La Presse en Syrie

La révolution du Rojava

Une révolution féministe dans un monde dominé par les hommes. Une démocratie directe à l’ombre d’une dictature. Dans le nord de la Syrie, une grande expérience politique est en cours. Les Kurdes du Rojava réussiront-ils leur pari ?

UN GRAND REPORTAGE EN SYRIE D’ISABELLE HACHEY

L’utopie née des cendres de la Syrie

JINWAR, Syrie — C’est un village perdu au bout d’un chemin de terre. Quelques dizaines de maisons en chantier, posées sur l’horizon d’une plaine aride et pelée. À première vue, Jinwar n’a rien d’exceptionnel. Pourtant, ce village en construction incarne à lui seul l’étonnante révolution en cours dans le nord de la Syrie, malgré la guerre civile. Ou à cause d’elle.

Lorsque sera posée la dernière brique de terre séchée, lorsque les semis seront plantés et les maisons, attribuées, Jinwar deviendra le premier village de Syrie écologique, autosuffisant et, surtout, exclusivement réservé… aux femmes.

Aux femmes « libres », prend soin de préciser Rumet Heval, l’une des responsables du chantier.

« À la maison, les femmes n’ont pas le pouvoir de prendre de décisions. Ce sont des hommes qui décident à leur place. Ici, elles seront maîtresses de leur vie. »

– Rumet Heval, chargée du projet Jinwar

L’objectif n’est pas de couper les femmes de la moitié de l’humanité mais bien « d’exploiter leur potentiel », explique-t-elle. « Les femmes sont fortes et peuvent vivre par elles-mêmes. »

Il s’agit aussi d’un pied de nez au groupe État islamique (EI).

La moitié des maisons de Jinwar sont destinées à des veuves de combattants tués dans l’offensive visant à éradiquer l’EI des villes et des villages, au sud. Là-bas, les femmes sont cloîtrées chez elles et risquent le fouet – ou pire – si elles osent sortir sans dissimuler leurs corps sous d’amples voiles noirs.

À peine 200 km nous séparent de ces territoires syriens où les djihadistes imposent avec un zèle fanatique leurs lois religieuses dignes d’un autre âge. Jinwar se trouve bien dans le même pays – mais sur une tout autre planète.

L’antithèse du califat

La lutte contre l’EI a braqué les projecteurs sur les combattantes kurdes syriennes, ultra-photogéniques en treillis, foulards fleuris sur la tête et kalachnikov en bandoulière. Sur le terrain, les succès de ces femmes sans peur et sans reproche ont contribué à leur légende. Membres des Unités féminines de protection (YPJ), elles ont notamment libéré, avec leurs frères d’armes des Unités de protection du peuple (YPG), des milliers de yézidis pris au piège sur le mont Sinjar, en Irak.

Mais au-delà des exploits militaires, on connaît moins le type de société que les hommes et les femmes kurdes sont en train de bâtir dans le nord de la Syrie. La révolution du Rojava, territoire autonome né des cendres de la guerre civile, ne préconise rien de moins que la démocratie directe inspirée de la Grèce antique, la laïcité, le pluralisme ethnique et, bien, sûr, l’égalité des sexes.

C’est l’antithèse du califat islamique.

Cette expérimentation radicale est menée dans l’un des endroits les plus dangereux de la planète. Les plus conservateurs et patriarcaux, aussi. Les défis sont aussi gigantesques que les risques de dérapage. Au Rojava, les Kurdes se battent sur deux fronts. Contre l’annihilation et pour une utopie.

Un semblant de pays

On n’entre pas facilement au Rojava. Il faut d’abord se rendre en Irak, puis monter à bord d’une simple barque pour franchir le Tigre, qui marque la frontière avec la Syrie. C’est l’un des seuls points de passage permettant d’accéder à cette enclave bordée au sud par l’EI, à l’ouest par l’armée de Bachar al-Assad et au nord par la Turquie – qui a érigé, le long de sa frontière, un mur de béton de 700 km à faire rougir d’envie Donald Trump.

