Laura Poitras / All the Beauty and the Bloodshed

David contre Goliath

Laura Poitras a remporté l’Oscar du meilleur documentaire en 2015 pour Citizenfour, à propos du lanceur d’alerte Edward Snowden, qui dénonçait l’espionnage numérique, en particulier des États-Unis. Dans All the Beauty and the Bloodshed, Lion d’or de la plus récente Mostra de Venise, la cinéaste américaine s’intéresse à un autre personnage rebelle qui conteste l’ordre établi.

« J’ai connu beaucoup de personnes courageuses dans ma vie, mais personne comme Nan Goldin », a déclaré la réalisatrice en recevant son prestigieux prix en septembre dernier. All the Beauty and the Bloodshed sera présenté ce vendredi dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal, avant de prendre l’affiche le 2 décembre.

La célèbre photographe américaine Nan Goldin est devenue dépendante au médicament antidouleur OxyContin après une opération en 2017. Depuis, elle combat sans relâche la famille Sackler, accusée d’avoir commercialisé ce médicament sans mettre en garde contre ses effets addictifs et d’avoir alimenté la crise des opioïdes.

Depuis deux décennies, quelque 500 000 morts, seulement aux États-Unis, sont attribuables à la surconsommation d’antidouleurs aux opioïdes et à des surdoses de ces médicaments. Nan Goldin a fondé avec d’autres militants l’organisation P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), vouée à la prévention des surdoses.

L’artiste mène avec son groupe, formé de personnes dépendantes aux opioïdes et de leurs proches, un combat de David contre le Goliath que représente la famille milliardaire Sackler. Ses manifestations ont lieu dans des endroits très symboliques, c’est-à-dire dans des musées prestigieux (le Metropolitan Museum de New York, la National Gallery de Londres, le Louvre de Paris, etc.) qui sont à la fois financés par cette famille de mécènes et qui présentent des œuvres de Nan Goldin.

« Comme mon film sur Ed Snowden, il s’agit du portrait de quelqu’un qui prend position contre des gens puissants. Mais c’est aussi un film à propos de la société de manière plus large. »

— Laura Poitras, réalisatrice

All the Beauty and the Bloodshed traite à la fois du militantisme, de l’œuvre et de la vie de Nan Goldin, qui a longtemps photographié ses amis de la contre-culture queer de Boston puis du quartier du Bowery, à New York. Travestis, poètes, écrivains, cinéastes, mais aussi quidams, prostituées ou toxicomanes des années 1970 et 1980, à une époque où un diagnostic de sida équivalait à une condamnation à mort.

« On m’a présenté Nan au milieu des années 1980, lorsque j’étudiais le cinéma. Elle venait tout juste de publier la version livre de The Ballad of Sexual Dependency », m’a expliqué cette semaine en entrevue par Zoom Laura Poitras (dont le grand-père était québécois). Les deux artistes ont pu discuter il y a quelques années, lors de la présentation de Citizenfour dans un festival de cinéma au Portugal. « Elle connaissait mon travail et je connaissais son travail. Il y avait beaucoup de respect mutuel entre nous. »

En apprenant que Nan Goldin avait commencé à filmer incognito ses manifestations militantes dans les musées contre la famille Sackler, Laura Poitras a proposé d’en tirer un long métrage. Mais lorsque la photographe s’est confiée à la cinéaste, notamment sur l’impact que le suicide de sa grande sœur a eu sur sa famille dans les années 1960, Laura Poitras a compris que son film ne serait ni un documentaire sur le militantisme de Nan Goldin ni une biographie traditionnelle, mais un objet plus flou.

« On a commencé à faire des entrevues et elle m’a confié quelque chose de très personnel, de très brut et de très profond, que je n’avais pas anticipé. C’est devenu le cœur du film. J’ai pris ça très au sérieux. Je ne voulais pas tout gâcher. J’espérais surtout être à la hauteur ! »

— Laura Poitras, réalisatrice

All the Beauty and the Bloodshed est un film que les deux artistes ont fait en collaboration, liées par une entente tacite : à tout moment, la photographe pouvait demander à la cinéaste de retirer des éléments biographiques qu’elle jugeait trop intimes.

« C’était important pour moi d’être fidèle à son propos et à son expérience, précise Laura Poitras. Nous avons fait plusieurs entrevues. Je reste la réalisatrice du film, j’ai eu le dernier mot, mais je n’aurais rien gardé au montage qui puisse la mettre mal à l’aise. Il y a plusieurs sujets délicats : sa sœur, mais aussi son propre travail du sexe. »

Laura Poitras a aussi bien sûr documenté le combat militant de Nan Goldin, au moment où il a commencé à porter ses fruits. En mars 2021, la famille Sackler a accepté de payer 4,28 milliards de dollars américains dans le cadre d’un plan de sortie de faillite de la société pharmaceutique Purdue, qu’elle détenait et qui a commercialisé l’OxyContin.

Nan Goldin et ses alliés n’en sont pas restés là. Ils ont continué à exiger que les musées refusent l’argent de la famille et retirent le nom Sackler de leurs collections et de leurs édifices. Au même moment, la photographe a remarqué qu’elle était surveillée chez elle par un détective privé, et des menaces de poursuites sont arrivées.

Laura Poitras a-t-elle craint de ne pas venir à bout de son film, en raison des menaces de poursuites de cette famille milliardaire ? « Chaque film comporte un type de risque différent, dit la cinéaste, qui a aussi réalisé des documentaires sur l’occupation de l’Irak et sur Julian Assange. J’ai eu la chance, lorsque je faisais mon documentaire autour de l’Agence de sécurité nationale et d’Edward Snowden, d’avoir des conseils juridiques pro bono. Il y a beaucoup de gens qui trouvent que ces histoires doivent être racontées et qui croient en l’importance du journalisme engagé. »

Elle se dit très fière de son nouveau film, plébiscité à Venise et porté par deux femmes qui n’ont pas froid aux yeux. « Nous sommes assez intenses toutes les deux, dit-elle en riant. Je crois que joindre nos forces a permis de créer quelque chose d’assez puissant. Je suis sûre que lorsque les Sackler ont su que nous allions faire le film ensemble, ils n’ont pas dû être ravis ! »

All the Beauty and the Bloodshed sera présenté au cinéma Cinéplex Odéon Quartier Latin ce vendredi soir à 20 h 15, dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal. Le film sortira en salle le vendredi 2 décembre.

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