD du Québec, et de loin. De fait, 6 des 10 CHSLD les plus affectés au Québec sont situés à Laval. Et trois d’entre eux ont même vu 40 % de leurs résidants succomber au coronavirus, une hécatombe.

Le CHSLD St-Jude est au 17rang des 170 CHSLD analysés. Les trois quarts des 204 résidants ont attrapé la COVID-19 et le tiers en sont morts. Selon Lise Le Blanc, les soins reçus par sa mère ont toujours été formidables, « mais c’est un très très vieil immeuble. Les couloirs sont étroits et il n’y a pas de salle à manger. Les résidants doivent manger dans le corridor ».

La directrice générale adjointe du CHSLD privé conventionné St-Jude, Annie Massarelli, explique que l’édifice compte 90 chambres pour deux personnes, ce qui a complexifié la gestion de la COVID-19. « Mais on a mis les bouchées doubles. On a doublé nos équipes d’entretien ménager. Mais quand ça commence, ça va vite », dit-elle, tout en rappelant que 61 résidants se sont rétablis. L’autre établissement appartenant au même propriétaire, le CHSLD Saint-Vincent-Marie à Montréal, a été plus épargné, avec un taux de décès de 5 %.

44 % des résidants décédés

Au sommet des CHSLD québécois décimés figure le Centre d’hébergement de la Rive, du quartier Fabreville, dans le nord-ouest de Laval. Sur 94 résidants, 41 sont morts de la COVID-19, pour un taux de décès effarant de 44 %.

« J’en suis très conscient, et c’est très dur à vivre. On fera les analyses qu’il faut. On est prêt à collaborer à toutes les enquêtes », a dit à La Presse André Lemieux, directeur général de l’établissement.

En plus d’être de Laval, le Centre d’hébergement de la Rive a un autre point commun avec 4 des 10 pires CHSLD recensés : c’est un centre privé non conventionné.

Ces établissements ont un financement de l’État moins généreux (65 000 $ par patient par année) et offrent des conditions de travail moins attrayantes. Leur forte représentation dans le top 10 est nettement plus élevée que leur présence dans l’univers des CHSLD.

En comparaison, le financement gouvernemental des CHSLD publics ou encore des CHSLD privés conventionnés, très semblables au public, s’élève à 80 000 $ par patient. Ainsi, en temps normal, un préposé aux bénéficiaires peut gagner 15,50 $ de l’heure au privé non conventionné, contre 21 $ au public.

« On nous demande d’offrir les mêmes résultats avec 30 % moins d’argent. On le dénonce depuis 2010. »

— Michel Nardella, président de l’Association des établissements de longue durée privés du Québec

Dans le cas du Centre de la Rive, le propriétaire est Sam Strulovitch, qui vit dans le quartier Brooklyn, à New York. Il visite son CHSLD de Laval toutes les deux semaines, dit M. Lemieux, et il parle uniquement en anglais.

André Lemieux dit avoir affronté la tempête avec un manque de personnel. Et jusqu’à la moitié des 130 employés a déserté le CHSLD de la Rive pendant la pandémie, si bien que l’armée canadienne a dû venir en renfort, début mai. En temps normal, environ 20 % de ses employés travaillaient aussi dans d’autres centres ou encore provenaient d’agences, un des facteurs identifiés comme des vecteurs de la pandémie.

En juin 2019, un rapport du ministère de la Santé notait plusieurs lacunes dans ce CHSLD de Laval. Une visite des inspecteurs avait permis de constater qu’il y avait une trop grande rotation du personnel entre les services, que les lieux étaient mal entretenus, que des plans d’intervention auprès des résidants n’étaient pas réalisés selon les procédures, notamment en fin de vie, et qu’il y avait des carences de services à l’heure de repas.

André Lemieux affirme que la plupart de ces lacunes ont été corrigées depuis, nous faisant parvenir, pour en témoigner, le plan d’amélioration qui a été transmis au Ministère. Le plan indiquait qu’en avril 2020, 42 % des engagements d’amélioration avaient été réalisés et que les 58 % restant étaient en cours de réalisation.