À l’est, le gouvernement régional kurde d’Irak, allié de la Turquie, autorise les passages sur le Tigre au compte-gouttes, quand il ne ferme pas carrément sa frontière, parfois pendant des semaines, au gré de ses humeurs ou des tensions régionales.

La traversée ne dure qu’une minute. Côté syrien, tout semble à la fois officiel et factice, jusqu’au tampon d’entrée dans le « Système fédéral démocratique de la Syrie du Nord » qu’un douanier à l’air suspicieux appose sur une feuille et non dans le passeport, puisque ce territoire autogéré – qui dispose d’une charte, d’un gouvernement, d’un parlement, de tribunaux et d’une armée – n’est officiellement reconnu par personne.

Un Rojava fort dans une Syrie unie

La route file à travers une vaste étendue désertique. La monotonie du paysage n’est brisée que par les puits de pétrole disséminés à travers la plaine. À tout bout de champ, la voiture est stoppée aux points de contrôle tenus par les miliciens kurdes qui se sont emparés depuis cinq ans d’un territoire de 30 000 km2, l’équivalent de la péninsule gaspésienne.

L’or noir est abondant mais sévèrement rationné. C’est que le pétrole brut est désormais acheminé dans des raffineries construites avec les moyens du bord, qui produisent un carburant de mauvaise qualité. Les moteurs des véhicules en souffrent, les citoyens rouspètent, mais qu’importe : étranglé par l’embargo, le Rojava se débrouille avec le peu qu’il possède.

Le contraste avec la région kurde du nord de l’Irak est saisissant. Là-bas, les gratte-ciel, autoroutes, boutiques et cafés branchés se sont multipliés depuis la chute de Saddam Hussein. L’argent coule à flots et les Kurdes irakiens sont prêts à divorcer. Le 25 septembre, ils se sont prononcés massivement en faveur de l’indépendance, à l’issue d’un référendum qui risque de morceler l’Irak.

Les Kurdes de Syrie ont choisi une autre voie. « Le concept d’État-nation est à l’origine de la crise syrienne. Nous prônons plutôt le fédéralisme démocratique », dit Hediya Yousef, coprésidente de l’assemblée constituante du Rojava.

Avant la guerre, elle a croupi deux ans dans une geôle syrienne pour subversion politique. Malgré cela, et malgré des décennies d’oppression à l’encontre de son peuple, elle ne souhaite pas la chute de Bachar al-Assad.

« La solution n’est pas de changer un dirigeant par un autre. C’est le système qu’il faut changer en profondeur. »

– Hediya Yousef, coprésidente de l’assemblée constituante du Rojava

Les Kurdes de Syrie auraient pu profiter du soulèvement de mars 2011 et du chaos qui a suivi pour se rebeller, eux aussi, contre le régime. Ils ont plutôt conclu une entente tacite avec Bachar al-Assad, un pacte de non-agression en retour duquel le dictateur a retiré ses troupes du Rojava. Les Kurdes n’ont eu qu’à remplir le vacuum pour mettre en branle la révolution à laquelle ils se préparaient depuis plus d’une décennie.

La révolution des femmes

Trois ans après le déclenchement du conflit syrien, un homme d’Amuda, la capitale administrative du Rojava, a tué sa future femme parce qu’il l’accusait de ne pas être vierge. Les deux familles ont ensuite conclu un arrangement à l’amiable. Celle du meurtrier a versé une compensation à celle de la victime – une pratique courante lorsque survient un crime d’honneur.

L’affaire aurait pu en rester là.

La différence, cette fois, c’est que des femmes sont descendues dans la rue pour crier leur indignation. « Pour nous, il n’y avait pas de compromis possible. Ce meurtre devait être considéré comme un crime à part entière », raconte Noura Khalil, intervenante chez SARA, une organisation fondée en 2013 afin de venir en aide aux victimes de violence conjugale.

