Critique de Songs of Surrender, de U2

U2 amputé

U2 se gâte avec un album quadruple de reprises de ses propres chansons et montre au passage que s’il avait été un quatuor acoustique plutôt qu’une machine de rock incandescent, il ne serait pas l’un des groupes les plus populaires de l’histoire.

L’une des caractéristiques de la musique populaire est que c’est un art de la répétition. On peut être séduit par une chanson à la première écoute, mais on ne s’y attache profondément qu’à force de la réécouter pour finir par l’associer, souvent sans s’en rendre compte, à des moments importants de sa vie.

Une grande partie du plaisir qu’on tire d’une chanson qu’on aime tient donc au fait qu’on la connaît déjà. Parfois, jusque dans les silences entre les notes. Ce n’est jamais plus évident qu’en concert : les chansons qui marchent le mieux sont toujours les plus universellement (re)connues par la foule.

Avec Songs f Surrender, U2 prend un risque : celui de saper ce précieux lien. Ce projet de Bono et The Edge visait à dépouiller 40 morceaux du groupe des apparats rock qu’on leur connaît pour voir s’ils sauraient se tenir. Ici, les arrangements sont surtout acoustiques : guitare, piano, des cordes parfois, un peu de basse et de percussions et – à l’occasion – des sonorités trafiquées en studio. Le remodelage est parfois même plus complet, puisque les paroles de certaines chansons ont été changées.

Et puis, ça marche ?

Après les trois premiers morceaux (One, Where the Streets Have No Name et Stories for Boys), on se dit que ça va être long… Le chant de Bono, qui n’a jamais été aussi cru, écorche l’oreille. Les morceaux peinent à lever. On rend gloire à la magie du studio et aux guitares électriques, se disant que U2 aurait fait un bien piètre groupe folk…

Les choses s’améliorent au fil du disque et, sans jamais atteindre l’état de grâce, plusieurs morceaux s’avèrent de belles surprises. Two Hearts Beat as One (tirée de War) est porté par un groove surprenant. Until the End of the World et Stay (Faraway, So Close !) gardent leur côté puissance, même sans la guitare virevoltante et les arrangements aériens. Beautiful Day possède un charme presque apaisant.

Des chansons déjà plus calmes comme Stuck in a Moment You Can’t Get Out Of ou All I Want is You vivent aussi très bien ce déshabillage musical. Where the Streets Have no Name et I Will Follow, par contre, ne se remettent jamais d’avoir été amputées des riffs électrisants qui font sauter le plafond de l’aréna quand U2 les joue sur scène.

Le remodelage des textes est moins facile à évaluer globalement, car il n’est pas toujours fondamental et il faudrait passer chaque ligne en revue pour confirmer les modifications. Dans I Will Follow, il s’agit surtout de marquer le passage du temps : Bono ne la chante plus du point de vue d’un jeunot de 20 ans, mais de celui d’un homme mûr. Sunday Bloody Sunday propose un changement plus profond, qui met à jour la réflexion sur la question irlandaise et les religions organisées.

Bono prétend dans le documentaire Bono & The Edge : A Sort of Homecoming que ces modifications apportées aux textes lui permettent d’établir des versions définitives des chansons. L’argument se défend et, en tant que créateur, il a tous les droits. Or, comme avec les director’s cuts au cinéma, les fans ont le choix d’adhérer ou non à la nouvelle proposition.

U2 déploie une belle imagination sur Songs of Surrender. Il reste qu’on ressort de cette longue traversée avec une conviction principale : dans le cas du groupe irlandais, le travail d’arrangement et de studio n’a jamais été qu’une simple étape d’enrobage, mais un instrument à part entière. Le cinquième membre du groupe. Et on ne peut s’empêcher de s’ennuyer de lui, ici.

ROCK

Songs of Surrender

U2

Island / Universal

6/10

Critique des Chevaux du plaisir, d’Isabelle Boulay

Oser Bashung

Sur Les chevaux du plaisir, Isabelle Boulay enfourche les indomptables chansons d’Alain Bashung sans trop les domestiquer.

Reprendre Bashung est un geste osé tant ses chansons sont collées à sa voix, à son ton, à son phrasé, bref, à sa manière unique. Il faut arriver à faire sonner avec naturel cette langue étrange tout en laissant entendre ce qu’il y a derrière les images façonnées pour échapper aux interprétations trop littérales. Il faut mettre en scène les chocs poétiques sans les souligner pour ne pas perdre la charge émotive. Et il ne faut pas édulcorer les nombreux sous-entendus érotiques…

L’amorce des Chevaux du plaisir est prometteuse : les quelques notes de guitare en intro de Je t’ai manqué et l’atmosphère western chic vite tissée par les sonorités et les arrangements montrent l’envie de donner à cette chanson le panache qu’elle réclame. Prudente, Isabelle Boulay cale sa voix sur la mélodie naguère chantée par Bashung sans trop prendre de libertés. Elle osera peu s’éloigner de son guide, d’ailleurs, tout au long du disque.

