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Les mystères de l’expansion bantoue

Entre le tiers et la moitié de la population de l’Afrique subsaharienne parle une langue bantoue. Pendant longtemps, on croyait que ce succès linguistique s’apparentait à l’attrait du latin autrefois – et de l’anglais maintenant. Des études génétiques montrent qu’il s’agit en fait d’une migration sans commune mesure dans l’Histoire, qui depuis 2000 ans a provoqué la disparition de dizaines de sociétés de chasseurs-cueilleurs.

Expansion bantoue

Il y a 4000 ans, des agriculteurs établis à la frontière entre le Cameroun et le Nigeria ont commencé à migrer vers le sud-est en suivant la côte, puis vers l’est à travers la forêt équatoriale. Il y a 2000 ans, ils sont arrivés au Kenya, puis en Afrique australe. Une troisième vague de migration – vers le sud et l’est – a aussi eu lieu entre les XIe et XIVsiècles, juste avant l’arrivée des premiers Européens.

« Il y a plus de 500 langues bantoues », explique Cymone Fourshey, historienne spécialiste du centre-est de l’Afrique à l’Université Brucknell, en Pennsylvanie. « On a longtemps parlé d’expansion bantoue, mais on n’était pas sûrs s’il y avait réellement des mouvements de population. Mais on sait maintenant avec la génétique qu’il y a des liens étroits entre des populations qui vivent au centre, dans l’est et le sud de l’Afrique. »

Les langues bantoues sont d’ailleurs à l’origine d’intonations très fréquentes chez les Afro-Américains, selon Akinwumi Ogundiran, anthropologue à l’Université de Caroline du Nord, à Charlotte. Il a publié plusieurs études sur les liens culturels entre l’Afrique précoloniale et actuelle.

« La prépondérance des langues bantoues permet notamment d’utiliser des mots bantous pour désigner des concepts qui unissent tous les Africains. Par exemple, le mot “ubuntu” permet de définir les liens qui unissent toute l’humanité. »

— Akinwumi Ogundiran, anthropologue à l’Université de Caroline du Nord

L’expansion bantoue a fait disparaître, soit par assimilation, soit par déplacement, des dizaines de populations de chasseurs-cueilleurs au fil des siècles. « Il ne semble pas qu’il y ait eu des guerres liées à l’expansion bantoue, dit Mme Fourshey. Je crois personnellement qu’il y a eu un métissage avec les populations locales sur le plan culturel, mais l’idée dominante en anthropologie reflète l’uniformité linguistique qu’on observe. »

La peste de Justinien

L’idée d’une dernière vague d’expansion bantoue, juste avant l’arrivée des Européens, était jusqu’à récemment controversée parce qu’elle pouvait ressembler au mythe de la « terre vide » propagé par les colons anglais en Afrique du Sud pour justifier leur appropriation du territoire.

L’an dernier, une étude publiée dans Science Advances a démontré qu’il y a eu un effondrement démographique entre les IVe et VIIsiècles au Congo. « On pense que c’est peut-être lié à la peste de Justinien qui a affaibli l’empire byzantin », explique Étienne Patin, généticien à l’Institut Pasteur. Il est coauteur de l’étude de Science ayant établi définitivement des liens génétiques entre les différents bantouphones du continent.

En Afrique australe, il y a une interruption d’environ 1000 ans dans les traces archéologiques typiques des populations bantouphones, qui ont généralement introduit l’agriculture dans les régions où elles arrivaient, selon Koen Bostoen. Ce linguiste de l’Université de Gand, en Belgique, est l’un des auteurs les plus prolifiques dans l’étude des Bantous.

« Mais on ne sait pas s’il s’agit d’un manque d’efforts de fouilles, ou s’il y a eu un effondrement démographique comme dans le centre de l’Afrique. Personnellement, je pense qu’il y a eu une présence bantoue continue depuis 2000 ans en Afrique australe. » Dans l’est de l’Afrique, les Bantous ont, il y a 1000 ans, investi des niches écologiques où ils étaient auparavant absents, comme les hauts plateaux, note Mme Fourshey.

Un catéchisme portugais

L’idée d’une civilisation bantoue est née lors des premières explorations portugaises au XVIsiècle, quand des interprètes recrutés sur la côte ouest de l’Afrique ont pu communiquer avec des peuples de la côte est. Un catéchisme jésuite bantou du début du XVIIsiècle fait d’ailleurs partie de la collection de la British Library, à Londres.

« Les langues bantoues les plus éloignées ont une distance comparable à celle entre l’anglais et le français. »

— Rebecca Grollemund, linguiste à l’Université du Missouri

« Mais les bantouphones de l’Est, par exemple, peuvent généralement se comprendre, comme un Français et un Italien, parfois même comme un Italien et un Espagnol », explique Mme Grollemund.

Les Belges sont surreprésentés parmi les spécialistes de l’expansion du bantou, en raison de la colonisation du Congo. « Les Anglais et les Français avaient beaucoup de civilisations à étudier, mais nous n’avions que le Congo, alors nous avons tout misé sur les Bantous », explique Pierre de Maret, anthropologue émérite à l’Université libre de Bruxelles, qui était parmi les auteurs de l’étude de Science Advances de 2021. Environ la moitié des étudiants aux cycles supérieurs des instituts bantous en Belgique sont africains, mais souvent, à leur retour en Afrique, ils prennent des postes de hauts fonctionnaires, selon M. de Maret.

Comme les Austronésiens

L’expansion bantoue est unique dans l’histoire de l’humanité, selon M. Patin. « La seule comparaison possible est la migration austronésienne depuis Taiwan, il y a 5000 ans. Mais il y a beaucoup plus de diversité linguistique et culturelle parmi les différentes populations issues de la migration austronésienne. » Cette vague de migration dans le Pacifique et l’océan Indien est arrivée jusqu’à Madagascar il y a 1700 ans et l’île de Pâques il y a 1300 ans.

Le royaume du Kongo

L’un des États les plus importants de la sphère bantouphone est le royaume du Kongo, qui est apparu au XIVsiècle en Angola. « Ç’a été le premier royaume catholique africain, si on exclut l’Éthiopie, explique M. de Maret. Il y a eu plusieurs États bantous depuis 1000 ans, certains de la taille de la France. Mais il n’y a pas eu d’ensemble politique général. » Un autre royaume important est celui du Zimbabwe, qui a fleuri entre les XIe et XIVsiècles.

À l’avenir, l’une des questions importantes à étudier est la raison de l’absence de migration bantoue vers l’ouest, selon M. de Maret. Le « proto-bantou » est né à la frontière entre le Cameroun et le Nigeria, mais le Nigeria n’est pas bantou. Une autre priorité est de faire d’autres analyses génétiques, comme celles qui ont mené à la publication de Science de 2017, cette fois avec d’autres populations bantouphones, estime Isabelle Ribot, une bioanthropologue de l’Université de Montréal qui a travaillé sur des sites préhistoriques proto-bantous dans le nord-ouest du Cameroun.

De 300 à 500 millions

Nombre de bantouphones en Afrique subsaharienne

Sources : ONU, Université libre de Bruxelles

1,1 milliard

Nombre d’habitants en Afrique subsaharienne

Sources : ONU, Université libre de Bruxelles

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