Grâce aux pressions de la rue, le meurtrier a dû répondre de ses actes devant un tribunal. Il a été jugé et jeté en prison. Une victoire pour SARA, qui administre des centres d’hébergement anonymes pour femmes victimes de violence.

« Sous le régime syrien, il nous aurait été impossible d’ouvrir ces refuges secrets. Il n’y avait pas d’organisations civiles. Les crimes d’honneur n’étaient pas punis. »

– Noura Khalil, intervenante chez SARA, organisme de soutien aux victimes de violence conjugale

Au Rojava, la révolution est bel et bien en marche. Et elle est résolument féministe.

« Pour changer le système, nous devons commencer par les femmes, dit Hediya Yousef. Une société sans égalité des sexes n’est pas une société démocratique. »

Des lois ont été adoptées pour interdire le mariage forcé, le mariage des filles mineures, l’excision et la polygamie. La charia n’a plus cours pour régler les disputes matrimoniales ; les tribunaux islamiques ont été démantelés. Désormais, les femmes peuvent exiger le divorce et obtenir la garde de leurs enfants. Elles ont droit à leur juste part d’héritage. Devant un juge, leur témoignage vaut bien celui d’un autre – jusque-là, le témoignage de deux femmes était requis pour égaler celui d'un homme. Au Parlement, un quota minimal de 40 % de femmes a été imposé.

« Les femmes doivent se libérer de l’idéologie traditionnelle voulant qu’elles doivent rester à la maison. Elles ont un rôle politique et militaire à jouer dans cette révolution », dit Amina Omar, « ministre » de la Condition féminine.

« Notre système de coprésidence homme-femme au sein des organisations n’a pas d’équivalent dans les pays occidentaux. Nous avons entrepris une expérience radicale au Rojava. »

– Amina Omar, « ministre » de la Condition féminine

Une expérience radicale, sans aucun doute. Mais l’Histoire ne manque pas de révolutions détournées ou réprimées dans le sang. Une fois que les armes se seront tues en Syrie, que restera-t-il de la révolution du Rojava ?

La démocratie en temps de guerre

QAMICHLI, Syrie — La nouvelle Université du Rojava est gardée par des hommes armés de kalachnikovs. Au sud, la guerre civile fait rage. Dans cette Syrie meurtrie, fracturée, les Kurdes savent leur avenir fragile. En cet après-midi de fin août, ils sont pourtant des centaines, réunis dans un amphithéâtre surchauffé, à débattre avec passion de… réforme scolaire.

La révolution du Rojava passe aussi, bien sûr, par ce que l’on enseigne aux enfants du pays.

Déjà, on a « déconfessionnalisé » l’école, en regroupant les religions – islam, christianisme, bouddhisme et autres – dans un manuel scolaire neutre. Pour la première fois, un enseignant laïque donne ce cours d’éthique et culture religieuse, version kurde.

Mais il y a plus. « Cette révolution, c’est une chance pour nous de tout changer, dit Behcet Hisen, membre de la commission pour l’éducation du Rojava. Avant, à l’école, on apprenait l’histoire des pays arabes, mais rien sur notre culture et nos traditions. Nous ne savions rien de l’histoire des Kurdes. »

C’est une histoire d’oppression. Pendant des décennies, toute trace de l’identité kurde a été effacée de la vie publique en Syrie. Dans les années 60, le pouvoir syrien a comparé la « question kurde » à une « tumeur maligne ». Pour l’éradiquer, il a privé 120 000 Kurdes de la nationalité syrienne. Sans papiers dans leur propre pays, ces gens n’avaient pas droit à la propriété, pas droit d’étudier, ni même d’obtenir un permis de conduire.

Même les noms kurdes étaient bannis. L’enseignement de la langue était proscrit, sous peine d’emprisonnement.