L’essentiel de l’album se tient habilement dans une zone proche du country-folk raffiné, plus ou moins tenté par le rock, selon les moments. Ça colle parfaitement à Je passe pour une caravane, l’une des chansons les plus réussies. Aucun express perd en revanche une partie de sa charge émotive sous une panoplie d’arrangements qui se veulent pourtant économes. Seule véritable surprise du disque sur le plan musical, Ma petite entreprise, rendue pop et presque groovy par une ligne mélodique fuzzée. C’est peut-être une façon de montrer que la chanson ne parle pas vraiment d’un propriétaire de PME…

Et l’interprète ? Elle avance dans ces morceaux avec une certaine précaution. Elle laisse en général planer le sens (elle ne souligne pas les dessous de Madame rêve, le texte le plus sensuel de l’album), sans tout trop tremper dans la mélancolie qu’on lui connaît. Elle reste parfois en surface des choses, comme sur Aucun express, chanson déchirante qu’elle rend avec plus de distance que de retenue, et on regrette de ne pas sentir assez le sourire malicieux que Bashung insufflait subtilement à ses chansons fuyantes.

Isabelle Boulay n’a toutefois jamais l’air parachutée dans cet univers qui, visiblement, l’habite. Elle possède l’élégance qu’il fallait pour aborder ces morceaux. Son chant manque un peu de piquant, mais sa voix est, comme toujours, magnifique, pleine de nuances. Elle ne fait pas hennir les chansons de Bashung, mais s’inscrit d’emblée parmi les rares qui ont su les monter sans se faire désarçonner.

Country-folk

Les chevaux du plaisir – Boulay chante Bashung

Isabelle Boulay

Audiogram

7/10

Critique de Moteur super sport, de Tom Chicoine

Élégance country

Un album de pur country fait par un auteur-compositeur-interprète qui connaît ses classiques.

Tom Chicoine n’est pas tout à fait un nouveau venu – un album en 2016, un mini-album en 2021, quelques concours entre les deux. Mais son arrivée dans l’écurie Audiogram semble lui avoir donné un véritable essor, tout comme sa rencontre avec Éric Goulet, avec qui il a commencé à travailler il y a deux ans : en effet, le chanteur des Chiens imprime sa marque de réalisateur et de musicien sur cet album de country-rock pur de très belle facture.

En fait, si on devait juger un artiste par son entourage, Tom Chicoine aurait une note parfaite : Alex Burger de Bon Enfant à la basse, David Marchand (guitare, pedalsteel) et Mandela Coupal-Dalgeish (batterie) de Mon Doux Saigneur, Ariane Roy aux harmonies, que de talent ici, en plus d’invités spéciaux bien choisis comme les Hay Babies sur une chouette reprise de Pour ton amour de Renée Martel ou Rick Hayworth à la guitare acoustique pour une version française de So Lonesome I Could Cry de Hank Williams (12).

On le voit, Tom Chicoine connaît ses classiques – son adaptation franchement réussie de I’ll Be There in the Morning (Jusqu’au matin) de Townes Van Zandt en témoigne aussi. L’album est donc en parfaite adéquation avec ses influences country, parle de fuite et de grands espaces, de peines d’amour et de drague légère, et on ressent jusque dans le moindre solo de guitare, dans chaque vibration de lapsteel, dans sa voix grave et riche aussi ses racines nord-américaines bien implantées.

Tom Chicoine fait partie de cette nouvelle génération d’artistes qui embrasse le country. Si on aime le genre, on est avec lui en parfaite compagnie, mais il lui manque peut-être la petite dose de second degré de son collègue Alex Burger qui le ferait se démarquer. À côté de l’amusante pièce titre Moteur Super Sport, joyeuse chanson de route aux accents hillbilly, qui avance irrésistiblement sans qu’un seul kilomètre soit roulé – « Ma moto, j’veux réparer ma moto », dit-il dès le début –, quelques textes tombent plutôt à plat, ni vraiment terre-à-terre dans la pure tradition country ni vraiment poétiques.

Pas tous bien sûr, il y a des perles ici et là, du vernaculaire parfaitement utilisé et des images bien tournées, mais on retient surtout de cet album une véritable élégance country qui chatouille doucement l’oreille.