« Le plan d’intervention en fin de vie du Ministère est relativement nouveau. Quant aux lieux, ce n’étaient pas qu’ils étaient malpropres, mais plutôt que le suivi de l’entretien de l’appareillage n’était pas bien structuré », explique Marie-Pierre Lagueux, directrice des soins infirmiers. Elle ajoute que le type de clientèle du CHSLD est probablement un facteur explicatif important (lourdeur des cas, unité prothétique, etc.).

Le Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Laval, organisme administratif chargé de prodiguer les soins de santé de la région, a décliné les demandes d’entrevue de La Presse, estimant qu’il est « un peu tôt pour tirer des hypothèses à ce moment-ci ». « D’ailleurs, la plupart des CHSLD que vous mentionnez sont privés, alors c’est d’autant plus difficile pour nous de parler en leur nom », explique la porte-parole Judith Goudreau.

Tout de même, le CHSLD lavallois de La Pinière, qui est public, vient au 2rang québécois pour le taux de décès (42 %). Il est situé à l’est du Centre de la nature de Laval.

Le CHSLD public de Sainte-Dorothée, au 7rang, présente quant à lui le plus grand nombre absolu de décès de tout le Québec (95). Une enquête est d’ailleurs en cours dans cet établissement.

En revanche, trois CHSLD de Laval sont sortis admirablement de la tempête, avec des taux de décès de 4 % ou moins : Santé Courville (privé conventionné), Idola Saint-Jean (public) et Villa-les-Tilleuls (privé non conventionné).

Les décès de notre compilation de 170 CHSLD sont en date du 8 juin. Ils nous ont été fournis par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Le nombre de résidants qui a servi à établir le taux de décès vient de différentes sources (1). Notre analyse représente 93 % des décès dans les CHSLD.

Les données révèlent que sur les 10 CHSLD présentant les plus forts taux de décès, six sont situés à Laval, deux sur l’île de Montréal et un à Québec (hôpital Jefferey Hale), entre autres. La moitié des 10 pires établissements sont privés, alors que ce type d’institution ne représente que le tiers du total des CHSLD (2).

Parmi les 10 plus affectés figure la Résidence du bonheur, à Laval, dont le propriétaire, Michel Nardella, est en même temps le président de l’Association des établissements de longue durée privés du Québec (AELDP), qui représente les CHSLD privés non conventionnés.

Il estime que la rémunération moins alléchante des CHSLD comme la Résidence du Bonheur, qui force ces établissements à se tourner vers du personnel d’agence, lui ont nui, de même que les mouvements de personnel entre les centres. Sur les 58 employés de la Résidence du Bonheur, 8 habitent Montréal-Nord, arrondissement particulièrement touché par la pandémie.

À la Villa Val des Arbres, également à Laval, le copropriétaire, Pierre Bélanger, croit lui aussi que le mouvement de personnel entre les CHSLD de Laval a été fatal.

La Villa avait d’ailleurs 30 % de ses 180 employés qui travaillaient aussi dans d’autres centres, notamment le CHSLD public de La Pinière (2plus touché au Québec).

« Le virus est assurément venu de nos employés. La fin du partage des employés est clairement la solution. »

— Pierre Bélanger, copropriétaire de la Villa Val des Arbres

Selon notre compilation, 40 % des résidants de la Villa sont morts de la COVID-19 (58 sur 145). Ce taux est un peu moindre, soutient M. Bélanger (37 %), puisque 5 décès auraient dû être attribués à la Résidence pour aînés autonomes Loggia, qui est adjacente. L’entreprise de Pierre Bélanger, Mandala Santé, a trois autres centres, dont un à Saint-Eustache (CHSLD des Patriotes), où il n’y a eu aucun cas ni décès.

Le Groupe Vigi Santé a l’un de ses centres parmi les 10 plus touchés au Québec, celui de Dollard-des-Ormeaux (40 % de décès). En plus du CHSLD de Dollard-des-Ormeaux, ceux de Vigi à Pierrefonds et à Mont-Royal ont aussi des taux de décès plutôt élevés (30 % et 28 % respectivement).