« Nous cachions des livres kurdes sous notre chemise pour aller les lire en secret, derrière des portes closes. Nous vivions dans la peur du régime. »

– Behcet Hisen, membre de la commission de l’éducation au Rojava

En 2015, l’enseignement du kurde est réapparu dans le programme scolaire après un demi-siècle d’absence.

Le nouveau pouvoir au Rojava est convaincu qu’il faut enseigner aux enfants leur langue maternelle pour former une génération attachée à sa culture et à son territoire. Si la majorité des Kurdes saluent cet appel d’air, les critiques – pour la plupart issues des communautés arabes et chrétiennes – voient plutôt dans la réforme scolaire le début de la partition de la Syrie.

Le début d’un nouvel endoctrinement, aussi.

Car si les manuels glorifiant le régime baathiste de Bachar al-Assad ont disparu, ils ont été remplacés par d’autres – à la gloire, cette fois, du père de la révolution : Abdullah Öcalan.

Apo l'omnipotent

Bien qu’emprisonné depuis 1999 en Turquie, le fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est omniprésent au Rojava. Ici, on l’appelle simplement Apo, qui signifie « Oncle ». Son visage orné d’une épaisse moustache et de sourcils en broussaille surgit aux détours des rues, dans les bureaux gouvernementaux et les stations de police, sur la poitrine des combattants envoyés au front.

Tel Big Brother, Abdullah Öcalan surveille son peuple. Ce culte de la personnalité, soigneusement entretenu et digne des pires dictatures de l’Histoire, contredit le principe de démocratie directe promulgué par Öcalan du fond de sa prison turque. Voilà un leader qui exhorte son peuple à décider par lui-même… mais dont tout le monde semble boire les paroles !

Ce n’est pas le seul paradoxe. Abdul Salam Ahmed, responsable des relations diplomatiques du gouvernement de facto, assure que le Rojava n’a « aucun lien avec le PKK » – considéré comme une organisation terroriste par de nombreux pays, dont le Canada – alors que deux portraits d’Öcalan décorent son propre bureau.

« C’est par respect et par admiration que nous affichons le portrait d’Apo. Nous nous inspirons de son idéologie, mais nous n’avons pas de relations directes avec lui. »

– Abdul Salam Ahmed, responsable des relations diplomatiques au Rojava

Le PKK et le Parti de l’Union démocratique – PYD, au pouvoir en Syrie – sont deux organisations distinctes, insiste-t-il.

Il ne fait pourtant aucun doute que les deux partis soient très liés. Des milliers de Kurdes syriens ont pris part au soulèvement du PKK contre le gouvernement turc, dans les années 90. Aujourd’hui, des guérilleros du PKK combattent l’EI à Raqqa, aux côtés de leurs frères d’armes syriens. Certains dirigeants du PYD étaient membres de la première heure du PKK. Entre les deux partis, la frontière est poreuse, souvent même inexistante.

Autre paradoxe : alors que des institutions décentralisées sont créées au Rojava, « le pouvoir reste massivement centralisé entre les mains du PYD », a constaté en 2016 l’institut de recherche britannique Chatham House. « Le PYD opère comme une secte ; vous en faites partie ou non. Il n’y a pas de place pour quiconque pense autrement, veut le défier ou tente de lui demander des comptes », a confié un activiste à l’institut.

« Le PYD tente d’imposer sa loi avec force dans les régions kurdes de Syrie depuis 2012 et ne tolère aucune opposition ou opinion critique, confirme à La Presse Jian Omar, un opposant politique exilé à Berlin. La majorité des partis kurdes en Syrie, qui ne sont pas d’accord avec la politique du PYD, sont systématiquement supprimés et persécutés. »

Imposer la démocratie

Malgré les beaux discours de ses dirigeants, le Rojava est donc loin d’être une démocratie idéale. Human Rights Watch y a documenté des cas d’arrestations arbitraires, de meurtres et de disparitions inexpliquées. Mince consolation, l’organisme a jugé que, par rapport au régime et aux groupes rebelles syriens, « les violations des droits de la personne commises par le PYD [étaient] beaucoup moins flagrantes et répandues ».