Country rock

Moteur super sport

Tom Chicoine

Audiogram

6,5/10

Critique de Praise a Lord Who Chews But Which Does Not Consume, d'Yves Tumor

Retour aux sources

Praise a Lord Who Chews But Which Does Not Consume ; (Or Simply, Hot Between Worlds) marque un retour aux sources shoegaze pour Yves Tumor, une dose pop se substituant ici aux accents soul expérimental du remarquable Heaven For a Tortured Mind.

Enfant spirituel de Prince, Yves Tumor avait marqué un grand coup avec son deuxième album, lancé en 2020. Puisant à la source de la soul psychédélique en l’enrobant de textures tendues, triturées et parfois même dissonantes, l’artiste américain offrait une avenue funk presque inédite. On n’a bien sûr pas renié le travail réalisé sur Heaven for a Tortured Mind – l’excellente instrumentale Purified by the Fire est un bel exercice art-soul alors que la lascive et sexy Echolalia s’avère l’un des points forts de la nouvelle collection de chansons ; mais Tumor a délibérément choisi un véhicule plus accessible, troquant la basse funky pour les bourdons shoegaze.

Il en résulte un album qui penche plus du côté de la britpop de Manchester que du R & B de Motown, tout en préservant les qualités de mélodiste de Tumor. God is a Circle met la table avec ses atmosphères presque gothiques, la voix nonchalante d’Yves placée au premier plan assurant l’ambiance, alors que Heaven Surrounds Us Like a Hood s’avère une excellente chanson alt-rock aiguillée par la batterie nerveuse de Rhys Hastings et la guitare anxieuse de Chris Greatti.

Meteora Blues, Operator et In Spite of War ne déméritent pas non plus, assurant une cohésion d’ensemble à l’album le plus digeste à ce jour de l’artiste floridien. Bien qu’on aurait aimé que Tumor continue de construire sur les bases de son œuvre précédente, on ne boudera pas son plaisir.

Indie rock

Praise a Lord Who Chews But Which Does Not Consume ; (Or Simply, Hot Between Worlds)

Yves Tumor

Warp Records

6,5/10

Critique de Mozart – String Quintets K. 515 & K. 516, par le Quatuor Ébène et Antoine Tamestit

Mozart en bonne compagnie

S’ils ne figurent guère au concert en comparaison des quatuors en raison de leurs effectifs inhabituels (deux violons, deux altos et un violoncelle), les six Quintettes pour cordes de Mozart ont cependant connu une certaine fortune au disque, en particulier les quatre « grands » (K. 515, 516, 593 et 614). Le témoignage du Quatuor Alban Berg vient évidemment en tête.

On se réjouit qu’un des plus grands quatuors de notre temps – Ébène – se joigne à un ami de longue date, le non moins exceptionnel altiste Antoine Tamestit (qu’on entendra d’ailleurs avec les Violons du Roy le 14 avril à la salle Bourgie) pour graver deux des sommets du corpus, les Quintettes en do majeur, K. 515, et en sol mineur, K. 516.

Lui-même altiste, Mozart était un chambriste enthousiaste et n’a eu de cesse de soigner les parties intermédiaires dans ses œuvres pour petits ensembles. Il vaut donc la peine d’aller chercher un musicien chevronné pour compléter un quatuor déjà formé. Tamestit tient dans ce cas-ci la partie d’alto I dans le K. 515, avant d’échanger les rôles avec sa collègue Marie Chilemme (dernière arrivée chez les Ébène) pour l’autre quintette.

Ce qui frappe d’emblée avec ce nouveau disque Erato enregistré en juin 2020 à l’auditorium de la Seine musicale, près de Paris, c’est la qualité sonore, tributaire tant de l’expertise des instrumentistes que de celle des preneurs de son.

Les deux allegros du Quintette en do majeur sont haletants, sans trop presser, pendant que le premier allegro de l’autre œuvre appuie très légèrement sur les freins pour bien installer le climat d’inquiétude auquel invite le ton de sol mineur. Même chose avec les deux menuets (tous deux marqués « allegretto »), celui en do majeur étant articulé plus léger que celui en sol mineur.

Si le mouvement lent du Quintette en do majeur reste assez posé pour un andante, il nous permet néanmoins d’admirer l’alto de Tamestit, particulièrement mis en évidence. L’adagio introduisant le dernier mouvement du Quintette en sol mineur nous fait pour sa part pénétrer dans un monde sans espoir, avant l’éclatement final en sol majeur.

Musique classique

Mozart – String Quintets K.515 & K. 516

Quatuor Ébène

Erato

8,5/10

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