Chez Vigi Santé, qui compte 15 CHSLD privés conventionnés, le PDG Vincent Simonetta n’a pas voulu commenter, puisque son organisation fait l’objet d’une requête en action collective.

Hors de la région de Montréal, les taux de décès sont moindres et les CHSLD au sommet sont tous publics. L’hôpital Jeffery Hale, de Québec, est parmi les cinq plus atteints (34 % de décès).

(1) MSSS (base de données V10 et répertoire M02), AELDPQ, AEPC et rapports d’agrément des CHSLD, entre autres.

(2) Les CHSLD privés représentent précisément 30 % du nombre de résidants des CHSLD du Montréal métropolitain (Montréal, Laval et Montérégie).

— Avec la collaboration de Thomas de Lorimier, La Presse

Pourquoi Laval ?

Comme ailleurs, Laval a souffert du manque de personnel dans ses CHSLD, du problème d’employés travaillant dans plus d’un endroit et de l’accès difficile à l’équipement de protection individuelle au début de la crise. Mais pourquoi les CHSLD de la région ont-ils été particulièrement frappés par la maladie ? Différentes hypothèses sont avancées.

« Je pense que ce qui caractérise beaucoup Laval, c’est le manque de communication […] Les décisions prises en haut lieu, quand ça descend aux gestionnaires plancher, on les applique de n’importe quelle façon », dénonce la présidente du Syndicat des travailleuses et travailleurs du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Laval, Marjolaine Aubé.

La présidente du Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes et infirmières auxiliaires de Laval (SIIIAL-CSQ), Isabelle Dumaine, critique elle aussi le décalage entre la direction et le terrain. Selon elle, des employés étaient encore envoyés en renfort dans des CHSLD « sans orientation » il y a seulement deux semaines.

« Deux mois et demi après le début de la crise, on fait les mêmes erreurs qu’au début. Est-ce qu’il y a plus de laxisme à la direction à Laval ? Je ne sais pas. Mais on a beaucoup dénoncé la déconnexion de la direction et du terrain depuis le début. »

— Isabelle Dumaine, présidente du SIIIAL-CSQ

Le CISSS de Laval, organisme administratif chargé de prodiguer les soins de santé de la région, a décliné les demandes d’entrevue de La Presse pour s’expliquer, estimant qu’il est « un peu tôt pour tirer des hypothèses à ce moment-ci ».

Les syndicats rapportent que depuis le début de la crise, plusieurs gestionnaires ont été engagés afin de venir prêter main-forte aux directeurs en place. « Il y a beaucoup de nouveaux gestionnaires. Beaucoup de rotation », constate Mme Aubé. La porte-parole du CISSS de Laval, Judith Goudreau, confirme que différents contractuels ont été engagés. Une ancienne directrice adjointe du CISSS de Laval a notamment été engagée pour s’occuper de la gestion des 5 CHSLD publics de l’île.

Questionnée pour savoir si ces embauches sont un signe du manque de leadership des dirigeants en place, Mme Goudreau affirme que les personnes engagées travaillent « en collaboration avec [les] gestionnaires en place ». « Dans cette crise, tous les corps de métier ont eu besoin de renfort et, heureusement, des centaines de personnes sont venues donner un peu de répit à nos gens », dit Mme Goudreau. Vérifications faites, d’autres CISSS du Grand Montréal ont également engagé des gestionnaires pour mieux gérer la crise dans leurs CHSLD.

Président du comité des résidents du CHSLD Idola-St-Jean et secrétaire du comité des usagers du CISSS de Laval, Yves Debien estime qu’il est difficile de déterminer pourquoi les CHSLD de Laval ont été plus touchés qu'ailleurs. « C’est une question existentielle... Pourtant, la population de Laval et de Montréal se ressemble. Est-ce parce qu’il y a eu plus de visiteurs à Laval ? Je ne sais trop », dit-il. Au CHSLD Idola St-Jean, seulement huit décès liés à la COVID-19 ont été constatés. « Là-bas, l’équipement n’a jamais été un problème et le roulement de personnel a été très faible », note M. Debien.