Reste que les nouveaux maîtres du Rojava se servent du conflit syrien comme prétexte pour étendre leur territoire et consolider leur pouvoir, dénoncent leurs opposants politiques. Ce qui soulève une question : une administration à 100 % démocratique peut-elle émerger en pleine guerre ?

Depuis six ans, la région tout entière est mobilisée par le conflit syrien. Les milices sont partout, protégeant le territoire sous d’immenses drapeaux aux couleurs du YPG.

Il est probablement là, le plus grand des paradoxes. Le Rojava abrite une société fortement militarisée qui aspire à en devenir une autre, libérée de toute hiérarchie. Les Kurdes ont pris le pouvoir par les armes et entendent imposer leur « confédération démocratique », coûte que coûte, dans le nord de la Syrie.

C’est la guerre qui a rendu cette utopie possible, et c’est la guerre qui risque de précipiter son enterrement.

Le prisonnier et le vieil anarchiste

Pour faire la révolution au Rojava, les Kurdes de la Syrie se sont inspirés des idées de Murray Bookchin, un vieux militant de la gauche radicale qui n’avait jamais vraiment réussi à intéresser qui que ce soit à ses théories sociales et qui vivait, reclus et désenchanté, à Burlington, au Vermont.

Toute sa vie, Murray Bookchin avait rêvé de révolution. Il est né en 1921 dans le Bronx, à New York, de parents juifs révolutionnaires qui avaient fui la Russie tsariste. Il a été staliniste, puis trotskiste. Avec le temps, il s’est retrouvé du mauvais côté de l’Histoire, mais « il voulait continuer. Pour lui, le capitalisme restait fondamentalement mauvais », raconte sa biographe, Janet Biehl, qui fut aussi sa conjointe.

Déçu par les piètres résultats des grandes théories de gauche du siècle dernier, Bookchin a élaboré sa propre doctrine : l’écologie sociale.

« L’idée était de créer un mouvement de la base, une société autogérée et antihiérarchique où tous seraient égaux. Il s’est inspiré de la Grèce antique, où les citoyens prenaient des décisions en assemblée, même en temps de guerre. »

 – Janet Biehl, biographe et conjointe de Murray Bookchin

Se décrivant comme un « socialiste libertaire », Bookchin a fusionné les idéaux du marxisme et de l’anarchisme, mais aussi de l’écologisme. « Il a passé le reste de sa vie à faire la promotion de ses idées. Il a beaucoup écrit, il a donné des conférences, mais il n’a jamais réussi à former le mouvement qu’il souhaitait. »

Bookchin ignorait qu’à l’autre bout du monde, dans une île-prison de la mer de Marmara, un homme dévorait ses bouquins.

Abdullah Öcalan, fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), était lui aussi un marxiste-léniniste désillusionné. Il cherchait lui aussi une autre voie. Il l’a trouvée dans les essais obscurs d’un irascible anarchiste du Vermont.

Une conversion politique

La guérilla menée par le PKK contre le gouvernement turc a fait des dizaines de milliers de morts dans les années 90. Son objectif était d’obtenir un État kurde indépendant. Il a changé après l’incarcération sous haute surveillance, en 1999, d’Abdullah Öcalan, seul et unique détenu de la prison de l’île d’Imrali.

C’est là-bas qu’Öcalan a amorcé sa conversion politique. « Il a demandé à lire, surtout des livres de théories sociales, raconte Janet Biehl. Des boîtes de bouquins lui ont été livrées et dans l’une d’elles, il y avait des traductions turques des essais de Murray. »

Öcalan y a trouvé une façon de réaliser le rêve des Kurdes sans passer par l’indépendance. Il suffisait d’instaurer la « démocratie sans État » imaginée par Bookchin.

« Il y a eu de la résistance au sein du PKK, dit Janet Biehl. Les vieux combattants avaient vu mourir leurs frères pour l’indépendance du Kurdistan et n’acceptaient pas qu’ils soient morts pour rien. »

« Dans les montagnes du Kurdistan, un haut gradé du PKK a demandé :  "Pourquoi aurions-nous besoin d’un anarchiste américain qui n’a que 50 adeptes ?" »

 – Janet Biehl, biographe et conjointe de Murray Bookchin

À Burlington, Bookchin lui-même était sceptique. En avril 2004, il a reçu le courriel d’un proche d’Öcalan lui confiant que ce dernier avait recommandé ses livres à tous les maires des villes et villages kurdes. Bookchin était loin d’être convaincu. « Si vous m’écrivez encore, je vous demanderais d’être patient avec un vieux radical », lui a-t-il répondu, croyant mettre fin à la correspondance.

Par l’intermédiaire d’un interprète, Abdullah Öcalan a toutefois rétorqué qu’il se considérait comme « l’un de ses bons élèves », ajoutant que « le mouvement de libération kurde [était] déterminé à mettre en place ses idées avec succès ».

Les bonzes du PKK ont fini par se convertir au « confédéralisme démocratique » proposé par Öcalan. La doctrine a été officiellement adoptée par le groupe rebelle en juin 2005.

Mais Bookchin avait coupé les ponts. « Il ne voulait pas vraiment avoir un dialogue, se rappelle Janet Biehl. Ce n’était rien de personnel, mais il était tellement fatigué. Il avait été trop déçu. Il avait vécu une vie entière de déceptions. »

Murray Bookchin est mort à 85 ans, le 30 juillet 2006, sans pouvoir se douter qu’un printemps arabe se préparait au Moyen-Orient.

Les germes d’une révolution

Au centre de Kobané s’élève une immense statue blanche représentant une femme ailée. C’est Arin Mirkan, combattante kurde qui a fait détoner sa ceinture d’explosifs parmi un groupe de djihadistes, en octobre 2014, dans l’espoir de freiner l’offensive du groupe État islamique sur la ville assiégée.

Elle est devenue le symbole de la résistance kurde.

Aujourd’hui, la statue d’Arin Mirkan règne sur un triste amas de ruines. Kobané a été largement détruite dans les combats. Des portraits des combattants martyrs ornent les lampadaires. Les chars d’assaut des djihadistes vaincus sont exposés comme des trophées. Des carcasses de voitures carbonisées jonchent les rues.

Coprésidente du gouvernement local, Aysha Afendi nous guide à travers les gravats de la ville.

À ses yeux, le sacrifice d’Arin Mirkan n’a pas été vain. « Ces combattantes font plus que défendre leurs terres ; elles défendent une idée. Notre système politique n’existe nulle part ailleurs dans le monde. Nous faisons sans doute des erreurs sur le terrain, mais c’est une expérience nouvelle », plaide-t-elle.

Aysha Afendi nous fait entrer dans la « commune » du quartier. C’est ici que les résidants se réunissent chaque semaine pour discuter des enjeux du moment, régler les disputes locales, critiquer leurs représentants et proposer des solutions.

On retrouve ces communes dans chaque quartier, dans chaque village du Rojava. Elles forment la base du système politique théorisé par Murray Bookchin. Et elles font déjà l’Histoire : le 22 septembre, la plupart des citoyens qui ont élu leurs représentants dans les 3700 communes du territoire étaient appelés aux urnes pour la première fois de leur vie.

Quelque chose a définitivement germé à travers les décombres de Kobané. Reste à savoir si, à travers le chaos syrien, ces germes de révolution auront l’espace vital pour s’épanouir et former la société utopique qu’avait imaginée un vieil anarchiste, au bord du lac Champlain.