Les CHSLD privés majoritaires à Laval

La situation de Laval reste aussi unique au Québec alors que la majorité des 17 CHSLD de l’île sont gérés par des promoteurs privés. En effets, seulement 5 des CHSLD lavallois sont publics.

Consultant en politiques publiques, Patrick Déry avance que la population a vieilli rapidement à Laval et que « peut-être que la ville a eu besoin d’augmenter rapidement ses places d’hébergement », ce qui pourrait expliquer la place plus importante du privé.

Professeur à la faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, Philippe Voyer fait de la recherche sur les soins de longue durée depuis 1993. Il souligne que les besoins en places d’hébergement à Laval sont connus depuis des années. Un CHSLD de 244 places y est d’ailleurs en construction.

Mais pour M. Déry, « le problème, ce n’est pas le privé, c’est le manque de financement ». M. Déry rappelle que même avant la crise, les établissements privés non conventionnés étaient déjà plus touchés par les pénuries et les roulements élevés de personnel que leurs vis-à-vis privés conventionnés ou publics.

Président de l’Association des établissements de longue durée privés du Québec (AELDP) qui représente les CHSLD privés non conventionnés, Michel Nardella dénonce depuis 2010 le fait que ses membres soient moins financés que leurs homologues privés conventionnés pour les places que leur achète le gouvernement. L’indemnité quotidienne (per diem) reçue par un CHSLD privé non conventionné est en moyenne de 245 $ par résidant, selon M. Nardella. Au privé conventionné, c’est 295 $ ou 300 $ par jour, ajoute-t-il. « Cette différence, ça nous a frappés », dit-il.

M. Nardella est également propriétaire de la Résidence du Bonheur à Laval. Là-bas, 11 employés ont démissionné au début de la pandémie de crainte de contracter la maladie. Et 25 ont ensuite dû s’absenter, car ils ont été infectés. Le CISSS de Laval a envoyé des employés en renfort. « Mais ils ont été incapables de tout combler », affirme M. Nardella.

La Résidence du Bonheur a essayé de recruter des préposés aux bénéficiaires. Mais faute de candidats, elle a dû faire affaire avec des agences de placement de personnel.

« Et on sait que ces employés travaillent dans plusieurs endroits et ont été des vecteurs. »

— Michel Nardella, président de l'AELDP et propriétaire de la Résidence du Bonheur à Laval

Pour lui, ce recours aux agences a eu une influence sur les statistiques.

Pour M. Voyer, l’explication de l’AELDP « apparaît crédible ». « Le recours aux agences de placement a été reconnu comme un enjeu dans la contamination », dit-il.

Professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, Marie-Pascale Pomey a été étonnée par la situation lavalloise exposée par La Presse. Pour elle, une analyse devrait être faite pour « comprendre comment ont été utilisées les agences de placement à Laval dans les CHSLD publics et privés ». Pour Mme Pomery, la clientèle, peu importe le type de CHSLD dans lequel elle habite, « ne doit pas être traitée différemment ».

Vers une nationalisation ?

Le 24 avril, le premier ministre François Legault a dit qu’il songeait à « nationaliser les CHSLD ». Pour M. Voyer, cette approche comporte un danger.

« Ce qui m’inquiète, c’est d’avoir un modèle unique qui ne laisse pas de place à l’innovation. »

— Philippe Voyer, professeur à la faculté des sciences infirmières de l’Université Laval

Selon M. Voyer, les pays ayant les meilleurs réseaux d’hébergement pour aînés présentent « une diversité de modèles d’accompagnement ». « Le danger en nationalisant, ce serait de mettre de côté des modèles qui sortent du cadre », dit-il.

Président du Conseil pour la protection des malades, Paul Brunet est lui aussi sceptique devant la nationalisation. « Oui, il y a des histoires d’horreur au privé. Mais il y en a eu aussi au public… », dit-il.

Pour M. Voyer le gouvernement devrait plutôt imposer des balises et inspecter plus souvent et rigoureusement les établissements d’hébergement, mais « laisser place à la créativité des milieux ». « Il faut aussi surtout investir en soins à domicile », dit-il.

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