Le baril de poudre

Six ans de guerre civile ont redessiné les frontières de la Syrie en faveur de la minorité kurde du pays. Mais le terrain est miné – et les alliés des Kurdes sont rares. Incursion dans la poudrière.

Le Rojava

Ce territoire autonome du nord de la Syrie n’est pas reconnu par le régime syrien, ni par la communauté internationale. Le Rojava a pris de l’expansion au cours des trois dernières années, à mesure que les Unités de protection du peuple (YPG) repoussaient le groupe État islamique (EI) des villes et des villages des environs. Aujourd’hui, le territoire de 30 000 km2 compte 4,6 millions habitants, en majorité kurdes, mais aussi arabes et assyriens. Quand la « Fédération démocratique de la Syrie du Nord » a été proclamée, le 17 mars 2016, les réactions ont été presque toutes négatives. C’est que les succès militaires incontestables des forces kurdes se heurtent à des obstacles géopolitiques apparemment insurmontables.

La Turquie

La Turquie s’oppose avec force à la création d’une région autonome parce qu’elle craint que cela n’alimente les ambitions séparatistes de sa propre minorité kurde. En outre, elle considère le Parti de l’Union démocratique (PYD), au pouvoir au Rojava, comme la branche syrienne de son ennemi mortel, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). La tension monte. Le long de la frontière, les troupes turques se tiennent prêtes à l’assaut. « Nous ne permettrons jamais l’établissement d’un État dans le nord de la Syrie et dans le sud de notre pays », a déclaré l’an dernier le président turc Recep Tayyip Erdoğan. « Nous continuerons à nous battre contre ce projet, peu importe le prix. »

Le Kurdistan irakien

Les Kurdes d’Irak sont loin d’être les plus grands alliés des Kurdes de Syrie. Les deux groupes ont subi des décennies d’oppression, mais ont choisi des chemins différents pour s’émanciper. Ils entretiennent aujourd’hui des relations tendues. En Irak, le président du gouvernement régional kurde (KRG), Massoud Barzani, rêve d’un État-nation : il a organisé un référendum sur l’indépendance, le 25 septembre, qui risque d’entraîner la partition de l’Irak. Allié des États-Unis et de la Turquie, le Kurdistan de Barzani est résolument capitaliste et conservateur sur le plan social. Tout le contraire du Rojava – « l’ouest », en langue kurde – qui prône l’avènement d’une confédération féministe et socialiste en Syrie.

Le régime syrien

Au centre de Qamichli, la principale ville du Rojava, la statue de Hafez al-Assad n’a pas été déboulonnée. Le père de l’actuel dictateur de la Syrie incarne pourtant les années de plomb du régime baathiste. Mais les Kurdes savent faire des compromis. Cette section du centre-ville, appelée la « place de la Sécurité », est contrôlée par les forces du régime, tout comme l’aéroport de Qamichli. « C’est la seule façon officielle de quitter le Rojava. Nous ne pouvons pas bloquer cette issue, explique la politicienne kurde Hediya Yousef. Contrairement à l’opposition syrienne, nous voulons régler la crise par le dialogue et non par les armes. » En attendant, la cohabitation est malaisée à Qamichli entre les nostalgiques du régime et les partisans d’une révolution inachevée.

Les États-Unis

Les milices kurdes YPG se réclament d’une idéologie de gauche radicale, mais qu’importe : Washington les considère comme ses meilleurs alliés dans la lutte contre le groupe État islamique. Mais cette alliance ne durera pas. Les États-Unis sont prêts à armer les Kurdes, mais pas à soutenir leur projet politique. Et pour cause : la Turquie, membre de l’OTAN, est sa plus grande alliée dans la région. « Les États-Unis nous soutiennent parce que cela sert leurs intérêts, admet Abdul Salam Ahmed, responsable des relations diplomatiques au Rojava. Mais nous espérons que le soutien militaire se transforme en soutien politique. Nous avons versé beaucoup de sang. Nous sommes une lumière dans le noir en Syrie. »

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